Cogan : Killing Them Softly

REALISATION : Andrew Dominik
PRODUCTION : 1984 Private Defense Contractors, Annapurna Pictures, Inferno Entertainment, Metropolitan FilmExport, Plan B
AVEC : Brad Pitt, Richard Jenkins, James Gandolfini, Ray Liotta, Scoot McNairy, Ben Mendelsohn, Vincent Curatola, Trevor Long, Max Casella, Sam Shepard, Garret Dillahunt, Slaine
SCENARIO : Andrew Dominik
PHOTOGRAPHIE : Greig Fraser
MONTAGE : Jake Pushinsky
BANDE ORIGINALE : Jonathan Elias, David Wittman
ORIGINE : Etats-Unis
TITRE ORIGINAL : Killing Them Softly
GENRE : Drame, Policier, Thriller
DATE DE SORTIE : 5 décembre 2012
DUREE : 1h37
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Lorsqu’une partie de poker illégale est braquée, c’est tout le monde des bas-fonds de la pègre qui est menacé. Les caïds de la Mafia font appel à Jackie Cogan pour trouver les coupables. Mais entre des commanditaires indécis, des escrocs à la petite semaine, des assassins fatigués et ceux qui ont fomenté le coup, Cogan va avoir du mal à garder le contrôle d’une situation qui dégénère…

Après avoir filmé la lente agonie d’un mythe (Jesse James), le réalisateur Andrew Dominik filmait cinq ans plus tard la lente agonie d’un genre mythique (le film criminel). Dur à encaisser, mais ultra-brillant.

Le cas d’Andrew Dominik est encore aujourd’hui sacrément difficile à régler. Outre le fait d’être rentré de plein fouet – et en à peine trois films – dans la catégorie des cinéastes qui divisent, le bonhomme a surtout franchi un cap avec le très controversé L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford. Sorte de chant lyrique et crépusculaire sur une Amérique des origines noyée dans la mélancolie, ce film monumental – dans le bon comme dans le mauvais sens du terme – laissait le clivage se consommer entre deux clans : d’un côté ceux qui louèrent un génie à l’œuvre capable de revisiter un genre sous un angle personnel ; de l’autre ceux qui y virent plutôt un énième petit malin, capable d’enrober un matériau potentiellement creux dans un joli papier cadeau en s’accoquinant avec un chef opérateur surdoué. L’apparent surmoi malickien de ce second long-métrage était d’ailleurs des plus injustifiés : si Dominik semblait assumer l’étirement du temps et l’érosion narrative comme de vrais partis pris, s’il n’en ratait jamais une pour repeindre le ciel à l’heure magique et filmer des mains caresser des brins d’herbe, rien à l’écran ne laissait croire aux contours d’une élégie panthéiste et métaphysique, guidée par l’amour au sens large et le besoin d’élévation spirituelle. Le truc de ce cinéaste australien qui prend son temps dans la vie comme dans ses films, c’était plutôt de filmer des cowboys dépressifs trainant leur regard éteint sur la condition humaine pendant près de trois heures comme dans n’importe quel grand roman russe (on pensait souvent à Dostoïevski). Sublime à voir, c’est sûr, mais tout de même pas très loin de la pose facile – on sort un gros mot. Cogan pouvait-il donc espérer un retour de Dominik à la série B maline et vénère qui avait fait le sel de son premier film Chopper ? Ce serait trop facile de le croire, d’autant que les débuts du cinéaste étaient déjà marqués par le désir d’orienter le crime movie vers d’autres horizons, moins théoriques que dialectiques. Visualiser les contradictions d’un contexte (d’un genre ?) pour mieux les dépasser : voici un geste fort que ce faux thriller applique à son tour avec un art consommé du trompe-l’œil.

Cette adaptation du roman L’Art et la Manière de George Higgins se pare d’entrée d’un récit minimaliste, pour ne pas dire carrément décharné. Grosso modo, deux escrocs miteux – téléguidés par un troisième – braquent une salle de jeux tenue par la pègre, ce qui pousse celle-ci à engager un tueur à gages pour faire le ménage. Simple comme bonjour. Pour aller de son postulat à sa résolution, le film cumule tout juste une quinzaine de scènes récurrentes qui, à première vue, se contentent de remplir du vide avec du bavardage creux. Il est évident que, pour ceux qui ont tendance à juger le cinéma de Tarantino trop bavard et appesanti dans ses choix narratifs, Cogan frisera d’autant plus la séance de torture qu’il ne transpire jamais ni la drôlerie ni la désinvolture propre au prodige de Reservoir Dogs. Ajoutez à cela un panel de truands dépressifs qui passent leur temps à râler et à singer les brutasses du genre comme dans un film des frères Coen (sauf qu’ils ne sont pas attachants et encore moins flamboyants), une mise en scène ultra-stylisée en mode Nicolas Winding Refn (mais sans le brio ni la percée iconique de ce dernier), un constat final à double tranchant qui enfonce des portes ouvertes aux yeux de tous ceux qui ont déjà vu cinq minutes du Parrain ou cinq secondes de CasinoL’Amérique n’est pas un pays, c’est juste un business »), et ainsi, tout semble réuni pour que l’on conchie sans ménagement un polar supposé vaniteux et que l’on stoppe fissa cette critique. Or, si l’on fait l’effort de rester focalisé moins sur le premier plan que sur la toile de fond, le tableau se fait soudain moins facile qu’il n’en a l’air.

Croire dur comme fer que Cogan ne serait rien d’autre que la création d’un réalisateur potentiellement atteint de « refningite », de « scorsesetésie » ou de « tarantinostérose » est en tout cas le piège dans lequel sont tombés tous les détracteurs du film – sa réception à Cannes fut aussi glaciale que son bide au box-office fut brûlant. Andrew Dominik avait ici une ambition, relayée très rapidement par tous les médias adeptes du prêt-à-penser politisé : dresser un constat sociopolitique sur la crise aux Etats-Unis. Il y met donc les formes : des décors de zones suburbaines et déclassées, une diction ramollo chez les énergumènes qui y traînent leur carcasse déconfite, des chômeurs qui s’embarquent dans de sales draps pour un peu de fric, des gangsters minables qui se complaisent dans un rôle qu’ils ne maîtrisent pas, des discours politiques faussement rassurants qui aboient leur hypocrisie via des médias complices (la radio ou la télévision, toujours présentes en off ou dans un coin du décor), et de façon plus sèche, un pays économiquement ruiné et en panne totale d’idéal qui a troqué ses lois élémentaires contre celles du profit et de l’argent-roi. Le film apparaît donc comme un tableau visuellement soigné qui a pourtant l’air d’énoncer sa grille de lecture par des gribouillis bien mis en évidence, mais qui rechigne en même temps à procéder ainsi de par son squelette narratif et dramatique plus lâche tu meurs. Un peu comme si, après s’être rêvé en néo-maniériste hanté par le glorieux esprit du Nouvel Hollywood, Dominik optait tout à coup pour le style ricanant d’un Sam Peckinpah dernière période, prompt à désosser son propre matériau de base pour mieux traduire son regard désenchanté sur le monde.

Si l’on superpose à ce point de vue une mise en scène gavée d’effets de style dont on peine d’abord à relever l’utilité, l’hypothèse se renforce vite. En effet, tout comme dans le très sous-estimé Osterman Week-end (dans lequel Peckinpah vomissait sa haine du voyeurisme et du bidouillage médiatique), Dominik abuse ici d’effets de style galvaudés et parfois gratuits – surtout le ralenti et l’accéléré – dans le but d’étirer des scènes qui ne le réclament pas ou qui ne servent à rien. Que ce soit pour figurer la perception d’un personnage en plein trip psychotrope ou pour donner de la gueule à une banale scène d’exécution sous la pluie (des douilles crachées et des vitres éclatées dans un ralenti interminable), le cinéaste semble faire du surplace. Le simple fait que les personnages du film fassent pareil est toutefois un signe qui ne trompe pas : il y a ici un maniérisme à l’œuvre, signes d’un spectacle qui reboucle sur ses propres codes et auquel seule une mise en scène au diapason serait capable de rendre justice. Il y a donc en définitive deux façons de voir Cogan. Soit on le prend pour le film d’un petit nouveau qui donnerait l’impression de découvrir les mille possibilités du 7ème Art avec trois décennies de retard et de les déployer sur un matériau lâche afin d’y braquer un regard supposément neuf, et là, c’est la consternation assurée, doublée d’un ennui carabiné. Soit on part au contraire du principe que le réalisateur veut prendre le pouls d’une Amérique assimilée à une terre morte (celle de ses mythes, de ses icônes, de sa géographie, etc…) et appliquer au genre lui-même cette idée d’une « illusion » pauvrement entretenue par des individus en perdition, devenus les marionnettes de leur propre théâtre (une lecture à mi-chemin entre Beckett et Baudrillard). Cette deuxième lecture est évidemment la bonne. Elle justifie le film moins qu’elle essaie de le sauver. Elle lui offre le relief métatextuel auquel il aspirait : un cinéma mort-vivant qui n’a désormais à filmer que des vivants morts.

Comme dans son long film sur Jesse James (qui, rappelons-le, s’achevait sur une scène de théâtre), l’Amérique selon Andrew Dominik est comme une scène où le spectacle se veut paradoxal, à savoir tangible autant dans sa matière sèche que dans sa politique de l’apparence. Le polar criminel est un genre qui lui emboîte le pas : depuis que Scorsese, Coppola, Tarantino et Winding Refn sont passés par là, c’est peu dire qu’une nouvelle frontière du genre peine à se dessiner à l’horizon. Cogan en prend acte via des figures et des motifs qui se répètent et qui tournent en boucle jusqu’à l’épuisement total. Celui qui se définit d’entrée comme gangster ne l’est pas, mais cherche à l’être, quitte à se manger le mur sans s’en rendre compte et sans en tirer une leçon pour la suite. Inutile, donc, de se demander par exemple pourquoi cette scène du passage à tabac de Ray Liotta (qui, pour une fois, en bave mille fois plus que tout le reste du casting !) s’étire aussi longtemps et pousse le bouchon en matière de brutalité. C’est parce que, dans cette scène, le truand chargé de faire parler son otage joue un rôle qu’il ne maîtrise pas – il en fait dix fois trop et n’obéit qu’à une idée fixe sans alternative. Les clichés ont la vie dure, comme dirait l’autre ? On en a ici la démonstration littérale – et ce n’est en aucun cas un défaut. Dans ce cinéma des espaces vides où l’étirement (au sens large) traduit autant un état d’esprit qu’une volonté d’autocritique, tout échange verbal ne devient qu’une longue litanie de dialogues creux durant lesquelles chacun se révèle : de tristes figures du genre qui parlent de tout et de rien (souvent pour rien), incapables de saisir le sens de leur situation mais qui persistent à la commenter ad nauseam. Le point d’orgue de cette « machine à illusion » tient en une figure massive que Dominik vide de toute son aura : autrefois incarnation parfaite du mafioso dans la série Les Soprano, le génial James Gandolfini n’est plus ici qu’un tueur au bout du rouleau, pathétique, grisâtre et sans charisme, qui se rabaisse au moindre reproche (y compris juste après avoir haussé la voix) et qui erre dans le terrain vague de sa dépression. Tout est là pour prendre le pouls d’une nation bâtie sur la notion même de « mythologie » (qui a dit euphémisme ?) et qui finit par laisser ses figures mythologiques patauger dans cette crise marécageuse que la société et le genre lui-même n’ont pas su empêcher.

Etant donné que tout ceci n’est qu’un spectacle, les marionnettes sont exhibées plein cadre tandis que les marionnettistes restent hors champ. Certes, il y a bien le théâtre politique de Washington qui se reflète plus d’une fois sur le tube cathodique et les panneaux publicitaires, avec cette idée bien connue que la politique menée au sommet se veut la cause centrale de la montée en puissance des activités criminelles. Mais, dans Cogan, les relations entre mafia et politique sont mises en place par des intermédiaires qui, à bien des égards, demeurent les seuls clichés éteints à profiter d’une potentielle échappatoire. La raison est très simple : ils sont les seuls à assimiler l’Amérique à la vaste pompe à fric qu’elle a toujours été, et ils n’ont ainsi qu’à jouer avec leurs propres ficelles de marionnettes du crime pour mieux tirer profit du système qui les conditionne. D’où les formidables scènes de dialogue entre le tueur à gages (Brad Pitt, absolument irréprochable) et le comptable de l’invisible organisation mafieuse (Richard Jenkins). D’un côté, il y a le criminel de terrain qui fait toujours le même job avec le même professionnalisme, et de l’autre, il y a le criminel de bureau, du genre à causer primes, salaires, congés et notes de frais pour légitimer la logique des « gars du dessus » dont on ne saura d’ailleurs strictement rien (mafia ? banque ? gouvernement ?). Les jeux sont faits : pour ne pas s’épuiser à terme dans un monde de ruines, mieux vaut s’en tenir au seul rôle que l’on sache maîtriser et prendre la caillasse sans état d’âme. Cynique et corrosif, Cogan l’est plus que la moyenne. Mais il est surtout un film inconfortable parce que profondément lucide, et que l’on adore un peu à contrecœur, ne serait-ce que parce qu’il entretient lui-même l’illusion qu’il s’échine à démonter. Faux petit malin mais vrai auteur clairvoyant, Andrew Dominik prend ici acte de la mort d’un genre qu’il tue lui-même en douceur (killing them softly). Huit ans après sa sortie, on ne saurait dire si quelque chose a pu (re)naître de cette lente agonie, mais au moins, la dimension spectrale de ce très grand polar continue de briller.

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