REALISATION : David Cronenberg
PRODUCTION : Argonauts, Davis Films, Metropolitan FilmExport, Serendipity Point Films, Téléfilm Canada
AVEC : Viggo Mortensen, Léa Seydoux, Kristen Stewart, Scott Speedman, Welket Bungué, Don McKellar, Tanaya Beatty, Nadia Litz, Lihi Kornowski, Jason Bitter, Ephie Kantza
SCENARIO : David Cronenberg
PHOTOGRAPHIE : Douglas Koch
MONTAGE : Christopher Donaldson
BANDE ORIGINALE : Howard Shore
ORIGINE : Canada, France, Grèce
TITRE ORIGINAL : Crimes of the Future
GENRE : Drame, Horreur, Science-fiction, Thriller
DATE DE SORTIE : 25 mai 2022
DUREE : 1h47
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Alors que l’espèce humaine s’adapte à un environnement de synthèse, le corps humain est l’objet de transformations et de mutations nouvelles. Avec la complicité de sa partenaire Caprice, Saul Tenser, célèbre artiste performer, met en scène la métamorphose de ses organes dans des spectacles d’avant-garde. Timlin, une enquêtrice du Bureau du Registre National des Organes, suit de près leurs pratiques. C’est alors qu’un groupe mystérieux se manifeste : ils veulent profiter de la notoriété de Saul pour révéler au monde la prochaine étape de l’évolution humaine…
Synthèse, testament, film-somme… Le retour de David Cronenberg après huit ans d’absence brasse trop de sensations et de stimulations pour ne pas s’imposer en chef-d’œuvre ultime du body horror.
Putain, huit ans. Huit années sans nouvelle de David Cronenberg autrement que par le biais du milieu littéraire, via son écriture d’un extraordinaire roman intitulé Consumés (publié en 2016). Huit années durant lesquelles on imaginait le « ciné-psy de Toronto » bel et bien retiré des affaires, tout juste bon à se rappeler à notre mémoire via la ressortie de ses œuvres les plus mémorables. Huit années durant lesquelles on s’est même demandé s’il n’avait pas carrément filé les clés du laboratoire à son fiston surdoué, histoire de le laisser « tuer le père » avec ce goût de la transgression qui fut tant le sien. Huit années durant lesquelles on avait en réalité tout faux, l’explication étant hélas des plus prosaïques et des moins apaisantes. Si son désir de cinéma s’était estompé un temps chez lui au profit de la littérature, le bonhomme aura surtout dû endurer la longue et pénible agonie de son épouse, atteinte d’une maladie grave qui s’étala sur plusieurs années jusqu’à son décès en 2017. Aussi simple que ça. Mais aussi et surtout une piste de lecture en soi pour ce retour au 7ème Art. Devrait-on y voir un défi lancé à la mort elle-même par un artiste octogénaire, toujours plus proche du crépuscule de sa vie, et chez qui le fait de théoriser sur son propre vieillissement serait le moyen idéal pour amplifier son obsession du corps, expliciter son statut d’artiste et parachever son œuvre de la façon la plus radicale qui soit ? Là, par contre, on ne faisait pas fausse route. Si la mort en tant que climax de la dégénérescence de la chair se veut l’angoisse reine chez Cronenberg, il est assez rare qu’elle se soit montrée aussi tangible, aussi insidieuse, aussi intime. D’autant qu’elle rejaillit ici sous forme d’écho à ce que le cinéaste avait précédemment installé, et qui, pour le coup, ne ciblait pas tant le corps humain au sens large que celui des générations futures, alors soumises au même état de monstruosité subie ou provoquée. L’idée sous-jacente de ce nouveau film est très simple : tuer la prochaine génération, c’est tuer le futur quand ce n’est pas le futur lui-même qui tue. Gardez ce chiasme à l’esprit, on ne sait jamais : le désespoir total qui le sous-tend pourrait bien faire tilt à l’aune de ce monumental come-back que constitue Les Crimes du Futur.
Un petit rembobinage s’impose pour y voir plus clair… Il y a huit ans, Maps to the Stars, autopsie satirique d’un cocon hollywoodien en vase clos, s’achevait sur une séquence déchirante qui enfonçait le clou de la quête métaphysique de ses deux jeunes héros mourants, véritables excroissances maudites en position couchée face au ciel étoilé, signant la fin de leur malédiction incestueuse via leur suicide commun par overdose dans les ruines de leur maison d’enfance. Huit années durant lesquelles cette image-là, à savoir celle d’une génération future irrémédiablement connectée à la mort, fut soupçonnée d’être celle sur laquelle la filmo de Cronenberg allait se refermer à tout jamais. Crainte abolie doublée d’un savant effet de continuité thématique dès l’incipit foudroyant des Crimes du Futur : ni plus ni moins qu’un infanticide sec et brutal, du genre à créer le boxon dans une projection cannoise remplie de pingouins mondains qui s’insurgent dès qu’on ose les perturber dans leur petit confort – ah, on me fait signe que ça n’a pas raté ! Mais surtout la percée d’un traumatisme-clé qui n’aura de cesse de contaminer le reste du film, tel un leitmotiv qui viendrait hanter chaque nouvel enjeu du récit – on y reviendra plus bas. En outre, si l’on choisit de remonter le temps pour chercher les signes avant-coureurs de ce crépuscule cronenbergien, il n’y a aucun effort à faire. Il convient de ne surtout pas oublier que tout au long de sa carrière, suite à cette petite mais magistrale période d’incubation incarnée au début des 70’s par Stereo et Crimes of the Future, Cronenberg s’est appliqué à laisser son exploration du body horror épouser les stades successifs d’un corps humain soumis à transformation évolutive. Premier stade : un parasite créé par une science extrémiste et qui devient vecteur d’une épidémie sexuellement transmissible (Frissons et Rage). Deuxième stade : un psychisme altéré qui crée lui-même une nouvelle forme de parasitisme (Chromosome 3 et Scanners). Troisième stade, de Vidéodrome à eXistenZ : un corps humain pénétré, altéré et transformé par une technologie aussi terroriste que cannibale. Quatrième stade, de Spider à Maps to the Stars : un monde contemporain rongé par le concret et l’abstrait, servant à la fois d’écho et de contrepoint à un corps épicentre de la condition humaine, via une approche philosophico-intellectuelle dont Cosmopolis fut le zénith, sondant mille idées et concepts vertigineux. Que pouvait donc être le cinquième stade ?
En tant que fanatique de Cronenberg, il ne sert d’abord à rien de se sentir étonné par le titre de ce nouveau film. De par son obsession à fouiller toujours plus profond les zones les plus insondables du rapport de l’existence humaine à la science et à la technologie, Cronenberg s’est toujours concentré sur le corps en tant que seule et unique réalité de l’être humain, puisque c’est lui seul qui détermine la capacité à appréhender et à expérimenter le monde tout en servant de terrain idéal pour l’esprit (de transcendance). Du second film éponyme du cinéaste jusqu’à aujourd’hui, le « crime du futur » a depuis longtemps révélé sa véritable nature : un corps soumis – que ce soit à son insu ou de son plein gré – à une forme extrême d’altérité dont chaque film s’est efforcé de changer la nature, de mettre en perspective le facteur évolutif proche d’un virus sans cesse réactualisé ou sujet à mutation, à tel point que chaque film de Cronenberg aurait pu être titré ainsi sans que cela n’offusque personne. En l’état, ce nouveau film s’éloigne donc de tout soupçon d’auto-remake ou de redite réactualisée pour acter en définitive le fait que les réflexions originelles du cinéaste canadien ont toujours court aujourd’hui, si ce n’est plus encore qu’avant. Ce qui est d’autant plus bluffant quand on sait que ce scénario-là, initié comme la reprise d’un projet avorté de série TV avec Netflix, fut écrit en 1998. Et si l’on doit extraire un rapport quelconque avec le Crimes of the Future sorti en 1970, on restera prudent.
Rappelons que le film d’origine, drivé par un charabia ouvertement fumeux en off, était avant tout le récit d’une psychose, en l’occurrence celle d’un schizophrène pour qui la plus minime des altérations corporelles ne pouvait être lue autrement que comme le signe d’une épidémie hardcore. Ce que cette nouvelle œuvre conserve de l’ancienne ne tient pas dans cette lecture de la folie comme excroissance d’un fort désir de rationalité, mais dans deux idées précises : la mutation corporelle par l’usage de matières synthétiques (autrefois des produits de beauté, ici… autre chose), et surtout la mélancolie de l’individu à qui l’on a prélevé des « néo-organes » (une « forme créative de cancer », disait-on en 1970). A ceci s’ajoute les signes indiscutables du film-somme et de l’auto-analyse, revisitant des figures et des concepts sous un angle synthétique afin de boucler la boucle en beauté. Les Crimes du Futur passe ainsi quelque chose de neuf au scanner cronenbergien, et pour cause, c’est l’œuvre elle-même de son créateur. Où en est-elle ? Qu’a-t-elle accompli ? Comment a-t-elle évolué au fil des décennies ? Est-elle condamnée à l’obsolescence ? Gare au vertige, il va être redoutable.
Si la filmographie de Cronenberg est à métaphoriser comme un corps à part entière, alors tous ses films en sont les organes. A l’échelle micro, l’un ne va pas sans l’autre – ils se répondent tous et dialoguent les uns avec les autres. A l’échelle macro, Les Crimes du Futur apparaît aujourd’hui comme le nouvel organe suprême (en gros une sorte de néocortex upgradé) qui tend à contrôler et à harmoniser tous les autres, ou tout du moins à en manipuler et à en refaçonner le schéma interne. Les parallèles que l’on ne manquera pas de citer ici ne visent en rien à charpenter un quelconque best-of stimulant à destination des fans nostalgiques de Cronenberg, en particulier tous les accros à cette veine SF de son cinéma qui s’étend de Stereo à eXistenZ. Ils ont surtout pour fonction de reconnecter un corps (le nôtre) à un autre corps, non pas pour entamer un nouveau dialogue mais pour prolonger et enrichir celui qui a toujours eu lieu. Ils prouvent, par leur existence et leur interpénétration dans un même récit, l’absolue intemporalité du schéma cronenbergien. Et pour en prendre la pleine mesure, rien de mieux qu’une intrigue extraordinairement tordue où le lieu et l’époque sont si indéterminés qu’ils nous invitent à dénuder tout ce qui relève du visible, histoire de mieux pénétrer la matière interdite d’un système à explorer. On peut toutefois affirmer que le film prend place dans un futur proche, à un moment-clé où l’évolution du genre humain se traduit par deux choses. D’une part, l’apparition de nouveaux organes à l’origine et aux propriétés difficiles à cibler – ils semblent capables de pousser spontanément au sein du corps humain. D’autre part, la disparition de la douleur physique qui pousse tout un chacun à tenter des plaisirs charnels inédits – la chirurgie remplace ici le SM extrémiste qui travaillait autrefois les héros déviants de Crash. A ce stade-là, dans un monde toujours plus soumis à la pression évolutive, le devenir synthétique de l’humanité n’a semble-t-il plus rien d’une prophétie.
C’est sur un corps spécifique que se concentre le récit : celui de Saul Tenser, artiste performeur qui, sous les traits de Viggo Mortensen, devient un alter ego parfait – quoiqu’un peu déformé – de Cronenberg. Démiurge tourmenté par sa création, acquis à la mise en scène de spectacles inhabituels et destinés à un public mondain en quête de frissons tabous, l’homme est en effet à mi-chemin entre l’oracle et l’artisan : puisant l’inspiration au fond de sa propre nature organique, fuyant les institutions afin de conserver sa liberté créative et d’honorer la renommée qu’il a lui-même acquise, et se plaçant à l’extrême limite de la loi de par la nature de ses expériences (des extractions chirurgicales de « néo-organes » sculptés et tatoués). Les tatouages qu’exhibait autrefois Viggo Mortensen dans Les Promesses de l’Ombre ont donc pris racine bien plus en profondeur, jusqu’à cristalliser cette inner beauty que Faux-semblants mettait déjà en exergue (il est encore ici question d’un « concours de beauté intérieure ») et qui se fait le relais direct de cette inner horror dont Cronenberg reste l’empereur.
De même, si l’on s’en tient à la façon dont Tenser intègre son propre vieillissement dans l’équation narrative (il y a presque une allusion par scène !), l’effet de miroir avec Cronenberg monte encore d’un cran. A l’extérieur, rien de moins qu’un ermite quasi muet, courbé et encapuchonné comme un Jedi, qui erre dans les rues en cachant son double jeu aux yeux de tout le monde. A l’intérieur, rien de plus qu’une entité quasi paraplégique assujettie à un environnement biotechnologique voisin de celui d’eXistenZ : un lit « Orchidbed » pour l’aider à dormir dans les dispositions adaptées à son propre corps sans cesse courbaturé, un fauteuil « EatWare » pour calmer la douleur liée à ses facultés de digestion (surtout avaler et déglutir), un module « Sark » pour tester et pratiquer sur lui-même ses autopsies, sans parler de cet étrange « pod » d’une forme très équivoque que son assistante Caprice (Léa Seydoux) masturbe avec application (et excitation !) afin de lui ouvrir l’abdomen et d’en extraire les organes. Le « couple » d’amants-artistes formé par Tenser et Caprice est par ailleurs vraiment fascinant : ils sont inversés dans le cadre privé (l’un se recroqueville tel un insecte là où l’autre s’exhibe tel un papillon) et fusionnels dans les contradictions qu’ils étalent dans le cadre public (pratiquer l’art en détourner l’usage d’une technologie médicale, transgresser toujours plus les règles en jouant avec le futur de l’humanité). A eux deux, que mettent-ils en pratique sinon l’œuvre du cinéaste lui-même ?
Cela dit, où diable réside l’art là-dedans ? Tout bêtement dans ce principe qui consiste à changer l’anarchie en cohérence, à créer du sens à partir de rien. C’est que le cinéma de Cronenberg n’a pas attendu 2022 pour tisser une passerelle tangible avec l’art contemporain, laquelle atteint ici son plus haut zénith en forgeant à elle seule la matière graphique et métatextuelle du récit. En gros, on extrait un nouvel organe comme on exposerait une nouvelle toile de Picasso ou comme on sortirait un nouveau film destiné aux masses. On écrit sur et avec des organes (c’est l’« organographie ») comme on écrit ses scénarios en se focalisant sur des « sujets » singuliers. On extrait ces mêmes organes auto-générés comme on aime à matérialiser (= mettre en scène) sa création via un geste artistique, tout en sachant malgré tout que toute création échappe à son créateur (un film se détache de son réalisateur pour être ensuite redéfini par son audience). Et surtout, au détour d’une scène de dialogue, on insiste sur la nécessité de retravailler un futur spectacle insensé (l’autopsie d’un cadavre d’enfant !) pour en extraire le signifiant insoupçonné – c’est Caprice qui parle mais c’est Cronenberg que l’on entend, lui l’artiste qui infiltre les structures codifiées pour mieux propager ses idées et ses angles. Lecture stimulante qui transforme le sous-texte en texte, et qui, à force de défricher un futur fait de cette chair et de ces organes dont Cronenberg a capturé la mutation sur plusieurs décennies, aboutit de facto à son film le plus explicitement autobiographique depuis Chromosome 3. On ne suit pas tant le destin de personnages autonomes que l’évolution déviante de plusieurs mutagènes au sein même de l’ADN cronenbergien. Le cinéaste est lui-même sujet de la mutation qu’il s’efforce d’autopsier, créant aussi bien avec ses tumeurs qu’avec son corps (il compile ses propres films jusqu’à les rendre encore plus hybrides et monstrueux dans un monde qui les absorbe), conscient de la supériorité de l’acte de création qui tente de sublimer ce qui ne doit pas l’être pour mieux dénicher la pulsion de vie dans ce qui propage l’action de mort. N’est-ce pas là l’une des fonctions universelles de l’art ? N’est-ce pas là ce que Cronenberg avait lui-même mis en pratique l’an dernier, en se filmant en train d’embrasser son propre cadavre dans le court-métrage The Death of David Cronenberg ? Ou encore très récemment, en allant jusqu’à mettre en vente une image de ses calculs rénaux en NFT ? Démarche absurde mais plutôt cohérente avec cette forte perception d’un vivier arty qui se propage partout.
Dans la diégèse du film, Cronenberg reste cependant très lucide sur la nature trompeuse de l’art. C’est là que le film exhibe mine de rien une forte matière politique, en particulier au détour de deux scènes. Dans la première, un étrange danseur offre à un public visiblement conquis une curieuse performance artistique censée inviter son audience « à ne plus voir mais à écouter », et pour cause : ses yeux et sa bouche sont cousues tandis que son corps est recouvert de multiples oreilles greffées. D’abord curieuse en soi, la danse tribale qu’il exécute devant son public a tôt fait d’être jugée faussement signifiante et plus ridicule qu’autre chose par son impresario (les oreilles sont fausses !), de même que la façon dont Elias Koteas reconstituait l’accident mortel de James Dean dans Crash frisait la performance suicidaire (un projet artistique condamné à l’échec et un désir qui ne conduit qu’à l’autodestruction). Dans la seconde scène, la proposition faite à Tenser de soumettre ses organes à un concours de beauté est à deux doigts de rejoindre la politique mercantile d’Hollywood visant à formater le travail de tout artiste indépendant désireux de vivre de son art, avec les cérémonies de récompenses qui actent le règne de l’entre-soi (on se nourrit de soi-même). Au vu de tout ça, l’enjeu politique formé par la production des néo-organes se confronte donc au fake et au besoin de divertir à tout prix, le tout suivi de près par un « Bureau national des organes » qui singe cette bureaucratie à la fois flagorneuse et suspicieuse dont Hollywood est le terreau. L’art fait donc ici l’objet d’une surveillance accrue, aussi bien par des autorités avides de contrôle que par des factions avant-gardistes tentées à l’idée de l’utiliser afin de servir leurs propres desseins – on note ici la présence d’une obscure secte qui prône une nouvelle utopie des corps par la violence. Le nouveau « parasite » est donc identifié. Et Cronenberg, via la relecture d’un cinéma d’espionnage qu’il maîtrise comme sa poche, s’en donne alors à cœur joie dans les doubles jeux en cascade (qui ment à qui ?), les enjeux imbriqués (qui veut quoi ?), les reflets ambigus (soyez attentifs quand un miroir apparaît dans le champ…) et les coups de théâtre inattendus (chut…). Si l’art sort vainqueur en fin de course (avec une petite larme qui revalorise in fine la place de l’organique sur le synthétique), c’est parce que son champ d’exploration n’a pas de limites, à l’image de ceux de la science et de la technologie. Savoir que l’on ne sait rien prouve que l’on sait l’essentiel : il faut continuer à expérimenter pour transcender le monde et révéler le futur.
Reste que l’image du futur, donc du nouveau stade de l’humanité, a ici de quoi horrifier : un petit enfant doté d’un grand nombre de néo-organes, assassiné d’entrée par une mère plus anxieuse qu’aimante (Lihi Kornowski, inoubliable femme fatale de l’excellente série Losing Alice) et destiné à finir autopsié devant le monde entier lors d’un spectacle de Tenser. On perçoit tout de suite les connexions cinéphiles derrière cet infanticide : n’est-ce pas là une sorte de miroir déformant renvoyé à la génitrice-mutante de Chromosome 3 (qui somatisait en pondant des bébés monstrueux à la chaîne) et à l’héroïne enceinte de La Mouche (qui finissait écœurée par sa future progéniture) ? Mais il faudra toutefois attendre le dernier quart d’heure pour saisir ce que cette scène-choc, impossible à évacuer tout au long du récit (elle nous hante jusqu’à la fin, on insiste), cachait en réalité : un être humain amené à puiser sa nourriture dans le synthétique, histoire de synchroniser sa propre évolution avec celle de la technologie. Le futur tel qu’il est ici (pré)défini est celui de la néantisation absolue des limites et des tabous, où un crime perd de sa définition originelle (tuer quelqu’un reste impuni), où la génération d’après est sacrifiée en exemple sur l’autel du fanatisme et où la pathologie au sens large se diffuse comme si elle était une drogue. Fasciné autant qu’horrifié par tout ce qui s’écarte violemment de la norme, Cronenberg fait ici honneur à sa réputation de scientifique en filmant du côté de la maladie. En cela, son film n’est pas juste plus dérangeant que la moyenne, il contribue surtout à nous rendre encore plus méfiants, pour ne pas dire carrément étrangers, de ce corps tour à tour beau et dégoûtant dont l’intérieur reste plus que jamais un mystère à sonder.
Si l’Interzone du Festin Nu se voulait autrefois un havre de paix pour les laissés-pour-compte de l’existence, le monde des Crimes du Futur en est le miroir opposé, sombre et désaturé, suintant le crépuscule du règne de l’organique par tous les trous. Le motif récurrent de l’épave de bateau rouillée en est un bon résumé : au-delà de la connexion évidente avec la scène finale de Vidéodrome, cet arrière-plan post-apocalyptique reflète une forme de créativité décadente parce qu’inachevée et laissée à l’abandon. C’est bien là ce que les personnages du film s’appliquent à esquiver en repoussant les limites et les interdits de leur propre condition via la chirurgie (n’est-ce pas là le moyen de garder le contrôle sur un corps soumis à la pression évolutive ?). C’est aussi ce que Cronenberg tente d’éviter en interrogeant la pertinence et la fibre transgressive de son cinéma après une évolution artistique étalée sur plusieurs décennies. Mais s’il ne donne ici jamais de réponse (encore heureux !), toutes les pistes réflexives qu’il soulève filent autant le vertige que le frisson : faut-il commettre un « crime du futur » (donc réaliser un film dangereux) pour échapper à la routine de son monde (donc de son art) ? Quel peut être le nouveau paradigme à suivre, et existe-t-il seulement ? La science de la mise en scène dont fait ici preuve Cronenberg ne permet pas de s’en faire une idée formelle, le cinéaste se contentant de la décliner avec un brio souverain : froideur chirurgicale des cadres, incroyable sophistication de la mise en espace, mouvements de caméra d’une rare précision. Nulle trace formelle et concrète de cette métamorphose attendue, et c’est logique, le jeu des prophéties n’a jamais été du goût d’un Cronenberg très terre-à-terre dans son vertige. Si elle existe, c’est à l’intérieur, tout en bas. Dans les recoins de l’autre « interzone ». Au plus profond de la « nouvelle chair ».
Dans l’une des premières scènes du film, Caprice interrogeait Tenser sur sa douleur provoquée par un organe, et la réponse était franche : « Ni meilleure ni pire, juste différente ». La pure sensation se reçoit et ne se juge pas – c’est d’ailleurs comme ça que l’auteur de ces lignes définit son idéal d’une expérience de cinéma. Ce qui est ressenti pèse infiniment plus lourd que les lectures binaires et manichéennes qui peuvent en découler. On se sait familier de la neutralité de Cronenberg sur l’univers qu’il dépeint de façon froide et hermétique, tant et si bien que le moindre décodeur moral n’a pas lieu d’être. Beauté, pureté, horreur, plaisir, douleur, désir, justice, crime, morale, obscénité, humanité : au fond, le cinéaste canadien laisse ici lui-même la marche de l’évolution décider de la redéfinition possible de toutes ces notions, et c’est tout à son honneur en tant qu’artiste. Cela vous dérange ? Tant mieux, c’est fait pour et ça ne plaira pas à tout le monde. Parce que l’art dégage un potentiel de dangerosité dont n’a jamais été dupe celui qui le pratique, signe d’une croyance absolue dans l’utilité d’un acte subversif dès lors que l’esprit enferme ce qui le dérange (ce qui l’arrange ?) dans des cases étiquetées et des concepts figés. L’artiste et le scientifique sont ici logés à la même enseigne : ils se contentent d’observer, à une distance qui peut se réduire ou s’élargir en fonction du contexte. Et en l’occurrence, c’est tout simplement notre futur à tous que David Cronenberg place ici sous le microscope, avec infiniment plus de lucidité et de prégnance que tous nos coincés du cul dissimulant leur vision zéro sous les oripeaux de l’animal politique. On se souvient que Vidéodrome et Crash avaient respectivement souhaité longue vie à la « nouvelle chair » et au « nouveau sexe ». Au-delà de prolonger ces deux quêtes vers leur nouveau stade, Les Crimes du Futur opère surtout une réactualisation de leurs concepts sous l’angle du besoin le plus vital de l’espèce humaine, c’est-à-dire la survie. Comment l’humanité peut-elle physiquement survivre à ce monde rendu toujours plus toxique et altéré par ses actes ? Ceci n’est pas une question. Ceci est la question. Et ce chef-d’œuvre en est la réponse.
1 Comment
Subtile autopsie du cinéma de Cronenberg. Film somme, sans aucun doute. J’ai beaucoup aimé l’opposition que tu fais entre Le festin Nu qui serait le miroir opposé de Crimes du Futur.
Si le propos est passionnant, le récit (à part l’incipit) est bien trop aride. Le peu de mouvement du film étant les deux femmes ingénieurs, réparatrices, tueuses dont on ne cerne pas vraiment les réelles fonctions. Et puis il y a un point qu’il faut souligner, Cronenberg par le biais de Kristen Stewart, fait preuve d’humour.