Hallucinations Collectives 2024 – Le bilan

Il paraît qu’il a fallu sept jours au gars du dessus pour créer le monde. Il en a fallu autant à l’équipe des Hallucinations Collectives pour façonner un tout autre monde, bien plus intéressant et stimulant celui-là. C’est le lieu commun de chaque nouvelle édition de ce festival lyonnais que l’on ne cessera jamais de suivre – voilà d’ailleurs une promesse gravée parmi tant d’autres sur nos propres tables de la loi. Et quand bien même les inégalités de jugement n’ont pu que persister au gré des projections de cette nouvelle édition, la satisfaction reste toujours la même : celle d’avoir su absorber un « ensemble » très varié au lieu d’avoir savouré une « portion » très ciblée – la différence reste à nos yeux des plus fondamentales. Ainsi donc, si la compétition longs-métrages fut hélas particulièrement frustrante (ce qui arrive en général une année sur deux), le reste de la sélection, des rétrospectives traversées aux curiosités dévoilées, auront fait un quasi sans-faute pour parachever un énième panel des possibilités infinies de ce cinéma « autre » que l’on chérit tant. Le retour des visages familiers des Hallus et l’arrivée de nouveaux cinéphiles aventuriers prompts à enchaîner ce puissant marathon de péloches inhabituelles auront de leur côté fait figure de traditionnelle cerise sur un gâteau bien décoré. Tout cela pour dire qu’une fois de plus, le changement dans la continuité aura su s’incarner sur l’écran sans que les Hallus ne perdent une once de ce qui forge leur identité et leur richesse. Et c’est suffisant à notre bonheur. Si cette très solide 17ème édition aura donc rempli brillamment son contrat, on ose à peine imaginer ce que sera la prochaine, sensée refléter l’entrée dans l’âge de la maturité – espérons surtout un gage d’immaturité pour voir notre festival favori rester dans les rails de sa belle évolution exponentielle au fil des années. Mais trêve de considérations subjectives, l’heure est désormais au récapitulatif de ces sept journées de festivités, cuisinées et épicées comme il se doit. Bonne lecture !


Concrete Utopia (Um Tae-hwa)

JOUR 1 : ÉPICENTRE

On a longtemps estimé, depuis son retour en grâce au début du troisième millénaire, que le cinéma coréen avait désormais chopé la première marche du podium – et ce n’est pas le carton planétaire de Parasite qui allait contrer ce point de vue. Reste que, comme tout système cinématographique soumis à une logique industrielle sous l’effet du succès, les « sous-produits » n’ont pas tardé à pointer leur pif au pays du Matin Calme, laissant apparaître la normalisation, voire la crise créative, sous les apparats d’une production rentre-dedans. S’il est loin de tutoyer le bas du panier, Concrete Utopia exhibe à son tour un nouveau signe de cette tendance. On ne met en effet pas plus de vingt minutes à déceler sous ses allures de gros blockbuster local une énième relecture de Sa majesté des mouches, solide en matière de tension et de mise en scène mais inégalement convaincante quant à ses ressorts scénaristiques. Pour résumer l’affaire, après qu’un énorme séisme ait transformé Séoul en un gigantesque champ de ruines, seul un bâtiment issu d’un vaste complexe immobilier tient encore debout, ce qui force fatalement ses résidents à protéger l’immeuble des sinistrés aux alentours, prêts à tout pour trouver abri et nourriture. Inutile d’argumenter sur ce qui va forcément suivre (isolement sociétal, autocratie prégnante, chasse violente aux squatteurs « étrangers », divisions internes, rébellion amplifiée…) car la vraie question qui se pose réside ailleurs : si Séoul n’est plus un espace vivable, pourquoi ses habitants ne prennent-ils pas la poudre d’escampette hors de la ville, là où les ressources devraient en principe rester abondantes ? C’est ainsi que le film d’Um Tae-hwa s’enferme sans réelle pertinence dans un canevas de thriller oppressant en vase clos, certes politiquement fort – et même assez pince-sans-rire – sur les divisions sociales et le retour des instincts primaux, mais peu crédible au vu de l’environnement visualisé. Un effet qui ira même jusqu’à se prolonger dans la conclusion, forcément pessimiste mais que l’on taira malgré tout, et qui nous laisse à penser que le percutant The Divide de Xavier Gens, basé sur le même principe de division et de survie, avait visé infiniment plus juste en se limitant à un cadre de huis-clos sans oxygène et sans espoir. Au moins, l’étude de caractères qui semble exclusivement intéresser Um Tae-hwa tient très bien la route, et ce au travers de malins flashbacks qui viennent fréquemment relancer les dés du récit et enrichir le tout par des sous-intrigues sujettes à quelques surprises narratives – on retiendra surtout celle centrée sur le très ambigu personnage de délégué joué par Lee Byung-hun. Rien de mémorable en soi, mais assez pour assurer un bon grand huit de violence et de virulence, et ainsi entamer cette 17ème édition des Hallus sur les chapeaux de roues.


Une journée bien remplie (Jean-Louis Trintignant)

JOUR 2 : MORT AUX CONS !

Réalisateur plutôt qu’acteur : ce fut depuis toujours le souhait initial de Jean-Louis Trintignant. Mais après une vingtaine d’années à élever l’actorat au rang d’art majeur chez les autres, le plus grand acteur de sa génération a su concrétiser son grand rêve. Pour quel résultat ? Tout sauf un produit de commande timoré, même pas un film de genre codifié jusqu’à l’usure, et encore moins une énième adaptation d’on ne sait pas quoi torchée par on ne sait quel débutant sans vision singulière. Le bagage technique, le regard ironique, le ton caustique : cette trinité-là, l’acteur culte de Z l’a eue pour ses débuts derrière la caméra, au point de signer l’un des plus grands ovnis de la production hexagonale. Savoir que Jean-Jacques Beineix (Diva) fut assistant-réalisateur sur Une journée bien remplie n’étonne d’ailleurs guère, tant lui et Trintignant partagent un indiscutable goût commun pour les ruptures de ton, les cassures narratives, les singularités les plus kamikazes et surtout le bizarre au sens large. On en prend le pouls dès son ahurissante scène d’ouverture sur une grue qui fait boire la tasse avec insistance à une voiture dans un marais camarguais, un peu comme un flic ripou appuierait la tête d’un criminel au fond d’un lavabo pour le faire parler – c’est en tout cas l’analogie qui saute aux yeux en voyant la scène. Et ce n’est que le premier d’une longue série de meurtres toujours plus insolites, commis dans un ordre bien précis par un boulanger avide de vengeance qui traverse tout le Gard sur une moto (avec sa mère dans un side-car !). Tout au long de cette « partie de campagne » se mêlent diverses variations décalées sur la fausse innocence des honnêtes gens, l’engrenage fatal de la vendetta et le poids destructeur du passé familial. Mûrement réfléchi dans ses cadres, limpide de A à Z grâce à une image qui bannit le dialogue bouche-trou, riche d’une bande-son qui alterne les sonorités synthétiques avec des morceaux de Bach et de Wagner, ce film qui ne ressemble qu’à lui-même signait bel et bien la naissance d’un grand cinéaste, lequel ne renouvela hélas l’essai qu’une seconde fois en 1976 avec Le maître-nageur. Quand à la prestation géante de Jacques Dufilho, elle prouve surtout à quel point le futur interprète de Pétain n’a jamais autant brillé dès lors qu’on lui donnait l’occasion d’incarner le parfait grand écart entre le fou inquiétant et l’ange du bizarre.

Tous les cinéphiles sont au courant de la petite histoire : c’est après avoir vu If… quatre fois que Stanley Kubrick fut convaincu que ce jeune acteur débutant du nom de Malcolm McDowell serait l’acteur parfait pour incarner Alex dans Orange mécanique. Et il est vrai que dès sa première apparition à l’écran, le visage semi-camouflé de l’acteur (avec écharpe sur la bouche et fédora sur la tête) offrait déjà un regard transperçant, du genre à nous faire comprendre à quel point l’arrivée de ce jeune individu allait bousculer l’ordre établi dans ce collège privé d’Angleterre. Un acteur-né qui en imposait déjà avec presque rien, symbole incarné d’une jeunesse tourmentée et ivre de liberté – on peine à résister à l’envie de lire les futures exactions criminelles des Droogies du monument kubrickien comme une sorte de retour de bâton. En l’état, c’est peu dire que le film de Lindsay Anderson a marqué son époque. Nous étions alors en 1968, et même si la Perfide Albion n’avait pas vécu un séisme sociétal assimilable au nôtre la même année, la contestation étudiante n’a pas eu à traverser la Manche pour prendre racine chez les amateurs de sauce à la menthe. If… montre bien qu’elle était déjà là, prête à se réincarner en résistance armée contre un système british à fond dans le rigorisme 100% pur jus et l’embrigadement de masse de sa jeunesse. Que sa Palme d’Or – décernée un an plus tard par le jury cannois de Luchino Visconti – ait été un geste politique ou pas importe peu, car le film en a toujours autant sous l’uniforme pour valider l’expression « no future », opposant une jeunesse subvertie par leur élans libertaires à des mentors pervertis par leurs dogmes sociétaux. Moins proche du Scum d’Alan Clarke que du Zéro de conduite de Jean Vigo, ce premier volet d’une trilogie officieuse poursuivie avec Le Meilleur des mondes possible et Britannia Hospital (le protagoniste reste toujours le même) sait choisir son camp et ses armes. Les dialogues claquent comme des gifles, les sujets jugés « provocateurs » sont traités de plein fouet (dont l’éveil homosexuel et la dimension sadomasochiste des rapports humains), et les institutions locales, de l’armée et la religion en passant par la famille, sont privées de gilet pare-balles. Bon, l’alternance un peu gadget de la couleur et du noir et blanc frise peut-être l’artifice godardien mal dégrossi, mais cet appel à placer l’imagination au pouvoir, le tout infusé aux esprits du punk et du mouvement hippie, passe encore comme une lettre à la poste. Another brick in the wall of revolt…

Les festivités de la compétition longs-métrages ont démarré comme souvent aux Hallus, à savoir par de la péloche bien énervée qui tâche… et par des festivaliers surchauffés qui se sont finalement pris une douche froide. Pourtant, c’est peu dire que le québécois Wake Up, mis en boîte par un trio amateur de films de genre estampillés 80’s, avait de sacrés arguments à faire prévaloir. En gros, imaginez une quinte flush d’activistes environnementaux armés de fusils de paintball, désireux de s’incruster la nuit dans un magasin Ikea pour en saloper tous les rayons, qui vont tout à coup se retrouver face à un gardien de nuit massif, instable et bien décidé à leur faire passer la pire nuit possible. Et imaginez maintenant qu’en lieu et place de cette version slasher de Nocturama, on vous balance en pleine tronche un affrontement pas si vénère que ça, avec des personnages qui, d’un côté comme de l’autre, ont l’air de concourir pour la Palme de la stupidité. A ma gauche, des activistes caractérisés en mode The Green Inferno, prétendant vouloir protester contre l’exploitation des ressources planétaires par les grands fabricants de mobilier, mais surtout motivés à l’idée de faire du clic et du buzz sur les réseaux sociaux en frimant comme des youtubeurs de bas étage. A ma droite, un gros malabar à la respiration sourde, combinant le talent d’un MacGyver survivaliste avec le look d’Alfred Petit, qui voit dans cette intrusion les moyens de mettre à profit sa psyché primitive de prédateur qui voit toujours l’Autre comme une proie dangereuse à éliminer. Au milieu de tout cela, des meurtres sanglants qui se ressemblent presque tous (l’usage systématique d’une lance peine à dynamiser l’ensemble), des personnages qui se vident de leur sang pour tout à coup réapparaître en pleine santé un quart d’heure plus tard (!) et un final plus proche d’un ersatz de Destination finale où l’on charge les rayons du magasin avec tout un tas de pièges sadiques qui ne font ni rire ni frémir. Bilan : une caractérisation aux fraises, du viscéral sans pêche, un néo-slasher avec plein de pépins. Triste salade.

Il arrive parfois qu’aux Hallucinations Collectives, une séance un peu particulière joue les intruses au sein du Cabinet des Curiosités pour ne parler qu’à un groupe très réduit d’initiés. Et cette année-là, le « film de niche » fut assurément l’inhabituel A way to die, élaboré par Maxime Lachaud et Reivaks Timeless comme une compilation restaurée des archives filmées par John Balance et Peter Christopherson, alias les membres fondateurs du groupe Coil. Quiconque ne connaissait ni ce groupe ni ces deux bonhommes n’a pas manqué de se sentir bien démuni face à cette projection dépourvue de tout linéarité narrative, combinant toutes sortes de propositions arty avec une forte prédominance pour la performance homoérotique et les citations d’auteurs subversifs (de Jean Genet à J.G. Ballard en passant par Derek Jarman et Georges Bataille). A l’exception de quelques effets/perspectives intéressantes d’un point de vue strictement expérimental et d’une poignée de relectures intrigantes (dont une reprise queer du fameux Tainted Love de Soft Cell), on avoue ne pas trop bien savoir quoi extraire de ce best-of visiblement monté à l’aveugle, épicé ici et là de scènes franchement limites d’auto-scarification, pratiquées par une sorte d’éphèbe néo-nazi sur fond de sonorités plus crispantes qu’autre chose. On imagine que la chose, plus creuse et lassante qu’habitée et perturbante, aurait eu plus d’impact et de résonance pour accompagner un quelconque concert de noise music. C’est probablement ce qu’a dû penser un spectateur aussi irrespectueux qu’imbécile, lequel n’a pas tardé à gigoter comme un dingue au bout d’un quart d’heure en réclamant à corps et à cris que l’on monte le son au maximum – une attitude qui lui a valu une éjection en bonne et due forme de la salle sous les huées amplement méritées des autres festivaliers.


La maison aux fenêtres qui rient (Pupi Avati)

JOUR 3 : RIEN D’HABITUEL

Sa présentation par l’indispensable Eric Peretti nous a fait un peu fait cogiter pendant la projection : faut-il réellement rattacher le film le plus célèbre de Pupi Avati au registre du giallo ? Disons que si les codes du genre sont globalement respectés, c’est leur ordonnancement narratif mais aussi leur relecture qui créent le doute. Premier bon point, donc, pour un authentique film culte qui rejaillit aujourd’hui dans une splendide restauration, peu avant sa ressortie en Blu-ray chez Le Chat Qui Fume. Ce qui ne nous empêche pas de trouver pas mal à redire sur ce qui fut présenté comme une œuvre soi-disant marquante et hautement terrifiante, voire comme un classique défiant Mario Bava et Dario Argento sur leurs propres terres – n’exagérons rien. Narrant comment un jeune peintre, chargé de restaurer la fresque de l’église d’un petit village de l’Italie rurale, se confronte à une communauté peu hospitalière et soudée par une étrange loi du silence, La maison aux fenêtres qui rient peut se prévaloir d’user d’un cadre ensoleillé et endormi tel que la province de Ferrare (la région Est de la plaine du Pô) pour élaborer une sorte de théâtre de l’horreur sous cloche, où les imparables « cadavres cachés dans le placard » conduisent une âme innocente à tomber tête la première dans un piège machiavélique au possible. Dès la scène de supplice qui accompagne le générique de début, le spectateur est d’ores et déjà mis sur ses gardes, invité à rester le plus alerte possible au sein d’une narration volontairement calme. Sauf qu’à mesure que le protagoniste voit ses repères s’effondrer à la queue leu leu, l’intrigue déraille moins qu’elle enchaîne les temps morts, notamment au travers d’une love-story bancale avec une jeune institutrice. On se retrouve ainsi devant un film qui accélère son crescendo dans l’horreur en se privant lui-même de toute audace baroque ou symbolique, ne comptant dès lors que sur sa peinture frontale d’une campagne italienne hantée par d’horribles secrets. Des secrets qui, une fois révélés, peinent à susciter autre chose qu’un désintérêt profond tant on les sent venir à deux kilomètres – pure question de familiarité avec les codes du genre. Pour tout dire, quand bien même il semble avoir beaucoup joué dans le culte entourant le film, le coup de théâtre final nous a même donné envie d’éclater de rire. Ce qui n’est pas forcément bon signe.

Ce fut très certainement la séance qui a pris tous les spectateurs des Hallus à contre-pied. Présenté comme l’indispensable séance documentaire de la sélection mais aussi incrusté avec malice dans la thématique « Haro sur l’autorité ! », L’armée de l’empereur s’avance se base a priori sur un postulat et un dispositif on ne peut plus simples, consistant à suivre le combat d’un soldat vétéran japonais de l’armée impériale japonaise déterminé à faire la lumière sur la mort de ses deux compagnons d’armes en Nouvelle-Guinée durant la Seconde Guerre mondiale. Mais là où l’affaire aurait pu se traduire à l’écran par un banal défilé d’interviews à la Claude Lanzmann, c’est la personnalité même du soldat en question qui suffit à susciter un monstrueux effarement d’un bout à l’autre. Car l’homme n’est autre que Kenzô Okuzaki, auteur passé d’une tentative de meurtre contre l’empereur nippon et d’autres cadres de l’armée, qui sillonne l’archipel au volant d’une camionnette customisée et couverte de tracts subversifs. Tout sauf un modèle de tempérance, en somme, et parfois même si prompt à chercher des réactions fortes (quitte à les provoquer lui-même en brutalisant impulsivement ses anciens officiers !) que son attitude en vient à activer une réflexion profondément contradictoire sur l’éthique et le devoir de mémoire. Riche et tordu sous ses atours concrets, ce documentaire unique en son genre enchaîne les scènes édifiantes comme des perles à force de coller aux basques de son protagoniste archi-ambigu, qui use d’une propension revendiquée à la violence et de procédés hautement discutables (comme de faire passer ses proches pour la famille des deux disparus lorsque celle-ci refuse de le suivre dans sa croisade !) là où Michael Moore se montrait en général cordial dans ses échanges et pince-sans-rire dans le ton. On ressort de là en se posant mille questions sur le sujet au sens large (l’individu et le propos), tout en admirant le principe de mise en scène du documentariste Kazuo Hara, réputé pour son travail sur les concepts d’obéissance et de rapport à l’autorité qui le poussent ainsi à se placer à distance tout en responsabilisant ceux qu’il filme – une position qui honore à merveille le principe même du documentaire. Apprendre que ce film fut en outre un projet initialement pensé et entamé par le grand maître Shōhei Imamura ajoute encore à sa valeur.

Ceux qui avaient eu la chance de découvrir J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin à sa sortie en salles en 2019 ont sans doute encore en mémoire tout ce que cette magnifique proposition de cinéma avait su offrir, tant en termes de puissance poétique que d’aptitude à explorer la fragilité du rapprochement distanciel entre les êtres. Se rendre à la projection de Pendant ce temps sur Terre avait été fait avec un minimum de préparatifs. D’abord parce que le passage du film d’animation au (presque) film en prises de vue réelles induisait forcément de la part de son réalisateur des différences réfléchies en amont sur le traitement tantôt narratif tantôt graphique. Ensuite parce que le spectre de la redite était à exclure d’entrée, histoire de ne pas se retrouver avec des attentes faussées. La déception fut pourtant à la hauteur des attentes, mais pas pour les raisons que l’on croit. Sans que l’on sache si c’était voulu ou pas, Jérémy Clapin n’a pas su choisir entre la répétition et la nouveauté, au point que sa fable de science-fiction finisse par ressembler à un gros claquage. Le pitch est familier, car de nouveau amorcé par le dialogue entre deux personnages séparés : ce qui était autrefois un rapprochement intime via un interphone et le voyage d’une main coupée vers son jeune propriétaire se traduit ici par une sorte d’écouteur organique, reliant une jeune infirmière à son frère astronaute disparu au cours d’une mission spatiale et qu’une forme de vie extraterrestre prétend pouvoir ramener sur Terre en échange d’un « prix à payer ». Ce qui rend l’histoire branlante (au mieux) ou imbitable (au pire) tient dans les partis pris de Clapin pour crédibiliser son enjeu de dialogue explicite entre deux mondes. Pour schématiser sans trop spoiler, il est question d’une héroïne rebelle (Megan Northam, vue dans Les Passagers de la nuit), d’un chemin à suivre, d’un arbre à déraciner, d’une écorce sur laquelle il faut marcher et de « sacrifices » à définir. Comment tous ces éléments prennent chair au gré de l’intrigue ? Un peu à la hussarde, à vrai dire, parce que balancés comme ça, sans symbolique claire ni idée esthétique pertinente, et ce jusqu’à une scène finale qui, au lieu d’ouvrir sur des points de suspension scénaristiques, se contente de clore le récit sur un flou inachevé. On retrouve certes ici et là de magnifiques places musicales encore signées Dan Lévy, ainsi que certaines percées poético-planantes qui renvoient à ce que J’ai perdu mon corps avait parfaitement concrétisé, mais la sauce ne prend hélas quasiment jamais, Clapin échouant d’un bout à l’autre à donner du crédit à sa fable métaphysique. Le Simple mortel de Pierre Jolivet peut dormir tranquille.

Doit-on vraiment tomber de notre chaise en apprenant qu’un cinéaste comme Wes Craven, éternellement aigri vis-à-vis du milieu puritain du Midwest dans lequel il a grandi, ait pu faire un détour par le cinéma X au début de sa prolifique carrière ? Il suffit de se renseigner sur le vécu intime du bonhomme et sur sa culture profondément érudite et contestataire pour y glaner quelques signes de logique, et s’apercevoir ainsi que The Fireworks Woman (ici présenté dans un montage réellement inédit !) n’a rien d’une parenthèse vite refermée. Quand bien même le roublard mais sympathique documentaire Inside Deep Throat avait révélé en 2005 que le créateur de Scream avait donné dans le porno sous pseudo – un effet secondaire du carton cosmique de Gorge profonde en 1972 – pour payer ses factures, cette récréation X casée entre La Dernière maison sur la gauche et La Colline a des yeux a beaucoup de choses à révéler sur son auteur. D’abord parce qu’a contrario de la fibre hédoniste du porno-chic propre aux 70’s, le résultat se fait surtout baroque, cruel, sensiblement paradoxal, en se teintant ici et là de perspectives oniriques très Craven dans l’âme qui font de la noirceur humaine le corollaire immédiat de l’hédonisme hippie de l’époque – impression renforcée par cette intro-choc sur une fête champêtre qui vire au feu d’artifices partouzeur. Ensuite parce que l’intrigue elle-même, centrée sur le lemon incest d’une sublime nymphomane prise d’une passion dévorante pour son curé de frangin, explicite encore plus le regard critique de Craven sur la famille et la religion comme terreaux de déviance et d’hypocrisie. Enfin parce que sa maîtrise technique détonne au sein d’un genre trop souvent qualifié de « mineur » : ambiance poétique et crépusculaire que viennent alimenter de superbes contre-jours, montage antichronologique qui épouse la psyché écartelée de ses protagonistes, usage lyrique du Canon de Pachelbel sur une scène de fellation. Le tout sous l’œil taquin de Craven himself, intervenant souvent à l’écran dans un rôle de barbu flippant et omniscient. Les cinéphiles les plus pointus pourraient même, avec un œil attentif, y dénicher des détails affichant mine de rien les prémices de L’Emprise des ténèbres et du Sous-sol de la peur… Pour toutes ces raisons-là, The Fireworks Woman, film tabou qui ébranle son spectateur au lieu de l’inciter à se branler, peut se targuer d’être encore aujourd’hui l’un des meilleurs films de Wes Craven. Sans rire.


Themroc (Claude Faraldo)

JOUR 4 : WHAT A WTF WORLD !

Cette journée des Hallus fut celle où la terre a tremblé, où la révolte et l’absurdité se sont imprimées comme jamais sur l’écran pour nous faire quitter la stratosphère. Et elle commença avec du (très très) lourd. En l’état, il y a tant de choses à dire sur cet extraordinaire ovni qu’est Themroc. De ce projet collaboratif mettant à profit une grande majorité des acteurs du Café de la Gare (dont Coluche, Miou-Miou et même Patrick Dewaere qui fut ainsi repéré par Bertrand Blier pour jouer dans Les Valseuses un an plus tard) se dégage encore un fort parfum de ras-le-bol généralisé et dévastateur, né dans les années 70 et marqué par elles, où la pression sociale liée à l’effet « métro, boulot, dodo » se traduit par le rejet radical du consumérisme et le retour au primitivisme. D’où ce personnage de « mouton suiveur » joué par un ahurissant Michel Piccoli, semant la panique autour de lui après avoir été réprimandé par son patron et s’enfermant chez lui en reconfigurant sa chambre comme un homme de Cro-Magnon arrangerait sa grotte. Prenant comme personne le pouls du choc monétaire français qui fit flamber les prix et le chômage au début des 70’s, Claude Faraldo ne prend pas de gants dans sa peinture contestataire vis-à-vis de l’autorité, le poème barbare et subversif qu’il met en scène cumulant en effet à peu près toutes les audaces possibles et inimaginables. D’abord le choix d’un langage non articulé à base de grognements et de borborygmes, rendu parfaitement intelligible en raison de la situation et du contexte. Ensuite la virulence avec laquelle le cinéaste aborde et traduit tels des doigts d’honneur au système tout ce qui constitue les tabous les plus forts de nos sociétés occidentales, de l’inceste jusqu’à l’anthropophagie (scène anthologique d’une « orgie de poulet » avec un CRS cuit à la broche !). Enfin l’absence de solution ou d’explication qu’il ne cesse de revendiquer dans son approche d’un système croissant d’action/réaction, ce qui suffit à en faire le vecteur d’un malaise social tout à fait universel – le film reste plus actuel que jamais sur la peinture du patronat et du chaos ambiant né de la frustration. On pourrait en rajouter encore sur les autres caractéristiques qui laissent bouche bée, comme ce générique de début dessiné à la manière d’un graffiti punk (on dirait un peu celui de Bernie) ou ce passé de soldat SS qui entoure le coproducteur du film, mais cela ne servirait à rien : cette stupéfiante fable philosophico-libertaire est de ces ovnis dont le seul visionnage parle à notre place.

On mettrait notre main à couper que Fabrice Du Welz, cinéaste belge travaillé par la question de l’amour comme source de folie irréversible (revoyez Calvaire ou Vinyan), ne se remettrait jamais de la découverte du meilleur film de Jean-Gabriel Albicocco. Honni à sa sortie en 1969 par les curés de Télérama, exhumé il y a longtemps par Jean-Pierre Dionnet au détour de ses précieux cycles cinéphiles sur Canal+, et aujourd’hui enfin restauré et promis à une ressortie en Blu-ray chez l’éditeur Le Chat Qui Fume, Le Cœur fou valide au centuple cette lecture selon laquelle un vrai trésor du 7ème Art correspond à une œuvre dont l’existence et l’emplacement ont été trop longtemps cachés et effacés sur la carte de la cinéphilie. L’avoir découvert autrefois dans une vieille copie DivX qui circulait sous le manteau avait été déjà l’occasion d’épuiser le dico des superlatifs à son sujet. Narrant comment un photojournaliste enquêtant sur son ex-épouse internée en psychiatrie devient l’alpha et l’oméga d’une pyromane égocentrique qui va l’emporter fissa dans une folie passionnelle sans issue, le film d’Albicocco met constamment en corrélation le méfait incendiaire et le feu de la passion tout au long de la fuite en avant de ses deux amants terribles (joués par Michel Auclair et l’inoubliable Eva Swann). Comme contaminé par la maladie d’amour qu’il met en scène, le film impose son caractère abstrait comme un virus qui incite son audience à se laisser porter par un tourbillon pulsionnel sans commune mesure. Argento et Zulawski ne sont d’ailleurs jamais loin dans ce déferlement de partis pris esthétiques et maniéristes, portés par une caméra sans cesse tournoyante (putain, ces plans-séquences de ouf !) et axés sur une photo à la lisière du trip fantasmagorique qui isole chaque cadre comme un vortex lumineux – il suffit de voir comment la lumière du soleil est capturée dans chacun des plans inauguraux en pleine forêt. De façon plus générale, on pense évidemment aux films d’amour paroxystiques de Du Welz, mais aussi à l’oublié Marie Baie des Anges de Manuel Pradal lorsque le couple maudit tente de s’isoler de l’horreur du monde en jouant les Robinson sur une île entourée de marais. Mais au fond, tenter des analogies ne sert à rien car Le Cœur fou n’a pas d’égal. Parfait chant du cygne d’un artiste conspué et poussé à l’exil jusqu’à mourir dans le pire cocktail d’anonymat et de misère qui soit, il brûle toujours comme un astre. Nul doute que sa future ressortie le rendra plus irradiant que jamais et marquera au fer rouge votre parcours de cinéphile.

« Le dernier arrivé est fan de Phil Collins ! »… Combien de fois a-t-on entendu (ou cité) cette réplique (casée dans le trailer du festival projeté avant chaque séance) dans la grande salle du Comoedia, et ce avant même que Steak ne soit projeté ? C’est dire à quel point ce qui fut autrefois (très mal) vendu comme « la nouvelle comédie d’Eric et Ramzy » a depuis longtemps laissé derrière lui son four en salles pour embrasser sa destinée d’ovni ultra-culte. Et la carrière de son auteur stakhanoviste Quentin Dupieux – notre Spike Jonze à nous, on insiste ! – a désormais assez tutoyé le succès pour que ses premiers essais soient traités avec respect et admiration. La découverte de Steak en DVD nous avait autrefois poussé à crier au chef-d’œuvre, et ce n’est pas cette redécouverte sur grand écran qui va changer la donne. Tout était ici réuni dès l’année 2007 pour qu’un projet maxi-suicidaire crève le plafond de l’insolite dans le tout-venant de la gaudriole camembert. Premier long de Dupieux après le moyen-métrage Nonfilm, certes, mais aussi et surtout résurrection artistique d’un tandem comique ayant enquillé cinq ans de daubes sur grand écran (ceux qui défendent Double zéro et Les Dalton, vous vous êtes trompés de site !) et conscient d’avoir tout à perdre à s’aventurer dans de l’arty impossible à « pitcher ». Or, dès son intro qui lâche d’entrée un gag très « comique troupier » avant de mixer tout à coup Elephant et Twin Peaks dans un récit totalement imprévisible, on sait que le film nous a piégés et qu’on peut jeter notre lecteur de codification à la poubelle. Nous voilà donc dans un futur qui ressemble aux années 70, plus précisément dans une France qui ressemble aux Etats-Unis, avec une bande de Chivers qui ressemble à celle des Droogies (ils sont violents, cons et buveurs de lait). Nous voici aussi dans un univers où la chirurgie esthétique est reine, sauf que jamais le film ne s’embarrasse de discours critique sur le culte du paraître. C’est que Dupieux tire avant tout profit du style comique très particulier d’Eric et Ramzy (à mi-chemin entre la confusion verbale et la pantomime burlesque), profitant sans cesse de son récit hurluberlu pour que leur seule présence fasse pencher la balance du côté d’un film d’anticipation vaguement inquiétant, pour ne pas dire d’une sorte de fantastique maboul. Décalé mais pas trop, foutraque sauf que pas du tout, Steak est drôle, très drôle même. Mais c’est sa maîtrise visuelle qui crève le plus les yeux : plans épurés et soignés, rythme qui prend son temps, bande-son morcelée à l’envi, univers qui en impose sans s’imposer, étrangeté transmutée à chaque scène. Il n’y a rien à rajouter : c’est un chef-d’œuvre insensé, lo-fi et parfaitement unique. Et pour la première manche d’un double programme consacré au cinéma absurde, c’était en tout cas un vrai beau cadeau.

La suite du double-programme ne fut hélas pas du même acabit, loin s’en faut. Au minimum, on pouvait espérer de Napoléon Dynamite – curiosité indé ultra-culte aux Etats-Unis et toujours inédite chez nous – qu’il embrasse son concept de chronique dépressive pour s’en donner à cœur joie dans la satire sans pitié et le dévissage littéral des conventions sociales d’une certaine frange pathétique de l’Amérique. Au lieu de quoi nous a été balancé sur grand écran un monument de ringardise hipster et d’humour neurasthénique dont la projection consécutive à Steak aura malgré tout permis de cibler en quoi la gestion du non-rythme propre à Quentin Dupieux sait se montrer génératrice de gags et d’étrangeté. Centré sur un nerd absolu (Jon Heder, corps d’asperge, tête de con et timbre vocal de Nicolas Cage) dont la tension artérielle n’a de cesse de contredire son nom de famille (voir le titre) et dont on suit les fausses aventures sur un peu plus d’une heure et demie, le film de Jared Hess fait foirer à peu près toutes ses tentatives de trouver un ton juste ou spécifique, allant même jusqu’à faire en sorte que son cocktail revendiqué de poésie et d’absurdité frise par instants l’outrance carabinée et nauséeuse d’un Todd Solondz. Pour faire simple, ça enfile tout un tas de fripes moches pour se donner un genre, ça se donne des claques ici et là sans savoir se battre du tout, ça s’engueule en famille pour cause de connerie chez l’un et d’incruste chez les autres (les personnages du frère et de l’oncle sont si insupportables qu’on a grave envie de les tarter pendant tout le film !), ça boit des verres entiers de jaune d’œuf (beurk !), ça tente un concours de délégués de la classe avec tout un tas de procédés puérils, ça danse super mal sur du Alphaville ou du Jamiroquaï, et ça n’a surtout jamais le génie d’un Matt Groening ou d’un Trey Parker en matière de caractérisation gratinée. Même la scène post-générique est molle à souhait ! Rien de plus à rajouter sur ce parangon d’embarras mal déguisé en antidote WTF à la morosité. Voilà en tout cas le genre de film qui nous rend encore plus nostalgique de notre découverte aux Hallus du foudroyant Detention de Joseph Kahn, lequel n’hésitait pas une seconde à pousser tous les curseurs à mille.


Inside you (Erik Sémashkin)

JOUR 5 : OUVRE GRAND LA BOUCHE !

L’incontournable séance de courts-métrages du samedi matin fut placée d’entrée sous l’angle de la prudence et de l’avertissement. En effet, le programme fut annoncé des plus corsés cette année, surtout en raison de la présence d’un court à fort potentiel polémique pour cause de sujet sensible (une relecture du célèbre mythe du Minotaure croisée avec le thème de la violence sexuelle pratiquée sur les enfants), ce qui aura amené l’équipe du festival à le caser en fin de projo, histoire que les âmes sensibles puissent quitter la salle en ayant pu profiter des autres petits films. Autant démarrer par celui-ci, signé par un habitué de la sélection annuelle du festival Mutoscope (le « petit frère » des Hallus), à savoir Nicolas Jacquet dont les précédents courts Peau de chien et Sexe faible avaient démontré une vraie prédisposition à gratter fort là où ça dérange. Avec La déchéance de l’homme-taureau, son goût d’une animation à la South Park explose là encore au grand jour mais le résultat ne suscite pas un choc du même acabit, sans doute parce que l’on avait un peu anticipé la nature de la chose. Le reste de la compétition, forcément inégal comme d’habitude, se sera montré bien plus intéressant. Le grand vainqueur de la sélection fut le premier court visionné, à savoir le québécois UWD qui explore la désolation du monde moderne sous l’angle de la performance poético-scénique – c’est vraiment très beau à voir. Si l’ukrainien Inside you provoque un rire franc avec sa retranscription animée de la digestion (de la bouche jusqu’à l’anus !), le bien nommé AAAAH ! se contente d’user de son unique onomatopée pour s’amuser du comportement des élèves d’une école primaire. Les viscéraux Juggernaut et Septichexen ont de leur côté bien plus de puissance hallucinée à revendre, le premier dans le registre kamikaze du sword and sorcery via une splendide esthétique ténébreuse, le second dans le trip dantesque et sensoriel à la Eden Log qui explore les profondeurs de l’âme humaine (ce fut notre préféré de la compétition). Rien de spécial à relever, en revanche, du foutraque G-Man : A Qixia in space qui semble s’amuser tout seul de son hommage illisible à tout ce que la culture japonaise a pu pondre en matière de kaiju et de cartoons estampillés Club Dorothée. Quant à l’infernal Drizzle in Johnson d’Ivan Li, contentons-nous juste de dire que nos orbites et nos tympans ont failli rendre l’âme à deux ou trois reprises devant tant de malaxage abusif de textures graphiques et sonores.

La journée fut même l’occasion d’une deuxième ration de courts-métrages, censée inaugurer en beauté la superbe rétrospective consacrée au très singulier cinéaste tchèque Jan Švankmajer. Et force est de constater qu’un certain cousinage s’impose entre lui et notre invité Robert Morgan, les deux hommes partageant le même goût pour une animation artisanale marquée par des obsessions d’ordre purement matériel et organique. Qu’il s’agisse de creuser les mille et un paradoxes de la condition humaine (cruauté, voracité, pauvreté, animalité, sport, obsession sexuelle, divertissement…) ou de structurer l’absurdité du monde moderne par le biais d’une animation joliment mutante, l’art de Švankmajer repose tout entier sur un art créatif visant à jouer allègrement avec la matière, quitte à façonner des objets nouveaux ou à interpénétrer différentes entités. Ce qui en découle est autant un vrai plaisir des yeux et des oreilles – quel fulgurant travail sonore ! – qu’une incarnation à la fois très pertinente et très allégorique du principe de possession – on sent que le bonhomme est animée d’une sensibilité assez subversive vis-à-vis des conventions sociales. Le seul hic à relever, aussi bien dans ces six courts-métrages que dans les deux longs-métrages découverts les jours suivants, tient dans une tendance à la redite qui pousse le cinéaste à abuser systématiquement du même effet dans une même scène – ce qui n’est pas très grave en soi parce que cohérent avec le sujet exploré. Pour une initiation à cet art animé qui n’est pas sans rappeler celui d’un certain Walerian Borowczyk, ce fut en tout cas une très belle découverte. Aucune surprise d’apprendre en outre à quel point des cinéastes comme Terry Gilliam ou Tim Burton aient déjà pu citer dans le passé le nom de Jan Švankmajer comme une précieuse source d’inspiration créatrice.

Il faut désormais s’y faire : Junta Yamaguchi est bel et bien LE cinéaste des boucles temporelles. Après que son Beyond the infinite Two Minutes ait fait des bigoudis avec nos neurones il y a deux ans de cela lors d’une séance (très) spéciale des Hallus, le réalisateur nippon investit enfin la compétition officielle avec En boucle. Nouvelle redite, rien de neuf, kif-kif bourricot ? Que nenni. Le high concept de ce nouveau long-métrage s’écarte en effet du principe d’un plan-séquence unique conçu pour combiner plusieurs espaces temporels à un instant T, et s’en va tutoyer davantage la logique de l’une des plus grandes comédies américaines de tous les temps (Un jour sans fin pour ne pas la citer), piégeant ainsi divers protagonistes – tous employés ou clients d’un hôtel situé dans le village bucolique de Kibune – dans une boucle infernale de deux minutes qui les contraint à en trouver coûte que coûte l’origine et à combiner leurs forces pour y mettre fin avant que la prochaine boucle ne s’enclenche ! Hors de question pour nous d’en révéler le pourquoi du comment, alors insistons juste sur l’absence totale de temps mort ou de surplace jusqu’au bout, vu la virtuosité avec laquelle Yamaguchi explore le moindre recoin de son décor et brise sans cesse toute sensation de routine par des voltefaces narratives à la fois imprévisibles et bidonnantes. Jubilatoire de A à Z, porté par une inventivité de chaque instant, riche de percées bien absurdes sur la condition humaine (surtout au travers d’un personnage d’écrivain franchement atteint !) et d’une histoire d’amour s’imposant peu à peu comme la colonne vertébrale de l’ensemble, cette pépite nippone avec rien dans les poches et tout dans la tête a suscité un franc enthousiasme chez les festivaliers, au point de s’imposer comme notre chouchou (notre seul coup de cœur ?) de la compétition. Même si aucune date n’a encore été fixée, sa future distribution dans les salles françaises a néanmoins été confirmée. On s’en réjouit à l’avance.

On nous a dit que When Evil Lurks de Demián Rugna était le grand film-choc de la compétition de cette année. On nous a survendu le résultat comme une grosse claque agressive et sanglante qui a enchaîné les prix dans à peu près tous les festivals similaires (de Gérardmer à Sitges en passant par le PIFFF). On nous a assuré que ça allait être sidérant de noirceur, cruel et extrême à s’en décoller la rétine, puissamment politique au-delà de son postulat horrifique. Alors on y est allé, on a vu… et on a très vite déchanté ! Quand bien même on voudrait nous faire croire à une allégorie ultra-tangible sur la situation politique de l’Argentine (jetez un coup d’œil à l’actualité…), ce récit d’un monde agricole en proie à une présence démoniaque portée sur le pourrissement des chairs (et des êtres chers !) n’évolue jamais plus loin que le simple déferlement de barbaque, dont chaque ébauche de situation horrifique se grille en moins de deux pour cause d’un découpage trop maladroit (quand on case trois fois de suite une situation anodine au sein d’une autre situation chaotique, on a tôt fait de griller en quoi l’une va déraper et influer sur l’autre !) et où la cruauté nihiliste des enjeux se voit même surlignée par des dialogues didactiques à souhait – on se croirait parfois dans un mauvais film de Jaume Balaguero ! Côté hystérie, ça lasse trop vite quand ça s’installe et ça laisse en état avancé de frustration quand ça disparaît, signe d’un rythme que le réalisateur échoue à rendre optimal. Côté casting, ça hurle quand ça ne se lamente pas, et vice versa. Et pour ce qui est du climax final, ce qui était censé porter à son plus haut niveau le degré de cruauté de ce script diabolique peine à tenir la dragée haute aux classiques du genre dont il semble vouloir fortement s’inspirer, à savoir Le Village des damnés et surtout Les Révoltés de l’an 2000 – vous pouvez donc déjà vous faire une idée très précise de ce dont il y sera question. Au fond, rien de bien folichon à extraire de ce film de possession sensé faire bondir de son siège un public de néophytes n’ayant jamais ouvert grand leurs orbites sur un film d’horreur interdit aux moins de 16 ans. Tout juste pourra-t-on louer une évidente beauté visuelle, des cadres très bien composés et un naturalisme bienvenu dans la captation de ces ruraux argentins livrés à eux-mêmes sous l’impulsion de méthodes protocolaires absurdes. En l’état, ce n’est pas suffisant pour aboutir à un film de genre mémorable, mais ça permet au moins d’éviter le ratage.

Là, on se savait prévenu à l’avance et à raison. On savait que le résultat allait être une pure hallucination collective sur pellicule, d’autant plus que notre invité Robert Morgan s’était empressé de le définir comme la plus belle incarnation sur grand écran du nom du festival. Et à la sortie de cette première étape de la Carte Blanche de ce dernier, on s’interrogeait encore, hagard et éberlué, sur tout ce que l’on venait de voir. Même en étant familier du caractère profondément WTF et déviant de certaines productions hongkongaises (dont les fameux Category III), The Boxer’s Omen défie pour le coup toute analyse critique et met carrément à l’amende le principe même de description. A tel point que l’auteur de ces lignes se sent ici dans l’incapacité de parler concrètement du fond de la chose – si tant qu’il en existe vraiment un. La seule attitude raisonnable à adopter semble encore être de faire abstraction d’une intrigue maxi-chelou (celle d’un boxeur débile poussé à virer moine bouddhiste afin de contrer une malédiction ancestrale) pour se limiter à décrire des bribes de l’expérience vécue. Un rite spirituel à base de bougies qui s’allument ou qui s’éteignent. Une dissection de chauve-souris en plastique ridicule suivie d’un festin bien dégueulasse où l’on remange ce que l’on vient de vomir (ou ce que l’autre vient de cracher par terre). Un cocktail de venin de cobra bu à la paille par trois mygales en peluche. Un sorcier vaudou maquillé comme au carnaval de Rio et encore plus hystérique qu’un cascadeur thaïlandais. Un crocodile éventré que l’on vide de ses viscères avant d’y glisser un squelette moisi rongé par les vers. Une pythie démoniaque en bikini doré qui tente d’étouffer le héros entre ses cuisses. Un moine écorché qui chie de la gouache indigo. Et plus généralement, un degré de folie (au sens large) qui explose les compteurs de la logique. Il n’y a strictement rien à extraire de sensé de ce cocktail de surréalisme coloré et démoniaque, tellement gavé jusqu’au trognon de magie noire cintrée et de monstruosités répugnantes qu’il se réincarne en carnaval grandeur nature de tout ce que le cinéma bis peut produire de plus inhabituel. Bon, certes, le dernier quart d’heure tend à rallonger inutilement le récit, mais cela n’a aucune importance. Ovni génial ou nanar à se pisser dessus ? Là n’est pas la question. C’est juste un truc à vivre, voilà tout. Et ça laisse de vilaines traces sur la psyché de tout spectateur normalement constitué.


Property (Daniel Bandeira)

JOUR 6 : D’AUTRES HORIZONS

Comme le gros choc de la compétition longs-métrages des Hallus a souvent le chic pour surgir de là où on ne l’attend pas, on avait misé quelques solides jetons sur le brésilien Property, surtout au regard de son synopsis qui titillait notre souvenir de l’éprouvant As Bestas de Rodrigo Sorogoyen. Soit l’énième cadre dégénératif sur une lutte des classes que tout le monde – en particulier nos médias réacs et opportunistes – s’acharne à cacher sous le paillasson alors même que ses signes extérieurs ne cessent de manifester à chaque carrefour. C’est ce qui se produit à nouveau dans ce thriller pressurisé dans lequel des ouvriers menacés de chômage et d’exil se confrontent à leurs propriétaires – un couple aisé de la côte Est brésilienne – au sein de leur demeure agricole. Produit et réalisé peu avant l’élection de Jair Bolsonaro en 2018 puis rangé sur une étagère jusqu’à aujourd’hui, le film de Daniel Bandeira exhibe d’entrée une charge politique bien plus féroce et affirmée que prétendait l’être celle de When Evil Lurks. Rien de bien neuf à relever sur la rupture du contrat social entre des riches paniqués à l’idée de perdre leur patrimoine et des défavorisés contraints à adopter une attitude agressive par pur instinct de survie. La montée de la tension conserve ici une progression parfaitement gérée, la réalisation s’avère sèche à gogo et l’intensité des flambées de violence doit beaucoup à un fabuleux travail de mixage sonore. Là où le bât blesse, c’est sur tout le reste. Ou plutôt sur le principal, à savoir l’incarnation du fossé entre deux catégories sociales irréconciliables. Dans ce genre de cas, il est impératif de fuir la caricature et de privilégier la nuance tout en évitant d’orienter l’identification ou l’empathie d’un côté comme de l’autre. Or, là où Sans filtre de Ruben Östlund visait toujours juste de par son irrésistible fureur satirique, Property se mange le mur en opposant des riches constamment victimisés (avec en prime une épouse sur le coup d’un trauma lié à une récente agression) à des agriculteurs oscillant entre la perversion vicieuse (surtout du côté de la vieille garde) et la bêtise intégrale (c’est toujours à cause du même individu irrécupérable que la situation, déjà difficile à régler, dégénère de façon toujours plus irréversible). En cela, le film semble choisir son camp au lieu de susciter le débat, et son plan final va carrément jusqu’à prendre des airs de punition plus que de tragédie vis-à-vis de la classe stigmatisée. Autant revoir le récent et magistral Bacurau de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles pour se confronter à une allégorie sociale infiniment plus puissante et percutante sur le Brésil d’aujourd’hui.

La Carte Blanche de Robert Morgan s’est poursuivie ce dimanche comme elle avait commencé hier (et comme elle finira le lendemain), à savoir en célébrant une trinité de films perturbants, malsains, explicites… mais surtout d’un intérêt artistique plus que limité. A croire que l’intérêt consistait à s’aventurer dans les caves les plus taboues du cinéma bis, histoire d’en extraire moins des pépites (d’or) que des cailloux (dans la chaussure). Pour cette seconde séance, on maintient que si l’invité suprême de cette 17ème édition des Hallus voulait mettre à l’honneur le grand Jess Franco (déjà honoré par le festival il y a huit ans à l’occasion d’une rétrospective), il aurait pu trouver mieux que Les Possédées du diable. Certes très explicite en matière de sexe (saphique mais pas que) et particulièrement pervers dans son schéma scénaristique, le résultat peine à s’imposer comme autre chose qu’un petit apéritif hard sans point de vue affirmé ni réelle valeur ajoutée. Enième variation cochonne sur le pacte faustien ? Nanar de facture téléfilmesque qui plonge tête baissée dans le ruisseau crypto-porno ? Pas si simple, à vrai dire. D’entrée, la réalisation étant des plus quelconques et le doublage en postproduction des plus lamentables, le sort technique de la chose est scellé. Franco n’est pas ici au mieux de sa forme, la « forme » elle-même étant visiblement mise en quarantaine au profit d’une esthétique froide, assez lâche et peu travaillée – où est la sophistication dont il a toujours fait preuve ? Et pour ce qui est de convier les figures matricielles de sa filmo, le cinéaste ibérique se montre plus généreux avec Lina Romay (presque toujours là et en général sans rien sur elle) qu’avec Howard Vernon (à peine deux minutes de présence et puis c’est tout). Certes, tout n’est à jeter là-dedans, surtout quand on est un inconditionnel de Jess Franco. Le simple fait que le film prenne place à la Grande-Motte est un indice en soi : l’architecture très spécifique de la station balnéaire héraultaise – que l’on doit à l’illustre Jean Balladur – permet à Franco de prolonger sa relecture onirique des espaces touristiques, à l’image de ce qu’il avait pu faire en topographiant la surréaliste demeure rougeâtre de La Comtesse perverse. En outre, la capture du plaisir saphique se fait ici au travers de scènes de sexe particulièrement crues (on ne compte plus ici le nombre de zooms sur des toisons pubiennes !), dont la longueur et la lenteur sont aptes à susciter un petit sentiment d’hypnose. Enfin, la chute finale, hautement perverse, participe un minimum au côté tordu de ce récit en suspension, contrant mine de rien l’effet du temps et des conventions. Ce n’est pas grand-chose, mais ce n’est pas rien.

Tout au long du cycle consacré à Jan Švankmajer, il fut souvent répété que les films de l’intéressé n’étaient pas surréalistes en soi mais d’authentiques films réalistes dans lesquels l’absurde et le surréalisme s’incrustent pour mieux en revisiter (ou en bousculer) les conventions. C’est ce qu’il convenait vraiment de retenir durant la découverte des Conspirateurs du plaisir, film fantastique incrustant des fulgurances animées dans un ensemble en prise de vues réelles. Rien de mieux pour évoquer la sexualité zarbie et les fantasmes fétichistes de six personnages préparant eux-mêmes d’étranges accessoires et dispositifs érotiques prompts à satisfaire leur libido. On s’en voudrait de les révéler au grand jour (mieux vaut les découvrir en regardant le film !), mais signalons juste que l’un d’eux, probablement le plus dingue de tous, a su parler à votre serviteur, fanatique parmi tant d’autres du Vidéodrome de David Cronenberg. Cette ode à la transgression et à la quête du plaisir sous toutes ses formes les plus libertaires a certes valeur de manifeste, mais s’interdit toute forme de discours didactique tant la puissance symbolique des images de Jan Švankmajer exprime ce que les mots seraient incapables de servir convenablement. Nouvelle preuve en tout cas de la folle inventivité d’un grand artiste pour qui le principe de résistance à la normalité rejoint la philosophie première de nos Hallus adorées.

C’était probablement la séance la plus attendue de la compétition. Pas seulement en raison de l’approbation récente de Stephen King et de Kevin Smith (ce dernier allant carrément jusqu’à nous vanter un extraordinaire croisement entre Rosemary’s Baby et Network !), mais parce que les échos dont il faisait l’objet, mêlé à un concept de found footage adapté au format d’un show télévisé des années 60, promettait une expérience de cinéma stimulante, voire même peut-être inédite dans le meilleur des cas. Applaudi par une salle bondée et primé en bout de course par le Grand Prix du public, Late Night with the Devil a en tout cas très bien rempli son objectif sans aller jusqu’à s’incarner en proposition de cinéma supérieure au tout-venant. Narrant comment une émission télévisée drivée par la quête éperdue d’audimat vire au cauchemar incontrôlable le soir d’Halloween en invitant sur son plateau une gamine possédée par le diable, le film de Cameron & Colin Cairnes joue plus qu’allègrement avec les codes de la reconstitution d’époque et l’entrecroisement des supports d’images pour construire un amusant divertissement horrifique basé sur une montée en crescendo très maîtrisée. Par un jeu d’allers-retours entre le plateau (en couleur pendant le live de l’émission) et les coulisses (en noir et blanc pendant chaque coupure pub), le résultat réussit même à créer un effet de distanciation ironique identique à celui suscité par les deux premières réalisations de George Clooney (Confessions d’un homme dangereux et Good night and good luck). Mieux encore : en ajoutant pendant l’émission des personnages censés contrer ou influer sur son déroulement (en l’occurrence un larbin chauffeur de salles et un pro pédant de la chasse au charlatanisme), il se paie même le luxe de faire pleuvoir mille potentialités de décalage foutraque sur la tête de son pauvre présentateur veuf (David Dastmalchian, aperçu dans les très récents Dune et Suicide Squad). Au vu de tout cela, pourquoi le film peine à s’élever au-delà de son concept ? Peut-être parce qu’il ne se renouvelle que trop peu sur la durée. Peut-être parce qu’il nous cale pépère dans nos pantoufles sans réellement chercher à nous bousculer. Et aussi peut-être parce qu’il n’est pas aussi délirant qu’il aurait pu l’être – on sent parfois les réalisateurs armés d’un premier degré un poil trop prononcé. Mais en l’état, ce solide film de festival qu’est Late Night with the Devil tient tout à fait la route pour garantir une soirée ciné très amusante… Et tout de suite, une page de pub… Euh non, pardon, pas de pub…

Quand bien même l’auteur de ces lignes avait conservé un très chouette souvenir de Tank Girl suite à un obscur visionnage en VHS durant les années 90, il faut bien avouer que cette redécouverte sur grand écran nous aura fait lire et entendre tout et n’importe quoi sur le portnawak suicidaire de Rachel Talalay. Laissons l’équipe du festival s’acharner à vouloir à tout prix l’opposer au récent carton rose bonbon de Greta Gerwig pour la Palme de l’icône du girl power sur grand écran. Inutile même de priver de leur coke une poignée de cinéphages convaincus de lire l’héroïne jouée par Lori Petty (oui, le love interest de Keanu Reeves dans Point Break !) comme une sorte de fusion discount entre Furiosa et Harley Quinn – ce qui n’est d’ailleurs pas faux en soi. Personne n’aura raison ou tort sur telle ou telle façon d’appréhender le machin, tant cette adaptation très light d’une BD très destroy par la réalisatrice du seul mauvais épisode de la saga Freddy rejoint aisément Buckaroo Banzaï de W.D. Richter et Super Mario Bros du duo Morton/Jankel au Panthéon des blockbusters schizo-bigarrés. On s’imagine savourer un ersatz girly de Mad Max sur une Terre post-apo désertique où une punk à tank mène la résistance contre un despote psycho, mais on a surtout droit à un pré-Postman en mode queer et trash metal qui part joyeusement dans tous les sens. A vrai dire, on se pose plein de questions en savourant Tank Girl. Pourquoi iconiser des tanks en gros engins phalliques qui crachent des cannettes de bière ? Pourquoi Iggy Pop joue-t-il une « face de rat » ? Pourquoi déformer l’image en cadrant des soldats-kangourous mutants maquillés par Stan Winston ? Pourquoi ça pète de partout comme chez Michael Bay ? Pourquoi Naomi Watts est-elle brune ? Pourquoi ces transitions animées par de gros zooms/décadrages sur des cases de BD ? Pourquoi ce hors-sujet nonsensique sous forme de musical sorti du cul de Ken Russell ? Il nous faudrait plus que ce bilan entier pour recenser tous les débordements WTF et les trous d’écriture du bazar, mais l’anarchie archi-tapageuse qu’il exhibe non-stop, alliée à un montage clippesque et à une BO 100% grunge (merci Joan Jett et Courtney Love !), sait nous coller une banane maousse sur la tronche pendant une heure trois quarts. Au final, on n’a toujours pas pigé pourquoi c’est cool… et c’est finalement ça qui est cool. On lance donc un appel à tous les éditeurs courageux : sortez cette perle en Blu-ray, par pitié !


Démence (Jan Švankmajer)

JOUR 7 : MANGE TES OEUFS ET TES MORTS

Le lundi de Pâques, c’est toujours un rite de provocation fièrement assumé par notre festival préféré. Pendant que les uns s’en vont célébrer la supposée résurrection d’un type accroché au clou (sans se demander une seule seconde si c’est scientifiquement plausible) et que les autres se goinfrent d’œufs en chocolat qu’ils sont allés ramasser dans le gazon (sans se demander une seule seconde si ce n’est pas en soi un gros risque de diabète), le public des Hallus préfère s’enfermer dans une salle obscure pour aller savourer du gros cinéma qui tâche. Au programme de ce jour béni : du blasphème en veux-tu en voilà, un bébé décapité par accident, des innocents démembrés à la scie et de la stop-motion à haute teneur psychanalytique. On avait espéré très fort qu’aucun spectateur bigot ne se soit aventuré à la projection matinale de Démence (également connu sous le titre Les Fous), ultime porte ouverte sur l’imaginaire de Jan Švankmajer mais surtout parangon de subversion baroque et sadienne à faire tomber en syncope une horde de grenouilles de bénitier. Entre un scénario reliant les écrits d’Edgar Allan Poe et du marquis de Sade, un récit initiatique et pessimiste qui revisite la condition humaine en une cauchemardesque séance de psychanalyse (avec le très grimaçant Jan Tříska dans le rôle du marquis pervers), et une scène de messe noire presque aussi forte que celle des Diables de Ken Russell, il y avait de quoi bouffer pour nous sonner joyeusement les cloches dès le réveil. Le point faible de la chose aura mine de rien résidé dans de petites transitions animées à l’extrême lisière du hors sujet, mettant en scène des morceaux de viande divers et variés (langues ou escalopes) qui s’agitent sur fond d’une ritournelle – il aura fallu attendre l’ultime plan symbolique du film pour y trouver une légère ébauche de justification. Ce film-là, l’un des plus récents de son auteur, referme ainsi une précieuse et passionnante rétrospective vis-à-vis d’un auteur dont on a désormais très envie de parcourir le reste de la filmographie. Mission accomplie, donc.

L’ultime tentative de relever le niveau d’une compétition extrêmement faible n’aura pas porté ses fruits. On peut même dire – et ce sans la moindre exagération – que la comédie noire ibérique The Coffee Table de Caye Cayas aura mis les nerfs de son public à très rude épreuve. Avec nos mots à nous, ce n’est hélas pas un compliment qu’on lui fait, surtout au vu d’une prometteuse entrée en matière qui voit une table basse plus laide tu meurs servir d’abord d’objet de discorde au sein d’un couple (il veut l’acheter, elle n’en veut pas dans son salon) puis d’objet de mort suite à un accident de montage (la vitre soi-disant incassable de la table se brise en mille morceaux et décapite sans crier gare le bébé du couple, sous les yeux horrifiés de l’époux et en l’absence momentanée de l’épouse !). Dès lors, ce que l’on suppose être la mécanique apparente du récit – un énorme jeu de massacre sardonique découlant de cette horreur inaugurale – s’efface au profit d’un banal canevas de secret à dissimuler et de suspense à étirer selon la fameuse technique de l’élastique. Sauf qu’ici, c’est la technique de l’élastique… du slip d’un sumo de six cent kilos ! Tout tourne moins autour de la table basse elle-même que (de ce qu’il reste) d’un bébé dont il s’agit de repousser ad nauseam la découverte par la mère et quelques visiteurs (un couple de proches et une petite voisine perverse). Et là-dessus, Caye Cayas emploie la méthode lourde : élargir plus que de raison l’échange avec le vendeur de la table (ici un gros lourdingue pathétique à la recherche d’un ami), faire visiter la chambre du bébé en lâchant un commentaire bien creux sur chaque jouet et chaque élément de décor, envenimer une discussion à table par telle ou telle révélation extérieure, etc… En gros, ici, ça bavarde presque autant que dans Eaux sauvages (et on ne dit pas ça parce qu’on cause du karma au détour d’une réplique…). Et quand la chute finale tombe d’un coup sec, ce n’est pas pour inverser le cours du récit à des fins de cruauté perverse, mais plutôt pour mettre un point final à la pauvre logique situationnelle qu’on nous a amené à suivre jusqu’ici. Ou comment étirer sur une heure et demie ce qui aurait pu donner un très solide court sur une durée divisée par trois. Là, pour le coup, on n’est pas acheteur.

Aaaaah, Last House on Dead End Street… Celui-là, on le connaissait déjà et on avait déjà pu en faire la très désagréable expérience de visionnage grâce aux miracles d’un petit éditeur DVD promoteur de péloches déviantes et bisseuses. Inutile de se le cacher : avant même d’entrer dans la salle, on sentait déjà venir la tannée sur grand écran. Parce que c’est mauvais ? Parce que ce serait trop puissant pour des esprits cinéphiles déjà conditionnés aux pires horreurs graphiques ? Disons plutôt que le résultat, bien que nanti d’une réputation sulfureuse et d’un historique assez controversé sur lequel on ne s’étendra pas (Google is your friend), peine à mériter le qualificatif de « film de cinéma ». Son réalisateur Roger Watkins étant visiblement motivé à l’idée de pondre un bad trip plus choquant et révulsif tu meurs, son travail de « mise en scène » n’obéit qu’à ce simple impératif de nihilisme sordide, intégré dans des intérieurs désolés et crasseux où un ex-réalisateur de pornos laisse exploser sa haine du monde en embrassant le tournage de snuff avec la complicité de ses potes tarés. D’aucuns prétendront y voir des amorces de lectures théoriques sur le tournage de film en tant que pratique pathologique, du genre à poussant son créateur vers les pires extrémités en matière de voyeurisme et de mégalomanie, mais là-dessus, Le Voyeur de Michael Powell en disait mille fois plus sans aller mille fois trop loin. Le choix des séquences trash, allant d’une femme fouettée par un bossu jusqu’au lent démembrement d’une victime vivante en passant par une fellation simulée via une patte de biche (!), a beau crever le plafond de l’obscénité hard, rien ne ressort de là qu’une profonde sensation de gratuité, emballée dans une esthétique si crapoteuse qu’elle ferait passer le Driller Killer d’Abel Ferrara pour du Terrence Malick. Quant au jeu pourrave des acteurs et à la postsynchronisation foireuse, on dira juste que chez Bruno Mattei, ça avait au moins la décence d’être drôle. Tout juste peut-on sauver quelques effets hallucinatoires provoqués par une bande-son à la Penderecki qui nous tape plus d’une fois sur le système. Pas de doute : pour l’ultime film de sa Carte Blanche, ce cher Robert Morgan voulait très clairement malmener le public des Hallus avant de lui jeter en pâture son propre film…

La question aura été soulevée plus d’une fois en sortie de la projection en clôture de Stopmotion : pourquoi diable le premier long-métrage de Robert Morgan n’était pas en compétition cette année ? On imagine que la présence du cinéaste britannique en tant qu’invité suprême de cette 17ème édition pouvait peser lourd dans ce choix de reléguer son film en clôture (histoire d’éviter tout soupçon d’influence ou de favoritisme), tout en estimant malgré tout que ses innombrables qualités auraient eu quelque chose d’incontestable au sein d’une compétition assez décevante. Toujours est-il que si les courts-métrages de Morgan ont pu diviser de par leurs choix esthétiques et leurs univers cauchemardesques (mêlant créatures gluantes et bonshommes fraichement mutilés), ce premier film, incluant des zestes d’animation au sein d’une solide structure de film live, éclaire de la plus parfaite des façons le travail si spécifique de son créateur. Via un savant effet de mise en abyme de sa propre pratique de l’animation image par image, Morgan interroge très intelligemment son propre art, filme un réel toujours plus contaminé par la psyché d’un créateur travaillé par tout ce qui l’entoure (des proches qui le conditionnent, des créations qui l’obsèdent, des visions qui le terrifient), laisse toutes sortes de matières organiques servir de flux viral au sein d’un travail assimilable à une dépendance de plus en plus psychique, et réussit de facto un vrai long-métrage cathartique, fidèle à lui-même tout en visant au-delà de ce qui semble être une continuité de lui-même, qui plus est au travers d’un magnifique alter ego féminin (Aisling Franciosi, aussi épatante que dans The Nightingale). Dans le fond, en faisant le lien entre le travail d’une sorte de parrain omniscient du festival et celui d’un autre créateur tout aussi prestigieux mis à l’honneur cette année (Jan Švankmajer), Stopmotion aura su clôturer cette 17ème édition de la façon la plus cohérente et la plus éclatante possible. De quoi quitter le festival sur un petit nuage… en pensant déjà à l’année prochaine.

PALMARÈS

Grand Prix de la compétition longs-métrages :
Late Night with the Devil de Cameron Cairnes & Colin Cairnes

Grand Prix de la compétition courts-métrages :
UWD de Brigitte Poupart & Myriam Verreault

Prix du Jury pour la compétition longs-métrages :
Pendant ce temps sur Terre de Jérémy Clapin

Prix du Jury Lycéen pour la compétition courts-métrages :
La déchéance de l’homme-taureau de Nicolas Jacquet

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