Necronomicon

REALISATION : Christophe Gans, Shusuke Kaneko, Brian Yuzna
PRODUCTION : Davis Films, Metropolitan FilmExport
AVEC : Jeffrey Combs, Tony Azito, Bruce Payne, Richard Lynch, Belinda Bauer, Maria Ford, David Warner, Bess Meyer, Millie Perkins, Dennis Christopher, Signy Coleman, Obba Babatunde
SCENARIO : Brent V. Friedman, Christophe Gans, Kazunori Ito, Brian Yuzna
PHOTOGRAPHIE : Russ Brandt, Gerry Lively
MONTAGE : Christopher Roth
BANDE ORIGINALE : Joseph LoDuca, Daniel Licht
ORIGINE : Etats-Unis, France
GENRE : Horreur
DATE DE SORTIE : 11 mai 1994
DUREE : 1h36
BANDE-ANNONCE

Synopsis : En quête d’inspiration, l’écrivain Howard Philip Lovecraft s’infiltre dans les sous-sols d’une bibliothèque renfermant le Necronomicon, grimoire maléfique rédigé sur de la peau humaine. Cette lecture va lui inspirer trois histoires terrifiantes…

Même si elles n’ont aucun rapport entre elles, toutes mes histoires se rattachent à une vieille tradition, une légende fondamentale selon laquelle ce monde aurait été peuplé autrefois par des êtres d’une autre race. Adeptes de la magie noire, ils ont perdu leur emprise sur cet univers et ont été bannis mais ils continuent à vivre « sur le seuil », prêts à reprendre possession de la Terre.

Howard Philip Lovecraft (1890-1937)

Nous sommes à Avoriaz à la fin des années 80. Sur une terrasse de cette station de ski où se déroule alors le Festival international du film fantastique, deux hommes sont assis à une table, en train de manger une crêpe. A ma gauche, Christophe Gans, journaliste et directeur de la publication de la revue Starfix. A ma droite, Samuel Hadida, jeune distributeur de films en France. Les deux hommes se connaissent depuis longtemps : en effet, dans le premier numéro de Starfix, le premier avait parlé des deux films avec lesquels le second a démarré comme distributeur (Evil Dead et Creepshow). Mais surtout, tous deux ont désormais un objectif : sortir de leur zone de confort et aller de l’avant. Pour Gans, l’ennui domine désormais dans son travail de journaliste et le désir de devenir réalisateur est de plus en plus brûlant. Hadida ayant envie de se lancer dans la production, le pacte des (jeunes) loups est alors signé entre les deux hommes en vue de développer ensemble des projets de films. Hélas, le plus évolué de ces projets – intitulé Trooper et influencé par le roman Etoiles garde-à-vous ! de Robert Heinlein – n’aboutira jamais : en raison d’ambitions bien trop élevées par rapport à ses capacités budgétaires (le scénario catapultait un super-soldat du futur en 1938 quand Orson Welles faisait son canular radio sur l’invasion alien), Gans se voit contraint de laisser tomber ce projet, lequel sera récupéré et retravaillé en 1997 par Paul Verhoeven pour son génialissime Starship Troopers.

C’est en découvrant par hasard un seinen de Ryoichi Ikegami et Kazuo Koike que le projet rêvé apparaît soudain pour Gans : Crying Freeman. Le contenu très violent et romanesque du manga séduit immédiatement Hadida. Problème : les droits du manga sont alors en possession de Brian Yuzna, réalisateur du dérangeant Society et producteur émérite du Re-Animator de Stuart Gordon, qui est alors en pleine préparation d’un ambitieux projet de film à sketches intitulé Necronomicon, basé sur l’univers de l’écrivain américain H.P. Lovecraft et conçu en collaboration avec une équipe japonaise. Yuzna propose alors à Hadida l’option suivante : pour convaincre les Japonais de confier les rênes de Crying Freeman à Christophe Gans, pourquoi ne pas proposer à ce dernier de réaliser le premier segment de Necronomicon ? Grand connaisseur de l’œuvre de Lovecraft, le jeune réalisateur français n’hésite pas une seule seconde et se jette à corps perdu dans l’aventure. Un véritable « examen de passage » dont il sortira vainqueur, mais au prix d’un voyage âpre et stimulant dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’enfer du cinéma bis ».

Pour la petite histoire, le Necronomicon est un ouvrage maléfique, rédigé sur de la peau humaine, mais fictif, inventé par Lovecraft et intégré dans une douzaine de ses nouvelles. Le peu d’indications écrites concernant son véritable contenu laisse donc une large place à l’imagination des réalisateurs engagés sur le projet. En l’état, trois nouvelles de Lovecraft serviront d’influence pour le film : Les rats dans les murs, Air Froid et Celui qui chuchotait dans les ténèbres. Sauf que les trois réalisateurs retenus (un Européen, un Japonais et un Américain) auront à cœur – par choix ou par contrainte – de ne pas courir après une transposition pure et simple. C’est particulièrement vrai dans le cas du segment de Christophe Gans, intitulé The Drowned, dont le sujet principal – l’amour d’un homme pour une femme morte – tire son origine d’un traité de Lovecraft sur Edgar Allan Poe (spécialiste des histoires fantastiques où règne un délicieux romantisme morbide). En l’état, ce premier segment emprunte à la mythologie de Lovecraft en même temps qu’il surfe allègrement sur des motifs thématiques propres à Poe, le tout à partir d’une intrigue très simple qui fait se rejoindre les deux sensibilités. Il y sera ainsi question d’une demeure ancestrale au bord d’une falaise de la Nouvelle-Angleterre, où débarque un certain Edward de la Poer (Bruce Payne) suite à la mort de sa femme dans un accident de voiture. Il y découvrira que son oncle Jethro (Richard Lynch) s’était suicidé après la mort de sa femme et de sa fille, et avait eu recours au Necronomicon pour tenter de les ramener à la vie. De là lui vient soudain l’idée de renouveler l’expérience, avec l’issue tragique que cela implique…

Deux autres réalisateurs viennent compléter le projet. D’une part le jeune réalisateur japonais Shusuke Kaneko, futur auteur de la nouvelle trilogie Gamera (une référence du kaïju-eïga), qui propose avec The Cold une très curieuse relation amoureuse entre une jeune femme harcelée par son beau-père et un vieux scientifique (joué par David Warner) capable d’extraire un fluide de jouvence chez tous ceux qu’il assassine. D’autre part, ce pauvre Brian Yuzna se retrouve malheureusement avec une triple casquette : en plus de son activité de coproducteur de l’intégralité du film (avec le soutien de Samuel Hadida et de Taka Ichise), il doit non seulement s’occuper du troisième segment (Whispers), basé sur le calvaire d’une femme-flic enceinte au cœur des entrailles surnaturelles de Los Angeles, mais aussi réaliser un quatrième segment censé servir de « fil rouge » entre les trois autres. Ces transitions prennent ici place dans un décor de sous-sol d’une bibliothèque (en réalité un mausolée que les fans hardcore de la saga Phantasm n’auront aucun mal à reconnaître…), où l’écrivain H.P. Lovecraft – joué par un Jeffrey Combs totalement méconnaissable – réussit à mettre la main sur le fameux Necronomicon et à l’exploiter afin de trouver l’inspiration pour l’écriture de trois de ses nouvelles.

Pour le tournage du film, une règle de base est imposée à chaque réalisateur : son segment doit être réalisé en six jours pour un budget de six cent mille dollars. Une gageure à laquelle toute l’équipe du film se retrouve non seulement confrontée, mais surtout incapable de se plier. Comme le raconte Christophe Gans dans un fabuleux documentaire intitulé L’enfer du B et disponible sur le DVD français du film, le tournage de Necronomicon fut un révélateur pour chacun sur l’enfer résultant des conditions précaires d’un tournage de film bis et sur le sens de la débrouille dont il est alors vital de faire preuve pour sortir du chaos la tête haute. Pour résumer l’affaire, en plus de n’avoir jamais réalisé de film (hormis un petit court-métrage d’étudiant intitulé Silver Slime) et d’avoir un rapport extrêmement privilégié à l’image, Gans aura dû faire face à une vaste liste de contraintes : encaisser d’abord la fuite d’un chef opérateur français trop paniqué par tant d’impératifs, tourner ensuite son segment à la dure avec un chevauchement permanent des phases de conception (scénario, casting, repérages, décors, répétitions, tournage, montage) et un partage constant des techniciens (lesquels travaillaient parfois en même temps sur les deux autres segments), user de malice et d’inventivité pour contrer le manque de finition des trucages ou les agissements perturbants d’un line producer trop rigoureux (ce dernier allant parfois jusqu’à virer les meubles du décor en plein milieu du tournage d’une scène afin de ne pas les louer au-delà de la durée prévue !), et se contenter enfin de simples raccords de plan à partir d’un bricolage très artisanal pour peaufiner le montage. Avec, en guise de cerise sur le gâteau, la fuite de Shusuke Kaneko à la fin du tournage de The Cold, laissant ainsi la postproduction de son segment entre les mains de Gans et de Yuzna qui se la refilaient comme une patate chaude.

Parler de Necronomicon s’avère de ce fait bien plus intéressant au travers de sa conception chaotique qu’en s’intéressant à l’allure globale – forcément très inégale – d’un énième film à sketches. Ce à quoi on se confronte ici se révèle très éloigné de cette vision finalement assez fausse d’un petit film de série B tourné entre potes avec une bonne humeur aussi contagieuse que la passion, une mise en scène à fond dans la valorisation du système D et un budget tenant dans une poche de pantalon troué. Que ce soit l’enfer ou le paradis, la seule vérité qui ressort de conditions de tournage aussi drastiques ne tient que sur une donnée fondamentale : donner vie à ce qui semble impossible est corollaire de la capacité à chercher constamment des solutions et des diversions. Et à ce titre, les trois segments du film offrent – chacun à leur façon – un petit manuel des mille et une astuces pour crédibiliser une création ambitieuse avec des moyens qui ne le sont pas. Par moments, le procédé trébuche pour cause d’effets spéciaux clairement au rabais (le visuel dégueulasse du « couloir de l’au-delà », le look cheap des oiseaux démoniaques de Whispers et la décomposition de David Warner dans The Cold sont là pour le prouver), mais dans la majorité des cas, une attention particulière portée à la lumière, à la bande-son, au découpage et aux choix d’angles suffit à compenser un artisanat plus ou moins approximatif.

Sur ce point-là, le segment de Gans s’impose sans difficulté comme le plus abouti de cette trinité, usant d’un découpage pensé en amont où les plans élégants s’enchaînent avec une fluidité optimale et où les acteurs se déplacent dans chaque scène comme des danseurs de tango. De la pure élégance, entre glamour et stylisation, où les limites conceptuelles du film ne se remarquent même pas. Qui saurait déceler que le plan d’ouverture sur l’extérieur du manoir sur la falaise est en réalité une toile peinte inspirée du plan inaugural de La Chute de la Maison Usher de Roger Corman ? Qui pourrait croire que la majorité des plans dévoilant l’intérieur du hall du manoir alterne en réalité des maquettes réduites avec des plans d’ensemble de décors à la production design souvent incohérente ? Qui arriverait à remarquer au premier abord que ce flash-back en noir et blanc sur la chute d’une voiture du haut d’une falaise jusqu’au fond de l’océan est en fait tourné avec une poupée Barbie et une voiture en plastique shootée à travers la vitre d’un aquarium ? Qui aurait cru qu’un jeune réalisateur débutant irait jusqu’à cadrer une porte en contre-plongée avec un enfant à la place d’un adulte pour la rendre bien plus grande qu’en réalité ? Ce qui reste alors ne tient qu’à une science virtuose du cadre et du découpage, celle-là même que Gans perfectionnera encore plus l’année suivante sur Crying Freeman, et qu’il exprime ici sous une forme plus modeste, nourri à un amour sincère et débordant de l’image stylisée (le déferlement de couleurs vient ici enrichir une tonalité gothico-romantique très proche de la Hammer), des créatures horrifiques (la figure de Cthulhu trouve ici une intéressante incarnation) et des vamps hollywoodiennes (l’actrice Belinda Bauer semble sortir d’un film de Hitchcock).

De leur côté, les deux autres segments s’en tiennent à nourrir la sensibilité narrative et stylistique de leurs réalisateurs respectifs. La rigueur et la subtilité dont fait preuve Shusuke Kaneko dans The Cold rejoint en effet celle de bon nombre de pellicules horrifiques nippones, visant l’épure et la nuance dans chaque intention de montage pour aboutir à un résultat finalement très glacé, inoculant calmement son contenu pervers à la manière d’un venin à effet retardé – ce qui rejoint à merveille le thème et le contexte du récit raconté. A l’inverse, sur Whispers, Brian Yuzna reste fidèle à tout ce qui a cimenté son goût pour la déviance, le crade et le gore. Son segment, installé dans l’underground urbain de Los Angeles où sévit une race d’extraterrestres avides du sang et de l’âme de leurs victimes, puise autant dans l’hystérie résultant d’un décor claustro oppressant que dans le doute naissant de la frontière poreuse entre réalité et cauchemar. Ces trois styles, aussi différents que complémentaires, sont ici relayées par un fil rouge assez savoureux, traité par Yuzna lui-même sous l’angle de la comédie horrifique populaire avec un Lovecraft plus proche d’un ersatz d’Indiana Jones que de sa véritable incarnation. De quoi aboutir au final à un résultat qui, au lieu d’asseoir bêtement sa révérence à Lovecraft, choisit au contraire de puiser à sa source pour en tirer d’autres perspectives. Et si l’on en revient à Christophe Gans, cette réappropriation à la fois romantique et horrifique de divers genres populaires dont il reste l’un des plus dignes artisans aura posé ici sa première pierre. Un an plus tard, il donnera vie sur grand écran aux cases de Crying Freeman, et s’en ira ensuite sublimer de nouvelles bêtes : celle du Gévaudan, celle qui hante le brouillard de Silent Hill et celle qui craque pour les beaux yeux d’une belle.

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