Victoria

REALISATION : Sebastian Schipper
PRODUCTION : Deutschfilm, Jour2fête, Radical Media
AVEC : Laia Costa, Frederick Lau, Franz Rogowski, Burak Yigit, Max Mauff, André Hennicke, Philipp Kubitza, Ernst Stötzner
SCENARIO : Sebastian Schipper, Olivia Neergaard-Holm, Eike Frederik Schulz
PHOTOGRAPHIE : Sturla Brandth Grovien
MONTAGE : Olivia Neergaard-Holm
BANDE ORIGINALE : Nils Frahm
ORIGINE : Allemagne
GENRE : Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 1er juillet 2015
DUREE : 2h14
BANDE-ANNONCE

Synopsis : 5h42. Berlin. Sortie de boîte de nuit, Victoria, espagnole fraîchement débarquée, rencontre Sonne et son groupe de potes. Emportée par la fête et l’alcool, elle décide de les suivre dans leur virée nocturne. Lorsqu’elle apprend que le groupe projette de braquer une banque au lever du jour, il est déjà trop tard. La soirée dérape définitivement…

Sur ce site, il a souvent été question d’analyser la place et l’utilité du plan-séquence au sein même d’un découpage de cinéma. Les films sur lesquels on avait pris le temps de s’attarder, de La corde à Birdman en passant par Soy Cuba et Gravity, ne se ressemblaient pourtant pas : leur exploitation de ce parti pris se voulait à chaque fois inédite, atypique, en tout cas tout à fait adaptée à l’histoire racontée et prompte à enclencher une véritable dilatation du temps. Que peut-on ajouter de nouveau au débat lorsque le nouveau prototype à analyser ose – et réussit – la mission impossible par excellence, à savoir un plan-séquence unique de plus de deux heures sans coupe et sans trucage ? Cela n’a certes rien d’une première : Albert Pyun (Infection), Alexandre Sokourov (L’Arche russe) et Gustavo Hernandez (The Silent House) s’y étaient déjà employés avec des résultats divergents qui avaient surtout valeur de performance. En les battant à pleine couture en matière de durée (2h14, un nouveau record !), Sebastian Schipper ne cherchait sans doute pas à leur ravir la place dans le Guinness des records. Mais on avait quand même du mal, même après revisionnage de la bête, à voir clair dans son jeu. Quel était le but ? Impressionner ou émouvoir ? Tester les limites du médium ou les éclater pour de bon ? Choisir le tournage en temps réel pour tenter un simple exercice de style ou pour se la jouer révolutionnaire de l’immersion ? A vrai dire, rien de tout ça…

Coupons déjà court à ces lectures aberrantes du dispositif, guettant dans l’exploitation spectaculaire de la durée réelle un principe soi-disant davantage héritier de l’attraction foraine que du récit. On enrage d’ailleurs que Gravity, œuvre d’une richesse symbolique pourtant inépuisable et sans aucun lien avec un néo-Space Mountain, soit le film qui continue encore aujourd’hui de concentrer tant de jugements faussés et/ou cyniques à ce sujet. Reste que Victoria, par opposition au chef-d’œuvre d’Alfonso Cuarón, ne semble construit qu’autour de la virtuosité de son dispositif. On ne peut d’ailleurs même pas dire que son réalisateur soit étranger à l’idée même d’un cinéma de l’immersion pure qui exciterait les sens de son audience sans rien chercher d’autre. Son CV donne déjà un indice pas piqué des hannetons : outre trois longs-métrages toujours inédits en France, on lui doit une apparition en cycliste dans Cours Lola cours, alias le gros carton techno-speed de 1999 qui aura soudain remis le cinéma allemand sur le devant de la scène. Le lien avec le film culte de Tom Tykwer est évident : une énergie narrative branchée sur les pulsations d’un personnage féminin lancé à fond la caisse dans une intrigue imprévisible. Ainsi donc, sur pas moins de 134 minutes qui déroulent une nuit bien agitée sans discontinuité (d’une danse en boîte de nuit à 5h42 jusqu’à un retour groggy à la réalité vers 7h56), le film reste fidèle à son titre : suivre les inégalités de souffle d’une héroïne ballottée dans tous les sens. Le tout dans un récit qui passe aussi vite qu’il se vit, souffle coupé, sous speed. Ça, c’est la théorie. Mais dans la pratique, c’est assez différent.

Si le choix du plan-séquence unique peut se lire comme la volonté d’un cinéaste de vouloir tout contrôler et ne rien laisser au hasard, alors il y a quelque chose de clairement inédit dans Victoria. Car, a fortiori, l’audace de Schipper se résume finalement au fait de ne surtout pas chercher le contrôle. Faire confiance à l’improvisation. Jouer sans pour autant donner l’impression de jouer un rôle. Enregistrer l’action de façon punk et rythmique. Camoufler les inévitables temps morts par de pures stases musicales. Bref, en guise de synthèse, tenter l’impossible avec ses propres moyens, quitte à aller à l’encontre des conventions auxquelles on serait censé se raccrocher. C’est exactement ce qui guide l’héroïne du film (Laia Costa, sacrée révélation), jeune madrilène ayant dû renoncer à son rêve (devenir pianiste) et devant désormais se débrouiller seule dans une ville qu’elle ne connait pas. Au début du film, alors que cette virée nocturne n’a pas encore démarré, l’un des quatre loubards berlinois qui l’accompagnent va même jusqu’à lui dire « On va te montrer le vrai Berlin ». Tiens tiens, voilà qui rappelle le « Je vais te montrer le vrai Paris » qui lançait et clôturait les festivités destroy du Killing Zoe de Roger Avary. Parce que comme dans ce film-là, le temps de la virée est celui d’un abandon total, quasi punk, où l’imprévu saborde tout sans crier gare, où le vide banal et la tension maximale jouent sans cesse à Un, deux, trois, soleil.

Reste que le danger vise aussi le film lui-même. On aura beau démarrer les festivités sur les chapeaux de roue avec un stroboscope ultra-violent dans un club inondé de musique techno, le piège du plan-séquence unique – en gros, ça dure et ça dure et ça finit par durer trop longtemps… – ne pourra hélas que pointer fatalement son pif, du moins bien avant que n’intervienne l’intrigue policière. En effet, que la caméra ne cesse jamais de bouger n’a rien d’un atout pour prétendre dynamiser une intrigue, et encore moins d’une solution de secours pour espérer faire diversion. C’est bien simple : si la caméra n’a rien à filmer ou à raconter, ça tourne à vide. Dans ces moments-là, Schipper tente certes de creuser l’attraction entre Victoria et l’un des quatre hommes (dont chacun a d’ailleurs un prénom très symbolique : « Soleil », « Boxeur », « Agitation », « Clignotant »…), mais ne maintient alors qu’une émotion assez minimale. L’autonomie dont a visiblement bénéficié chaque acteur durant cet inhabituel processus de tournage confère un hyperréalisme rare à ces scènes anodines, mais ne contribue pas pour autant à dilater le temps autant qu’on ne l’aurait souhaité – sans doute parce qu’aucun enjeu fort n’arrive à s’y installer.

C’est en revanche dès que le stress s’invite sans crier gare dans l’intrigue que le film s’embrase enfin, tirant profit de la durée réelle pour créer une vraie sensation de danger qui ne faiblira jamais jusqu’à la chute finale. Le parti pris formel du réalisateur, qui frisait jusque-là l’ostentatoire, devient alors étourdissant. Parce qu’à l’instar d’un Paul Greengrass, il ne tient plus les rênes de ce qu’il est censé raconter. Nous voilà tout à coup face à un film-expérience qui semble bel et bien s’écrire en temps réel, qui s’abandonne aux lois du hasard à mesure que ses protagonistes – désormais traqués dans une cavale sanglante en plein centre de Berlin – font de même. Avec une idée parfaitement logique en fin de compte : ni début ni fin à cette histoire, comme dans un autre grand film signé Roger Avary (Les lois de l’attraction). Rien de plus que deux cuts brutaux, placés aux extrémités d’un unique bloc scénographique qui, à défaut de renverser le monde (comme l’avait supposé Darren Aronofsky, grand fan du film), aura au moins réussi à retourner comme une crêpe la destinée d’une jeune fille sans schéma prédéfini. Schipper aura vécu de son côté la même mutation : au départ seul face à un défi à la lisière de l’impossible, il aura fini par relever ce dernier sans en respecter les règles, et ce au travers d’une pure dynamique de groupe. Plan-plan, ce super plan ? Pas tant que ça, finalement…

1 Comment

  • Kathnel Says

    j’aime beaucoup l’article comme toujours si éclairant. C’est le premier film que je vois ainsi tourné en un seul plan séquence et j’ai trouvé la performance absolument réussie. Cela donne une dimension immersive qui m’a laissée presque sans respiration par son intensité. J’ai eu le sentiment d’être plongée au cœur de cette nuit infernale, avec ces jeunes berlinois …Une jeunesse qui cherche du sens à la vie sans le trouver, qui semble se perdre dans les extrêmes, pour se sentir exister, qui va dans ce franchissement des limites se confronter au risque de se perdre . C’est une oppressante spirale ordalique pour conjurer l’ennui, une vertigineuse immersion dans l’urgence de vivre que traduit ce long plan séquence effectivement d’une grande audace !

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