Sans filtre

REALISATION : Ruben Östlund
PRODUCTION : Arte France Cinéma, Bac Films, BBC Films, Coproduction Office, Film i Väst, Plattform Prod., Swedish Film
AVEC : Harris Dickinson, Charlbi Dean, Dolly De Leon, Woody Harrelson, Zlatko Buric, Iris Berben, Vicky Berlin, Sunnyl Melles, Oliver Ford Davies, Amanda Walker
SCENARIO : Ruben Östlund
PHOTOGRAPHIE : Fredrik Wenzel
MONTAGE : Mikel Cee Karlsson, Ruben Östlund
BANDE ORIGINALE : Mikkel Maltha, Leslie Ming
ORIGINE : Allemagne, France, Royaume-Uni, Suède
TITRE ORIGINAL : Triangle of Sadness
GENRE : Comédie, Drame
DATE DE SORTIE : 28 septembre 2022
DUREE : 2h29
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Après la Fashion Week, Carl et Yaya, couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Tandis que l’équipage est aux petits soins avec les vacanciers, le capitaine refuse de sortir de sa cabine alors que le fameux dîner de gala approche. Les événements prennent une tournure inattendue et les rapports de force s’inversent lorsqu’une tempête se lève et met en danger le confort des passagers…

De la satire sociale décoiffante par un Ruben Östlund jamais manchot pour user de l’humour trash et du symbole bazooka, accouchant ainsi d’une seconde Palme d’Or complètement tarée. Jusqu’où ira-t-il ?

Après le « carré de l’altruisme », voici donc le « triangle de la tristesse ». Que faut-il en déduire de neuf vis-à-vis de Ruben Östlund, surtout après avoir passé le fondamental The Square au scanner analytico-provocateur ? Déjà que tout est chez lui affaire de « géométrie » au sens large : composition millimétrée du cadre, symétrie parfaite du rapport de force entre les individus, corps social dont le périmètre devient vite aussi instable que l’aire, médianes sociétales qui se croisent en un point limite, scénographie qui cherche moins à arrondir les angles qu’à les rendre plus pointus qu’à l’accoutumée. Ensuite que la figure dont il est question, au-delà d’une évidente métaphore symbolique du corps social, est d’entrée clarifiée comme étant une zone précise du corps, en l’occurrence un petit espace coincé entre les sourcils d’un homme mannequin, et que le jury d’un casting pour une grande marque de luxe juge alors perfectible (pourquoi ne pas y injecter un peu de botox ?). Dès cette intro déjà édifiante en matière de foire au n’importe quoi, l’intention première d’Östlund est mise à nu : le corps comme marchandise mimée, remodelée et télécommandée selon le bon vouloir d’un système pubard à souhait, vecteur d’une gêne croissante. Et surtout, une fois de plus, sa stratégie vise juste en visant à déshabiller moins des personnages que le jeu social dont ils sont les fantoches musclés et obéissants, les rois mis à nu et pris en traître par les fous du décorum. En somme, la chute de l’empire occidental se poursuit, avec les contradictions les plus effarantes du corps social en guise d’invasions barbares. On ne fait pas un clin d’œil à Denys Arcand pour rien, tant lui et Östlund doivent désormais s’accommoder du même paradoxe : lucides et humanistes sous leur carapace de jouisseurs cyniques, mais trop souvent assimilés à de gros réacs mal dégrossis par des pères-la-morale hypocrites derrière leur apparence de cerbères du temple critique. Au vu de cette seconde Palme d’Or totalement tarée, on n’est pas prêt de freiner notre ardeur à défendre arc voûté ce cinéaste suédois aujourd’hui incontournable, capable d’oser le sans-faute gonflé à chaque nouveau geste kamikaze.

De nouveau prompt à placer les (ultra-)riches dans son angle de visée, Östlund fait toutefois varier sa stratégie avec Sans filtre. Impitoyable, ce nouveau film l’est tout autant que The Square, mais s’il en prolonge avec brio tous les partis pris, il donne aussi l’impression d’avoir été conçu en réaction à sa réception plus que contrastée. A bien des égards, Östlund vise cette fois-ci le défouloir, la satire sociale décoiffante où l’on hurle de rire parfois trop fort pour ne pas déranger sa rangée et où tout le monde – y compris celui qui n’a pas froid aux yeux de voir son schéma interne désapé sur format Scope – en prend pour son grade. Le récit, qui concentre ce que The Square amplifiait, se montre à la fois plus simple et plus accessible parce que focalisé à enfiler les électrochocs satiriques comme des perles sur une ligne narrative en zigzag. Telle est la caractéristique globale d’un film finalement bien plus propice à fédérer qu’à cliver, ne serait-ce que par une énergie et une fureur à rebours de tous les flans apathiques qui pullulent dans le cinéma d’auteur européen. Si l’on voulait chercher la raison qui a poussé le jury présidé par Vincent Lindon à palmer un tel film, nul doute qu’il ne faudrait pas chercher plus loin. D’autant qu’à l’heure où l’avenir des salles obscures continue d’être soumis à mille extrapolations tout sauf rassurantes, Sans filtre vaut de l’or en tant qu’expérience collective à partager en salle, entre gens qui ne se connaissent pas et qui vont dès lors devoir confronter et mêler leurs forces émotives pendant 2h29, former un collectif soudé dans la clairvoyance comme dans l’hilarité. Qu’on ne s’y trompe pas : le film tout entier est à l’image de la croisière de luxe dont il peint la trajectoire trash-punk, et le « triangle » de son titre original a tout à voir avec la structure narrative elle-même, ici structurée en trois parties assimilables aux trois phases d’un grand buffet à volonté. Entrée : un amuse-gueule conflictuel à base de couple d’influenceurs poivrés. Plat : un plateau de fruits de mer beurrés et citronnés (les passagers d’un luxueux bateau en pleine tempête) dont on savoure la consistance piquante avant de régurgiter le tout dans un grand éclat de rire. Dessert : une digestion lente sur une île déserte de tout ce qui reste de cette crème brûlée servie avec son coulis de fiel. D’un service à l’autre de ce banquet où rien ni personne ne se tient bien, tout est imprévisible, insensé, implacable. Et on en redemande.

A l’image d’un The Square qui mettait à profit (et à l’épreuve) son propre dispositif en partant du particulier pour élargir son champ d’action au sein même du global, Sans filtre tord lui aussi à sa manière les conventions de la comédie sociale à fibre chorale. Certes, le principe originel des deux précédents films d’Östlund est à nouveau décliné ici, plaçant de facto un individu lambda (en général un représentant du « cercle des nantis ») d’abord en position de faiblesse suite à un acte de lâcheté, et ensuite en quête de rachat de son statut social au cœur du chaos ambiant. Mais ceci n’a ici rien d’un point de départ ni d’un élément déclencheur précédant la périlleuse tentative de rachat ou de rédemption. C’est au contraire un leitmotiv qui va se répéter d’une scène à l’autre, telle une suite d’actions contradictoires mises bout à bout comme des dominos et dont la catastrophe montée en cascade traduit la répétition (toujours plus gratinée) d’un même élan de chute sociale. Et pour le coup, toute la montée en crescendo alimentée par la triple structure narrative va de pair avec cette intention-clé d’Östlund, qui privilégie la linéarité zinzin (donc sujette à un effet de surprise permanent) à la progression fluide.

Une fois passé le pré-générique sur le cynisme discriminatoire du prêt-à-porter (dont la froideur et l’impudeur des cadres symétriques n’est pas sans rappeler le cinéma d’Ulrich Seidl), le premier acte de Sans filtre enfonce le clou sur cet univers de papier glacé qui fait du moindre enjeu de société une pompe à fric (au mieux) ou un outil de domination (au pire). Tout ce que l’on voit devient machine non pas à stigmatiser mais à interpeller : la pixellisation d’un propos alarmiste pour mieux le reléguer en slogan consumériste au cours d’un défilé de mode, le devenir-virtuel d’un amour enjolivé et marketé à outrance par les réseaux sociaux, et surtout la mutation des rapports humains en rapports de propriété gangrenés en boucle par la question de l’argent. C’est que le couple d’influenceurs formé par Carl (Harris Dickinson) et Yaya (Charlbi Dean, récemment disparue) exhibe d’entrée le business qui cimente leur relation, d’où la dispute hallucinante qui en découle fissa sur le sexisme ambiant, le néo-féminisme mal digéré, les inégalités de salaire, les fausses certitudes, l’égocentrisme reproché à autrui et tu chez soi, etc… Impérial dans son amplification d’un pétage de plomb par le jeu sur la scénographie (on passe ici d’un restaurant à un taxi, puis à un ascenseur, puis à un couloir, puis à une chambre d’hôtel…), Östlund fait de ce premier acte un précis d’absurdité jouissive où chaque ébauche d’un sujet épineux dérègle les schémas sociaux – il suffit de se souvenir des échanges toujours plus animés entre Claes Bang et Elisabeth Moss dans certaines scènes de The Square. Et surtout, insistons sur le détail le plus capital : si chaque personnage a ici tendance à se la jouer donneur de leçon vis-à-vis de l’Autre, Östlund ne fait pas de même vis-à-vis d’eux et/ou de son audience, préférant étirer objectivement les échanges jusqu’au seuil critique, relire tout rapport de force unilatéral en déconstruction tordante du jeu social, propager autant de contradictions azimutées que possible, et fuir ainsi tout spectre de jugement moral.

Cette stratégie visant non pas à « rire de » mais à « s’amuser avec » va prendre un tout autre relief dans le second acte, clairement le plus jouissif. Le temps d’une croisière chaotique sur un yacht de luxe, Carl et Yaya perdent brutalement leur statut d’épicentre du récit pour finir noyés parmi les spécimens les plus gratinés du zoo bourgeois occidental. En vrac : un capitaine alcoolo (Woody Harrelson, monumental) qui paraît aussi éteint et périmé que ses idées marxistes, un oligarque russe (Zlatko Buric, le mafieux sadique de la trilogie Pusher) qui exhibe cyniquement sa fibre capitaliste et sa réussite dans le domaine de l’engrais (« Je vends de la merde »), un couple de sexagénaires vendeurs d’armes so british, et de façon plus générale, un ensemble de rapports de classe redessinés en schémas de division. Par un art redoutable du timing comique et de la mise en situation, le tout allié à une composition millimétrée du format Scope, les dilemmes à la fois gênants et hilarants deviennent alors la règle sur cette croisière, terreau d’une contradiction tous azimuts. De l’éternel clivage entre argent et sexualité (avoir l’un mais pas l’autre confère-t-il une valeur à l’animal social ?) à la mauvaise conscience de celui qui tient à son confort personnel, en passant par une ébauche de rapprochement où la gêne créée par le rapport de classe ne cesse de parasiter l’utopie égalitaire (voir cette serveuse jeune et souriante à qui une vieille bourgeoise propose avec insistance de profiter elle aussi du jacuzzi), Östlund englobe le blocage socio-politico-économique avec un goût de l’impertinence qui, pour le coup, frise l’anarchie pure et dure.

Ni ricaneur ni moqueur, le cinéaste ne vise pas à corriger les mœurs par le rire (le célèbre mantra de Molière n’a pas manqué d’être cité dans quelques notules post-Cannes) mais à tutoyer la lourdeur et la vulgarité pour mieux les remettre en perspective et in fine bannir toute division morale au profit d’un Titanic métaphorique où chacun se mange une part de l’iceberg. A titre d’exemple, on n’est pas prêt d’oublier la façon dont l’animosité entre le capitaliste (russe !) et le communiste (américain !) se change vite en beuverie absurde et décomplexée alors même que le navire semble sur le point de chavirer – on n’est pas loin de Docteur Folamour. Plus que jamais, le propos d’Östlund reste le même, objectif et souverain : nous sommes tous égaux dans la saleté comme dans la pureté – si tant est que cette dernière ne soit pas une vue de l’esprit. Et c’est au cours d’un dîner ivre, sorte de climax monstrueux à base de plans débullés et d’une surenchère obscène digne de La Grande Bouffe, que le couvercle de la marmite explose enfin. Dès lors, on vomit son homard sur les tables en pleine tempête, on tangue et on valse dans des couloirs inclinés jusqu’à se manger le mur ou à rouler une pelle au lino, on repeint les pièces de sa chambre en couleur caca pour cause de diarrhée incontrôlable, et on s’aveugle de l’arrivée de pirates si maladroits avec leurs grenades qu’ils finissent par tout faire péter. Jouissance maximale face à une telle pulvérisation des hiérarchies dès lors que les utopies ne sont que du vent destiné à aérer l’ego et que le bon sens finit au fond de la cuvette sous l’effet de l’absurdité. Jusqu’où peut alors évoluer pareil défouloir après un cataclysme satirique de cet acabit ? La réponse ne se fait pas attendre en faisant échouer les rescapés sur une île déserte, terreau d’un troisième acte certes un poil trop long mais logique dans son énième renversement du rapport dominant-dominé entre capital et prolétariat, et ce via une dame-pipi qui, en raison de ses aptitudes en pêche et en cuisine, finit par soumettre tous les autres à sa tyrannie matriarcale.

En lieu et place d’un discours épate-bourgeois sur l’éternelle boucle inégalitaire, Östlund opte pour une relecture 2.0 de Sa Majesté des Mouches, creusant la matrice variable des rapports de pouvoir (sexe, genre, classe, nourriture) et de l’instinct de survie face à l’isolement. Du territoire urbain au désert insulaire, c’est ainsi tout un jeu social déglingué que le film aura su cristalliser, avec plein d’électrons libres en son sein qui auront moins exhibé plein cadre leur mauvaise conscience qu’essayé de naviguer entre lâcheté et compassion pour espérer s’extraire de leur condition et quêter un changement qui reste à l’état d’hypothèse (l’ultime pirouette finale en points de suspension est sans équivoque là-dessus). Sans filtre mais pas sans valeur, ce nouvel opus ne dévie ainsi en rien de ce qui constitue la signature Östlund, et tend même à la clarifier par des pistes narratives plus familières et accessibles qu’avant. Ceux qui ont crié au navet réac et hypocrite camperont sur leurs positions réacs et hypocrites – tant pis pour eux. Mais qu’ils se méfient quand même, tant on imagine Östlund capable de faire d’eux les « sujets » d’un futur film. On vous fait le pitch ? Ayant déjà classé au préalable les cinéastes en compétition dans les catégories « A encenser » et « A défoncer » (et ce avant même de voir – ou pas – les films), les critiques passent tout le Festival de Cannes à s’entredéchirer, à se montrer irrespectueux envers les films (bavardages, ricanements, roupillons, claquement de fauteuils…) et à multiplier hors-projection les signes d’arrogance (restos branchés, soirées alcoolisées, débats hautains, rédactions bâclées…). Jusqu’à finir piégés lors d’une cérémonie de clôture piratée de l’intérieur, où un cinéaste électron libre, autrefois humilié à Cannes pour cause de film non engagé et trop subversif, projette des extraits filmés de chaque projection de presse de cette année, provoquant alors une gigantesque bataille de tartes à la crème à l’extérieur du Palais des festivals. Le titre du film ? Nul doute que Le Masque et la Plume conviendrait très bien, mais vu qu’Östlund a le goût des figures géométriques, on pencherait plutôt pour Le Cercle.

Photos : © Fredrik Wenzel – Alamode Film – Plattform Produktion. Tous droits réservés

Laisser un commentaire

Lire les articles précédents :
The Square

Première Palme d’Or, aussi audacieuse que salutaire, pour un Ruben Östlund génialement lucide et clairement humaniste qui aime à gratter...

Fermer