REALISATION : Christophe Gans
PRODUCTION : Davis Films, Eskwad, Metropolitan FilmExport, StudioCanal, TF1 Films Production
AVEC : Samuel Le Bihan, Vincent Cassel, Emilie Dequenne, Mark Dacascos, Jérémie Renier, Monica Bellucci, Jean Yanne, Edith Scob, Jean-François Stévenin, Bernard Farcy, Virginie Darmon, Philippe Nahon, Johan Leysen, Bernard Fresson, Jacques Perrin
SCENARIO : Stéphane Cabel, Christophe Gans
PHOTOGRAPHIE : Dan Laustsen
MONTAGE : Xavier Loutreuil, Sébastien Prangère, David Wu
BANDE ORIGINALE : Joseph LoDuca
ORIGINE : France
GENRE : Action, Aventure, Fantastique, Historique, Horreur
DATE DE SORTIE : 31 janvier 2001
DUREE : 2h32
BANDE-ANNONCE
Synopsis : En 1766, une bête mystérieuse sévit dans les montagnes du Gévaudan et fait de nombreuses victimes, sans que quiconque puisse l’identifier ou la tuer. Monstre surgi de l’enfer ou punition de Dieu ? L’affaire prend rapidement une dimension nationale et porte atteinte à l’autorité du Roi. Le chevalier Grégoire De Fronsac, naturaliste de surcroît, est alors envoyé dans la région du Gévaudan pour dresser le portrait de la bête. Bel esprit, frivole et rationnel, il est accompagné de l’étrange et taciturne Mani, un indien de la tribu des Mohawks. Ces derniers s’installent chez le Marquis Thomas d’Apcher. Au cours d’une soirée donnée en son honneur, Fronsac fait la connaissance de Marianne De Morangias ainsi que de son frère Jean-François, héritiers de la plus influente famille du pays. Fronsac se heurte bientôt à l’animosité des personnages influents de la région…
Le pari fou de Christophe Gans apparaît aujourd’hui bien plus étourdissant qu’au moment de sa sortie triomphale. Amour sans limite pour un parangon de virtuosité syncrétique et de mélancolie cinéphile.
Ce film est à la fois vivant et mort. Vivant parce qu’il a marqué durablement son époque et que son aura perdure encore dans la mémoire des cinéphiles les plus dignes. Mort parce qu’il s’impose désormais comme le souvenir glorieux et syncrétique de quelque chose qui n’existe(ra) plus. Dans un cas comme dans l’autre, il fut l’objet d’un malentendu. Continuer à le lire comme la locomotive d’une résurgence du cinéma de genre français à l’orée du troisième millénaire tient du contresens dans la mesure où l’on se demande encore où sont passés les wagons. Certes, les tentatives n’ont pas manqué, mais c’est à se demander si nos réalisateurs de genre, pour la plupart biberonnés à la culture Mad Movies ou obsédés à l’idée de pondre leur hommage à tout ce qui les a fait bander, ont fait le bon choix en recyclant – souvent avec brio – une imagerie héritière à 90% du cinéma américain. Et même en faisant l’effort d’explorer une mythologie purement hexagonale, le résultat laissait souvent à désirer – ceux qui ont vu Brocéliande en savent quelque chose. Au final, Le Pacte des loups reste ce qu’il était déjà au moment de sa sortie : une anomalie. Divine et clivante à la fois. Capable d’enfoncer le clou d’une sorte d’histoire parallèle du 7ème Art qui s’écrit au fur et à mesure que les projets les plus improbables finissent par acquérir une aura culte prompte à en renforcer la portée et la pérennité. Le mérite n’en est que plus indiscutable lorsque tous les astres s’alignent pour freiner – voire pour empêcher – la mise en orbite du projet, à commencer par un tournage chaotique où les conditions climatiques les plus désastreuses s’ajoutent à d’incessants dépassements de budget. Au final, si le succès d’un tel pari de cinéma populaire et multiculturel a pu être assimilé à un miracle (surtout au vu d’un film qui remet la « croyance » en question et en perspective), on arguera qu’il doit tout à un système d’équilibres contrôlés et à une mise en scène aussi aiguisée que l’œil cinéphile qui la sédimente. Que l’on continue à encenser le film culte de Christophe Gans pour mille raisons valables ou que l’on persiste à le juger bourré de scories et inabouti dans son mélange des genres, tout jugement ne pèse pas lourd face à une œuvre-monstre qui, à force de créer de l’inédit par une prise de risques quasi kamikaze, a fini par transformer la légende en réalité. Et on ne cite pas John Ford pour rien.
LA BÊTE DE GUERRE
Ne se détacher de rien et tout réunir, tout condenser, tout synthétiser en matière d’époques, de générations, de genres hétéroclites et de continents cinéphiles : la démarche sentait moins le sapin qu’elle nécessitait d’abattre tous les arbres de la forêt un par un pour topographier son champ d’activité, qui plus est avec une intrigue qui se voulait à la fois politique, romantique et fantastique. Entre le tout et le trop, le choix ne s’est logiquement pas fait. Les influences ? Si variées qu’elles font craindre le gloubi-boulga le plus indigeste qui soit : Julien Duvivier, Sergio Corbucci, Chang Cheh, Riccardo Freda, Terence Fisher, Louis Feuillade, Michael Mann, Jean Cocteau, Mario Bava, Bernard Borderie, John McTiernan, Philippe De Broca, Laurent Boutonnat, Luchino Visconti, Dario Argento, les peintures art-déco, les films d’arts martiaux de la Shaw Brothers, l’héroïc-fantasy de Robert Howard et même le jeu vidéo à la sauce Tomb Raider. Le casting ? Si riche qu’il file le vertige : le lieutenant lucide de Capitaine Conan (Samuel Le Bihan), le couple sexy de Dobermann (Vincent Cassel et Monica Bellucci), deux enfants des frères Dardenne (Emilie Dequenne et Jérémie Renier), l’inoubliable boucher de Seul contre tous (Philippe Nahon), l’acteur culte de Crying Freeman (Mark Dacascos), sans oublier la vieille garde du patrimoine cinématographique français pour peupler chaque recoin du décor (Yanne, Stévenin, Perrin, Fresson, Scob, Prat, Farcy). C’est presque comme si une profusion d’ingrédients et d’arômes exotiques servaient la réinterprétation de la recette perdue de chacun des plats – et il y en a beaucoup ! – servis lors d’un banquet somptueux. Reste l’inévitable, à savoir s’attendre à voir ressortir de tout cela LA synthèse rêvée et ultime de tout ce que le cinéma de genre propose et permet, et finalement recevoir en pleine poire le boomerang d’une attente à peu près aussi démesurée que pour une nouvelle trilogie Star Wars. Frustration et déception furent ainsi les deux mamelles de la réception douce-amère d’un film certes globalement salué pour son audace mais dont la prétendue bizarrerie apparaît a posteriori comme un vrai signe d’avant-gardisme. A l’heure où la pop-culture s’est globalisée au point de rendre logique l’inclusion d’une culture cinéphile dans une autre (combien de films hollywoodiens ont fait leur beurre sur le kung-fu depuis la sortie de Matrix en juin 1999 ?), la nature véritable du Pacte des loups éclate désormais au grand jour, à la fois mash-up cohérent d’éléments cosmopolites et potion magique d’un cinéma populaire qui trouvait là le druide idéal.
On ne le sait que trop bien : même les projets les plus ambitieux sont parfois conçus en réaction à un autre qui s’est mangé le mur, et dans le cas présent, c’est en raison des déboires de Christophe Gans sur le projet Nemo (une relecture mythologique de Vingt mille lieues sous les mers, finalement abandonnée pour cause de gros désaccords sur le casting) que Le Pacte des loups a pu se concrétiser très vite. Sentant immédiatement le fort potentiel d’un projet aux allures de pot-pourri de tout ce que la culture populaire peut offrir et mélanger, le jeune réalisateur de Crying Freeman et ancien directeur de la revue Starfix ne tarda pas à s’imposer comme l’homme de la situation, grillant ainsi la politesse à un Laurent Boutonnat (Giorgino) beaucoup trop long à la détente. Et pour cause, on ne pouvait pas rêver mieux que lui : peut-être plus encore qu’un Quentin Tarantino ouvertement cinéphage et adepte du sampling référentiel, Gans est quelqu’un qui parle, pense, réfléchit et vit cinéma. Chez lui, toute forme d’appréhension critique se définit par une vision érudite, transversale, archivée, pour ne pas dire carrément encyclopédique, qui consiste à puiser dans l’historique des formes du 7ème Art et à en extraire une nouvelle forme, rendue singulière par un effet voulu d’accumulation et de distorsion (là où Tarantino s’en tient généralement à un effet de relecture et de dialogue présent avec la cinéphilie).
La démarche estampillée Gans est à ce prix, croulant sous des références qui se coulent en toute aisance dans la matière formelle et narrative du film au lieu de surgir en tant que fétiche censé interpeller le spectateur. Avec, par-ci par-là, le petit « plus » du bonhomme, à savoir cette exégèse crypto-freudienne qui a tendance à s’inviter très fréquemment dans ses analyses les plus creusées d’un film, d’un genre ou de l’œuvre d’un cinéaste. Ceux qui font déjà les gros yeux gagneraient beaucoup à se replonger dans certains bonus qui peuplent aujourd’hui un grand nombre d’éditions DVD et Blu-Ray : que ce soit pour parler de John Woo, de Dario Argento, de David Cronenberg, de Michael Mann, de Lucio Fulci ou même de son propre travail, la propension de Gans à déceler une pulsion (sexuelle) en tant que corollaire d’une autre (scopique) a tôt fait de surgir quasiment trois fois sur quatre dans son analyse. Et dans Le Pacte des loups, l’homme enfonce d’ailleurs le clou par un plan en accord parfait avec sa définition de l’art qu’il pratique : de la part de quelqu’un qui persiste à fétichiser le cinéma en tant qu’invention destinée à filmer les femmes, ce fameux « plan Rushmore » où le corps nu de Monica Bellucci se transforme en chaîne de montagnes enneigées sous l’effet d’un fondu enchaîné est une porte ouverte sur une très fascinante psyché. Celle d’un artiste pour qui le corps et le décor sont moins des mots qui riment que des concepts qui s’équilibrent, qui se fondent et qui s’harmonisent. Si l’on va plus loin, ce plan assez osé synthétise la sensibilité plastique du cinéaste : mêler les « formes » dans la « forme » quand il ne s’agit pas de brouiller les possibilités de réincarnation/transsubstantiation entre les figures de la « Belle » et de la « Bête » – Gans était déjà destiné à revisiter le célèbre conte treize ans plus tard. Et puisqu’on parle de Bête…
Quel fut le véritable tableau de chasse de la Bête du Gévaudan ? Si l’on en juge par l’Histoire officielle, plus d’une centaine de femmes et d’enfants de la Lozère tombèrent sous ses griffes et ses crocs durant une période relativement courte, s’étalant du 30 juin 1764 – une jeune femme fut subitement massacrée près de Langogne – au 18 juin 1767 – un certain Jean Chastel, obscur paysan et braconnier, prétendit avoir tué la Bête qui se serait révélée être un simple loup. Trois années durant lesquelles l’imaginaire ne cessa de faire bouillir la marmite à hypothèses. Pour un animal capable de pénétrer dans les villages en plein jour, d’attaquer des bergères dans les champs et des enfants devant chez eux, et de déjouer tous les pièges organisés contre lui par les chasseurs et les troupes royales, l’hypothèse d’un loup enragé ne fit pas long feu au vu d’une telle topographie. De quoi prêter le flanc à d’autres rumeurs, des plus farfelues (un singe savant échappé d’un cirque ? un loup-garou ? un extraterrestre ?) aux plus intrigantes (un serial-killer ? un châtiment divin ? un complot contre la monarchie ?). En septembre 1765, un lieutenant des chasses du roi Louis XV prétendit avoir tué la Bête… qui n’était en réalité qu’un gros loup vite empaillé et envoyé comme trophée à Versailles, histoire d’imprimer la légende plutôt que la réalité et de mettre fin à des rumeurs médiatiques trop menaçantes pour l’honneur et le pouvoir du roi. Quand bien même le massacre ait repris quelques mois après pour a priori prendre fin deux ans plus tard suite à l’acte de Chastel, les enquêtes ultérieures s’orientèrent sur un autre terrain, voyant dans la Bête un tout autre animal dressé pour tuer par une frange de la noblesse du Gévaudan. C’est à cette vérité-là, développée en 1992 par Michel Louis dans un livre à la suite d’un long travail de recherche et d’archivage, que Christophe Gans et son scénariste Stéphane Cabel ont souhaité souscrire. Ainsi donc, la Bête n’aurait pas été un loup sauvage mais un fauve revêtu d’une épaisse cuirasse, et son maître ne serait autre que le comte Jean-François de Morangias, ancien officier à la réputation douteuse et membre d’une société secrète (le fameux « Pacte ») exploitant la Bête en tant qu’avertissement lancé au Roi pour défendre la parole de l’Eglise et combattre les philosophes du siècle des Lumières.
En reprenant à son compte cette théorie du complot (encore aujourd’hui considérée comme la plus plausible), Christophe Gans fait surtout le choix de positionner son approche de la Bête du Gévaudan en tant que point de bascule décisif de l’Histoire de France, précisément là où furent débattues les idées (anciennes et nouvelles) menant à la fondation de nos démocraties modernes – ne pas oublier que le siècle des Lumières installa une révolution des idées pour mieux en préparer une autre. Parler de la Bête et la traquer coûte que coûte, c’est ainsi parler d’une époque en voie d’extinction, d’une croyance dans le pouvoir de l’aventure et de la fiction que la modernité allait s’efforcer de faire tomber dans l’oubli. D’où le fait que Gans, en opposition au schématisme réducteur d’un cinéma en costumes qui viserait le pur réalisme et l’exactitude historique au détriment du reste, n’ait pas eu peur de mixer ce genre avec d’autres, en particulier le western et le fantastique qui, eux, ont pour vocation à faire se confronter la réalité, la mythologie et la légende. Le Pacte des loups offre ainsi une lecture bigarrée et délirante de l’Histoire, opérant la résurrection de ces grands récits feuilletonnesques popularisés par Freda et Borderie dans lesquels les charmes les plus impurs du cinéma de genre venaient chahuter (et enrichir) les faits historiques.
LIBERTÉ, ÉGALITÉ, DUALITÉ
Comme pour se dédouaner rétrospectivement d’une seconde partie de film qui viserait la pure efficacité là où la première tirait progressivement profit de l’époque, de l’atmosphère et des confrontations entre les personnages, Gans a souvent défini son film comme étant bicéphale, conséquence fatale d’un contrôle qui lui aurait échappé face à un projet aussi touffu et logistiquement éprouvant. Or, la lecture péjorative du « deux films en un » relève d’une vue de l’esprit dans la mesure où la structure évolutive du scénario appelait logiquement cette division : d’abord la chasse officielle (on traque la Bête jusqu’à prétendre l’avoir éliminée), ensuite la chasse officieuse (on traque la « vérité » derrière les apparences). Fort d’une narration feuilletonnesque qui ne cesse d’accélérer le récit et le montage par la profusion non-stop d’éléments, de péripéties, de personnages et de sous-intrigues, Le Pacte des loups expose avant de disposer, bâtissant de facto un univers dont la logique de stimulation devient finalement celle de la surprise, et où le spectateur, une fois familiarisé avec toutes les composantes du cadre et du contexte, se contente de « subir » les événements et d’en jouir le plus possible. C’est un film qui « avale » tout, ne laissant à son audience que des espaces de respiration et de dilatation au sein de scènes – dont celle du bordel – sans cesse fluidifiées en matière de raccord grâce à la musique de Joseph LoDuca. La première couche de lecture du film est ainsi définie : un cinéma bis d’une ampleur aussi démesurée que la facture, mis au service d’un rêve fiévreux de cinéphile écartelé entre une adolescence qui s’efface en douceur et un âge adulte qui s’impose en force, mais où la sensation visuelle, ici proliférante, gagne en relief par le métissage culturel. OK, et sinon ? Que peut-il y avoir à glaner derrière tout ça ? Une première piste s’offre à nous dans la mesure où l’on connait la passion de Gans – par ailleurs ici mise à profit – pour le jeu vidéo. Partons du principe que Le Pacte des loups relèverait du cinéma « interactif », du genre à traiter les formes de cinéma populaire comme il traite ses propres personnages : tantôt la métamorphose qui suit la mort (on recrée par la déformation), tantôt la réconciliation qui découle de la confrontation (on va au contact pour mieux se découvrir en tant que pièce d’une histoire plus grande que soi). Et comme dans un jeu où tout consiste à aller de l’avant pour découvrir le « fond du fond », les passages à franchir sont légion.
D’un monde à l’autre, de l’ancien régime au nouveau, de la lumière aux ténèbres, de l’idéalisme à la nostalgie : cette notion de « passage » forme la deuxième couche de lecture du film. Si ses scènes d’exposition se veulent très claires et très objectives, Gans a tôt fait de les altérer via de brusques changements de vitesse (ralentis ou accélération) prompts à troubler la nature d’un plan par l’immixtion d’expressions plus subjectives, de l’ivresse à la folie en passant par le rêve et l’hallucination. Il faut ainsi prêter attention à ce plan-séquence qui incarne à lui seul le partage des forces constamment opéré entre les personnages de Fronsac et de Mani : une fois que le premier a pris concrètement ses marques et tombe dans un sommeil réparateur, l’image se trouble et laisse tout à coup le chamanisme du second prendre le relais du plan, communiant dès lors avec les forces spirituelles et invisibles. Ceci met ainsi en lumière ce qui constitue au fond la seule véritable « révélation » du film : non pas l’identité réelle de la Bête (elle est ici dévoilée à mi-parcours et clarifiée en toute fin de bobine) mais bel et bien cet effet de miroir/fusion qui s’installe entre deux entités a priori antagonistes. Là où le début du film fait mine d’introduire Fronsac et Mani selon un schéma stéréotypé à souhait (le bon maître éclairé et son serviteur fidèle), la suite ne perd pas de temps à tordre le cliché, dévoilant scène après scène un échange réciproque entre deux esprits vifs (l’un scientifique, l’autre mystique), chacun s’enrichissant et s’équilibrant par les connaissances et les compétences de l’autre. Et lorsque l’un des deux disparaît subitement du récit, Gans renoue frontalement avec la logique du wu xia pian à la sauce Chang Cheh : comme dans La Rage du tigre (film quasi séminal du Pacte des loups), c’est à l’élément restant d’épouser l’apparence et l’esprit de l’ami mort pour parachever leur combat commun, et ce tandis que la présence d’un énigmatique loup blanc – on dirait l’inoubliable Chaussette de Danse avec les loups – semble servir de témoin et de relais à cet esprit vengeur.
Une fois ceci mis en évidence, tout apparaît clair : la stricte égalité de toutes les entités présentes dans le cadre (formes, coutumes, sexes, identités) sert la croisade de Gans contre toute forme de hiérarchisation en même temps qu’elle se veut moins un prétexte narratif qu’une narration à part entière. Loin de faire l’éloge ban(c)al de la diversité du monde et des modes de représentation, le cinéaste dessine un principe mathématique où tout se déplie et se dédouble : scène et personnage, raison et sentiment, science et magie, paganisme et catholicisme, philosophie et obscurantisme, lumière et obscurité. C’est qu’ici, un pouvoir ne cesse d’en appeler un autre, à la fois symétrique et contraire. Il y a deux formes d’Eglise (la mauvaise incarnée par le traître déguisé en prêtre, la bonne représentée par l’agent secret déguisé en putain), deux incarnations du « sauvage » (le chamanisme de l’indien Mani face à la cruauté des hommes-loups du Gévaudan) et deux schémas de la « noblesse » (la vraie d’un Thomas d’Apcher empreint de bonté et de curiosité face à la fausse des notables racistes du Gévaudan). Sans parler de la Bête elle-même, fidèle à cette définition par Terence Fisher du monstre en tant qu’intervalle entre l’humain et le divin : presque un écho animal au Leatherface de Massacre à la tronçonneuse, recouverte d’une sorte de « masque-carapace » qui la rend à la fois blessée et monstrueuse, comme pour enfoncer le clou sur une monstruosité qui n’est que le produit de l’humanité et non celui de la nature. La société humaine est ainsi clairement dans le viseur d’un Gans qui élargit son regard anticlérical vers une suite d’indicateurs sociaux, ne cessant de chercher dans l’époque passée tout ce qui serait susceptible de faire écho à la nôtre. D’une Bête entraînée dans une arène (lien direct avec les combats de chiens clandestins) jusqu’à cette percée d’apports cosmopolites jugés à tort comme des anachronismes (le Gévaudan shooté comme un décor de western, l’indien mohawk qui pratique le kung-fu dans la France du XVIIIème siècle, la crise d’épilepsie lue comme un point de vue rétroactif sur une maladie travestie en sorcellerie), les exemples ne manquent pas. Parler de la France avec cette idée que le cinéma – celui qui déforme pour mieux révéler – peut constituer le meilleur thermomètre d’une époque et d’une société (passée et présente) est bel et bien ce qui motive le cinéaste.
Et les personnages, alors ? Tous logés à la même enseigne : prédéfinis comme les sujets d’un conflit éternel entre la science et la magie, mais aussi lus a posteriori comme des figures dont la seule posture/présence dans le cadre suffit à dévoiler la profonde dualité qui les caractérise. Sans grande surprise, le personnage de l’indien fait exception à ce régime de caractérisation : la sensibilité de Gans, pour le coup très proche de celle d’un Jan Kounen pour qui le mysticisme et l’invisible dessinent toujours le chemin vers la vérité, fait de Mani (inoubliable Mark Dacascos) le seul personnage à être constamment dans le vrai là où les autres ne cessent d’avancer masqués dans le brouillard de leurs fantasmes. Pour le reste, la seule présentation des personnages met déjà les choses au clair : si Fronsac et Mani sont introduits par leurs actions et leurs looks (ils passent alors presque pour des figures vengeresses échappées d’un western) avant même que leurs visages soient dévoilés (c’est au narrateur lui-même qui revient l’honneur de les dévisager en premier), tous les autres ne cessent de laisser la duplicité transpirer de leur apparence. La présentation de l’aristocratie du Gévaudan vaut son pesant d’or : d’un côté, juste une profusion de postures vaniteuses et d’arabesques rouge vif où seuls les esprits progressistes (Fronsac et Thomas) sont comme des intrus habillés de blanc, et de l’autre, une assemblée à la Sleepy Hollow où le long étalage des titres de noblesse peine à dissimuler la trace de secrets et/ou de complots. Impression renforcée par cet effet de fondu enchaîné qui raccorde le cadavre d’une victime de la Bête à cette smala confite, ce qui constitue une façon maline pour Gans de désigner implicitement les coupables !
Pour le reste, le goût du masque et du déguisement se propage de toutes parts à mesure que l’hypothèse du complot gagne du terrain. Séduction trouble chez la prostituée Sylvia (Monica Bellucci), personnage masqué et totalement oblique qui cache son vrai rôle derrière des robes et des maquillages (soyez attentifs au changement de couleur de ses yeux d’une scène à l’autre !). Malaise à la fois intérieur et propagé dans le cas du très vicieux Jean-François de Morangias (Vincent Cassel) dont la posture et les gestes, absolument dignes du Casanova joué par Donald Sutherland dans le film de Fellini, disent tout de sa position vis-à-vis de ses proches et de ses visiteurs. Ambiguïté borderline chez La Bavarde (Virginie Darmon) dont les échanges de regards moqueurs et séducteurs avec Mani sont comme une bulle très difficile à percer. Fausse pureté de la belle Marianne (Emilie Dequenne) dont la carapace de figure virginale et intouchable a tôt fait de se fissurer. Décontraction démasquée chez le chevalier Grégoire de Fronsac (Samuel Le Bihan) dont le culot élevé et la virilité agressive l’amèneront à recourir au masque et à devenir « autre » pour accomplir sa vengeance. Des personnages qui, chacun à leur façon et de par les choix émotionnels qu’ils sont amenés à faire, sont les artisans de ces ruptures d’équilibre qui contribuent à faire avancer l’intrigue – les esprits attentifs auront rapidement fait le lien avec la logique narrative propre à de nombreux jeux vidéo. Et ceci se vérifie d’autant plus agréablement que Gans, ici en net progrès sur la direction d’acteurs, en profite pour réparer la seule erreur dont il faisait parfois preuve sur Necronomicon et Crying Freeman : ses acteurs ne sont plus considérés comme des accessoires dans un décor mais fusionnent littéralement avec lui, aussi bien en terme de contraste que de scénographie, aiguillés en cela par un œil attentif à leur jeu quasi transformiste.
JE T’AIME MÉLANCOLIE
La mise en scène de Gans épouse aussi cette dimension transformiste en opérant un savant jeu de bascule, à la fois plastique et sensitif, d’une tonalité à l’autre, d’une couleur à l’autre, d’un espace à l’autre. Sa direction artistique, à mi-chemin entre le gothisme et l’expressionnisme, met l’obscurantisme et les Lumières en face-à-face par des moyens purement visuels. Il faut déjà signaler à quel point le film, tourné en décors naturels, met un point d’honneur à ne jamais truquer ou amplifier les couleurs qu’il met en valeur – tout ce qui est vu à l’écran est ce que l’équipe du film voyait à l’œil nu ! On mesure bien le casse-tête que cela a dû représenter en terme de patience et de sophistication au détour de cette scène – visuellement sublime – du balcon où Fronsac et Marianne se rencontrent pour la première fois (très Barry Lyndon, tout ça…). Et dans tous les cas de figure, Gans réussit à trouver la solution la plus adaptée pour transcender ce qu’il filme et ce qu’il raconte. Lorsqu’il est question de balayer l’espace, le cinéaste s’y emploie par une caméra très sensitive, toujours vivante, qui habille les champs/contrechamps par de légers travellings latéraux, qui favorise l’immersion en temps réel par l’usage fréquent à la SteadyCam ou qui recourt si nécessaire à la vue subjective. Lorsqu’il s’agit de changer d’ambiance en troquant la froideur d’un château contre la chaleur d’un bordel, la caméra et la musique donnent à la scène des allures de carrousel fétichiste dans lequel tournoient les femmes, les lumières, les étoffes et les regards. Lorsqu’il est question de filmer une scène d’action ou un combat, la stratégie se veut évolutive, soit en faisant évoluer le nombre de combattants et la variété des armes employées (première confrontation entre Mani et les hommes-loups), soit en dessinant une sorte de ballet cruel et tragique où le ralenti décuple l’émotion (seconde confrontation entre Mani et les hommes-loups), soit en lâchant les chiens en matière de sauvagerie (vengeance de Fronsac contre les hommes-loups dans le domaine de chasse). Gans va même un peu plus loin en abordant le premier affrontement de la trinité Fronsac/Thomas/Mani contre la Bête comme s’il dirigeait Lara Croft face à un ennemi démesuré dans un niveau du jeu Tomb Raider : un décor de carrière revisité en structure de blocs polygonaux sur lesquels on peut grimper et se positionner, un boss à battre en virevoltant dans tous les sens et en activant des pièges installés dans le décor, un timing serré qui ne laisse aucune place à l’improvisation.
Autre point sensible : lorsqu’il s’agit de faire appel à la cinéphilie, on insiste sur le fait que Gans ne la convoque que pour reproduire une sensation et non pour appuyer la citation par le biais du copier-coller. Citons quelques exemples. Au tout début du film, le meurtre inaugural de la bergère a beau être traité en hommage direct à la scène d’ouverture mémorable des Dents de la mer, elle ne repose que sur la familiarité du concept (une femme blonde éliminée par un monstre hors-champ) et pas sur une reprise des choix d’angle et de cadre. Un peu plus tard, lorsque Gans filme un cadavre de femme nue qui baigne dans une eau saumâtre ou un lieutenant royal (Johan Leysen) qui prend son bain dans une bassine, les connexions respectives avec le tableau Ophélie de John Everett Millais et le toilettage de cowboys chez Leone ou Corbucci coulent de source pour ajouter du relief à la scène au lieu de se manifester en tant que clin d’œil autosuffisant.
Mais si une telle amplification plastique s’opère sur un détail isolé dans une scène, qu’en est-il de cette addition des faits et des incidents qui caractérise le scénario tout entier ? C’est là que Gans abat toutes nos craintes en trouvant un point d’impact dans chaque scène, fort d’une science réfléchie de l’effet – tant visuel que sonore – qui tend à élever les péripéties à un tout autre niveau. Viennent ainsi se greffer à des conventions classiques du genre un éventail de petites transgressions graphiques, à l’instar de ce freeze frame qui se répète durant le rapide face-à-face entre la Bête et une bergère ayant chuté dans un trou boueux. S’ajoute aussi à cela une propension au symbolisme le plus limpide, tel ce loup sur l’autel d’un château templier en ruines (il est le seul signe du « sacré » dans cet univers-là) ou cette « porte d’entrée » du Gévaudan redéfinie par la confrontation pacifique d’un symbole païen (le loup) avec la figure du Christ crucifié. S’invitent enfin des percées multiples du côté de l’onirisme pur (cauchemar d’un Fronsac de plus en plus méfiant qui rêve Sylvia en succube diabolique le poignardant dans son lit) ou du lâcher-prise baroque (on sent la joie quasi enfantine de Gans à expédier des tunnels d’explication en faisant saigner des citrouilles à grands coups de flingues et de lancers de tomahawk !). Le seul hic à relever tient hélas dans un détail qui grossit davantage sous l’effet de la restauration 4K : encore aujourd’hui, c’est peu dire que les effets spéciaux 3D de la Bête piquent sacrément les yeux, en particulier lors de l’attaque de la ferme où Fronsac et Marianne se rejoignent en cachette. Une faiblesse imputable non pas aux choix de mise en scène de Gans mais à une technologie balbutiante dont le film essuyait alors les plâtres.
Quel bilan au final ? Par souci d’analogie, le film que l’on (re)voit est comme un bateau lancé en pleine tempête qui menace à tout moment de condamner son capitaine et ses passagers au naufrage, mais qui tient tête à la fureur des éléments par sa conviction et sa croyance dans les mille possibilités de l’art qu’il pratique, même en sachant que le monde qu’il habite vit ses dernières heures. On en oublierait presque la caractéristique première – donc la plus capitale – d’un scénario moins simpliste qu’il n’en a l’air : l’intrigue du film n’est autre que le récit inversé d’un homme sur le point d’être emporté par la fin de cette époque qui a créé la Bête. Le personnage de Thomas d’Apcher, passé de la candeur juvénile de Jérémie Renier à l’inquiétude intériorisée de Jacques Perrin, fut le témoin d’événements ayant conduit à la Révolution et, après avoir fouillé les entrailles du romanesque, laisse une trace écrite de son expérience de vie au moment où l’on s’apprête à l’emmener à la guillotine. Toute la mélancolie de Gans éclate par ce choix narratif, lequel ne flatte un regain de nostalgie de la noblesse mais infuse à quel point cette dimension aventureuse s’apprête à s’évaporer dans un monde moderne carburant au cynisme ambiant et aux diktats du réel. Le Pacte des loups s’achève donc par une double célébération : celle d’un cinéma au présent sous la forme du souvenir d’un vieil homme à l’orée de sa vie et celle d’un passé révolu auquel Gans adresse le plus beau chant funèbre qui soit. Cela se ressent d’autant plus au vu d’un faux happy end très ambigu (le narrateur révèle sa vérité triste en nous offrant un mensonge heureux qui réunit Fronsac et Marianne alors que celle-ci est bel et bien morte) et plus largement d’un film dont la plupart des participants ont depuis passé l’arme à gauche (Jean Yanne, Jean-François Stévenin, Philippe Nahon, Bernard Fresson, Edith Scob et surtout le bienveillant producteur Samuel Hadida). L’an dernier, on parlait de Titane pour évoquer le fait que la notion de « genre » (dans tous les sens du terme) était condamnée à l’extinction. D’une certaine façon, vis-à-vis de ce désir d’hommage, d’archive et de synthèse, Le Pacte des loups était déjà un prélude, un geste terminal voué à refermer un livre et non à écrire un nouveau chapitre. Un baroud d’honneur, donc ? Mieux : un film-souvenir pour l’éternité, dans lequel le cinéphile s’aventurera toujours avec ferveur et nostalgie, fantasmant plus que jamais le retour d’une telle magie.
2 Comments
extraordinaire article! juste envie de le revoir. Be belles formules : « entre le tout et le trop le choix ne s’est pas fait », « le druide idéal ».
Merci pour cette touchante analyse, hommage d’un cinéphile érudit à un cinéphile érudit.