Her

REALISATION : Spike Jonze
PRODUCTION : Annapurna Pictures, Wild Bunch
AVEC : Joaquin Phoenix, Scarlett Johansson, Amy Adams, Rooney Mara, Olivia Wilde
SCENARIO : Spike Jonze
PHOTOGRAPHIE : Hoyte Van Hoytema
MONTAGE : Jeff Buchanan, Eric Zumbrunnen
BANDE ORIGINALE : Arcade Fire
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame, Romance, Science-fiction
DATE DE SORTIE : 19 mars 2014
DUREE : 2h06
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Los Angeles, dans un futur proche. Theodore Twombly, un homme sensible au caractère complexe, est inconsolable suite à une rupture difficile. Il fait alors l’acquisition d’un programme informatique ultramoderne, capable de s’adapter à la personnalité de chaque utilisateur. En lançant le système, il fait la connaissance de Samantha, une voix féminine intelligente, intuitive et étonnamment drôle. Les besoins et les désirs de Samantha grandissent et évoluent, tout comme ceux de Theodore, et peu à peu, ils tombent amoureux…

Spike Jonze prend décidément bien son temps entre chaque film. On lui saura gré de le laisser poursuivre son chemin sur cette voie, surtout si c’est pour pondre à chaque fois des films aussi barrés et originaux. Mais quelque chose a bel et bien changé chez lui. Si l’on récapitule, ses débuts de réalisateur, marquant aussi les débuts d’une association fructueuse avec le génial scénariste Charlie Kaufman, nous auront permis de voyager Dans la peau de John Malkovich et de voir ce prodigieux tandem atteindre par la suite le summum de leurs capacités d’Adaptation. Or, en 2009, le projet Max et les Maximonstres stoppait d’un coup sec cette relation : alors que Kaufman se lançait dans la réalisation du complexe Synecdoche New York, Jonze se livrait à une nouvelle (et double) forme d’adaptation, à la fois celle d’un célèbre livre pour enfants (écrit par le regretté auteur Maurice Sendak) et celle d’un cinéaste étiqueté un peu trop vite « bizarre » qui se sentirait soudain des envies de liberté autant que de simplicité. Le voir revenir cinq ans plus tard avec Her est à la fois le signe d’une émancipation assumée au fil de son parcours et la preuve d’une vitalité sans précédent pour un brillant cinéaste que l’on supposait incapable de s’extraire pleinement du carcan kaufmanisé. En un sens, ce dernier constat n’est qu’à moitié vrai : si le style tortueux de Kaufman semble s’être évaporé (on s’en réjouit autant que l’on peut s’en attrister), il reste présent à l’état de parcelles, à la fois précieuses et impossibles à effacer. Lorsqu’une rencontre si enrichissante entre deux personnes s’achève par une séparation, il y a toujours des fragments qui survivent à la déchirure. Cela tombe à merveille, puisque ce nouveau film en photocopie l’image pour l’intégrer dans le registre de la romance : un homme, rendu inconsolable à cause d’un divorce réclamé par son ex-femme, subit dès lors une existence en pilotage automatique peu avant qu’un soleil inattendu ne vienne illuminer sa vie.

Sur deux heures de projection, Her évoque la rupture amoureuse avec une violence sourde qui ne se manifeste jamais de façon ostentatoire, sans doute parce que, pour Jonze, c’est l’environnement lui-même qui bloque chez l’individu sa capacité à extérioriser sa détresse. En l’occurrence, on sera ici dans un futur proche, plus précisément dans une société dystopique où l’individualisme va de pair avec l’assistanat : désormais, les gens ne s’écrivent plus et ne se disent plus grand-chose, si ce n’est au travers d’une technologie de plus en plus présente qui leur facilite les tâches du quotidien tout en les privant de leurs facultés d’épanouissement par l’activité (motrice, physique, cérébrale, etc…). Le héros du film, Theodore Twombly (Joaquin Phoenix, plus sobre et inspiré que jamais), en est peut-être le plus bel exemple : discrètement dévasté par sa rupture avec Catherine (Rooney Mara), cet être sensible se perfectionne dans l’écriture de lettres d’amour personnelles pour le compte de ceux qui éprouvent des difficultés à exprimer leurs sentiments. Une façon pour lui d’externaliser ses sentiments les plus profonds en les superposant aux destins tourmentés de ses semblables.

Mais si Theodore excelle dans son travail, son existence à lui n’est plus qu’une coquille vide qu’il tente de combler autant que possible, histoire de vaincre la monotonie. C’est là que le virtuel intervient : peu à peu, la vie trouve son équilibre à travers l’amour par procuration (les lettres d’amour rédigées pour les autres), la pratique des jeux vidéos (surtout un qui fait intervenir une petite créature virtuelle au langage ordurier, doublée par Jonze lui-même !), l’omniprésence des systèmes informatisés (de l’écran de PC jusqu’à l’oreillette en passant par le smartphone, il y a l’embarras du choix) et les visites d’une amie proche (jouée par Amy Adams) comme dernière trace possible d’une relation humaine marquée par la présence physique. Et même l’hypothèse d’une nouvelle relation ne mène ici à rien d’autre que l’échec : poussé par ses amis à passer la soirée avec une jeune femme sublime (Olivia Wilde) en quête d’une relation sérieuse, Theodore se révèle incapable d’y donner suite, figé devant l’insistance à la fois sincère et flippante de celle-ci. Sur le thème pourtant archi-rebattu de la solitude et des relations humaines, Spike Jonze fait ainsi preuve d’une lucidité prodigieuse en captant comment des illusions, plus ou moins fondées et/ou intérieures, bloquent l’action ou la connexion des individus. Et pousse le constat jusqu’à donner chair à l’impossible : face à tant d’illusions, qu’y a-t-il de plus à ajouter sinon la capacité de se forger un confident absolu et autodidacte, révélant une humanité folle à travers le prisme de la technologie ?

Dans ce futur où la relation avec son ordinateur remplace la relation humaine au point de progresser vers une forme d’amitié inébranlable, il n’y a qu’un pas pour que cette amitié se mue en sentiment amoureux. Le jour où Theodore acquiert un nouveau système d’exploitation, capable de s’adapter à la personnalité de son utilisateur, c’est le choc : l’intelligence artificielle de ce système révèle une voix féminine et sensuelle, et, une fois activée, Samantha devient l’outil parfait, évoluant du statut de gérante (mails, disque dur, corbeille, etc…) à celui de mère, puis de confidente, et enfin d’amante. Rien qu’avec ce concept semi-ubuesque, Spike Jonze joue d’emblée avec la sensation d’évasion absolue procurée par cette technologie. Ce qu’implique ce système n’est en effet pas tant le fait de se forger une relation intime et sans limite au travers du cyberespace que de concrétiser le fantasme ultime, sorte d’Oedipe informatisé où le petit garçon que nous sommes retrouverait racine et énergie dans les bras d’une figure maternelle idéalisée (presque un « inceste spirituel », dénué de tout lien physique). En outre, l’idée d’une intelligence artificielle qui orienterait la destinée de son possesseur (ou, mieux encore, de son « créateur ») était déjà à l’œuvre dans l’excellent S1M0NE d’Andrew Niccol, où une actrice virtuelle, rendue aussi « réelle » que possible et dissimulée aux yeux du monde par son réalisateur-démiurge, était autant le miroir psychanalytique de ce dernier que le point de bascule d’un lent phagocytage des codes du réel par le virtuel (dans ce film, le créateur devenait encore plus « artificiel » que sa créature).

Her va bien plus loin en conférant à l’entité virtuelle une totale autonomie, une humanité prégnante et des réactions intuitives : plus ses besoins grandissent, plus Samantha se rapproche de Theodore, plus leur relation de confiance se mue en passion amoureuse, quasi fusionnelle. Sauf que le corps n’est plus là. Au début du film, Jonze illustrait déjà les effets d’une relation « phone-sexe » en plaçant Theodore en relation téléphonique avec une dingue SM fantasmant de se faire étrangler par la queue d’un chat mort (une scène si tordante qu’elle en devient presque surréaliste). Mais avec Samantha, la disparition du « corps-sœur » au profit du « désincarné » n’est plus un problème pour Theodore : celui-ci s’épanouit dans le fait de vivre avec quelqu’un qui concrétise ses désirs, et l’hypothèse d’une rupture semble impossible. Jusqu’à l’inévitable moment où tout se délite, du manque terrible créé par l’absence du « corps » (même l’emploi d’un substitut féminin lors d’une scène édifiante n’y change rien) jusqu’à la perte totale de la raison. Avec, au bout du compte, un constat terrible que Jonze nous sert sur plateau d’argent jusqu’à nous broyer le cœur : tenter une expérience n’a de sens que si l’on va jusqu’au bout, et l’enrichissement ou la sagesse qui en résultent ne s’acquièrent que par l’échec. La vie comme une suite d’erreurs successives : ce que Judd Apatow illustrait dans Funny People se vérifie ici à nouveau. De ce constat découlera une scène finale déchirante, inoubliable, sorte de happy-end plus unhappy que jamais, qui nous laisse en larmes, définitivement terrassés par l’émotion et par nos propres réponses.

Rien qu’avec un constat comme celui-là, il serait aisé de voir en Her un aboutissement rêvé de dystopie mélancolique, plaçant le spectateur face à son ressenti personnel d’une relation atypique au sein d’un univers qui ne jure que par l’artificiel et l’évaporation de la chair. Ce futur, on ne s’en cachera pas, c’est déjà un peu le nôtre, ne serait-ce qu’au vu des progrès et des innovations sur le terrain des réseaux sociaux (Facebook semble tout à coup surgir de la Préhistoire). Mais est-on pour autant certain de déceler du pessimisme dans cette histoire dénuée de toute dénonciation explicite ? D’où vient cette impression de rêve éveillé, finalement en tous points similaire à celle déclenchée par Sofia Coppola dans Lost in translation, qui nous étreint encore longtemps après la projection ? Pourquoi ce futur supposément effrayant nous apparait au contraire comme rassurant et cotonneux, comme une bulle dans laquelle on rêverait désormais de se lover ?

Ce n’est pas tant la mise en scène de Spike Jonze qui produit cet effet, même si celle-ci participe bel et bien à ce sentiment. De la même manière que le héros cherche dans son emploi à revenir vers le passé (les plus beaux moments de la vie) pour embellir le présent (une lettre d’amour qui fait office de médicament émotionnel), le film installe une atmosphère à la fois stylisée et intemporelle, où les décors de Los Angeles incarnent un mariage rêvé entre la plastique et le design tandis que les looks des personnages ne sont pas sans évoquer un style plus vintage où les modes trop identifiables auraient été rayées de la carte. De plus, la tonalité du film, très proche de la rêverie contemplative comme on l’évoquait plus haut, s’incarne à travers un découpage des plus doux, allié à une bande-son délicate signée Arcade Fire et une composition des cadres aussi simple que d’une précision maniaque (en effet, pas un seul plan ne tranche ici avec l’harmonie parfaite du montage).

Mais au final, le génie dévastateur de Spike Jonze sur ce film ne réside pas tant dans le fait d’avoir enveloppé son audience dans un écrin dont il ne souhaiterait jamais s’extraire (d’autres cinéastes l’ont déjà accompli avec un brio identique) ou d’avoir recentré ses réflexions sur la condition humaine au sein d’un récit plus fédérateur et universel, révélateur de l’éprouvante solitude de l’être humain et de sa difficulté à accepter ses propres émotions. Non, il vient surtout du fait que la dystopie supposée par l’intrigue peut se retourner, du moins pour le spectateur qui regarde le film, en la plus inattendue des utopies. Tentons une hypothèse casse-gueule. Si le film s’appelle Her et non pas It, ce n’est pas un hasard : bien qu’étant au final une entité hélas bien virtuelle pour le héros, Samantha ne l’est pas forcément pour nous. Parce que nous savons très bien qui se cache derrière cette voix sensuelle : ni plus ni moins que l’actrice Scarlett Johansson, fantasme absolu de la gent masculine. D’un bout à l’autre de la relation qui s’installe entre les deux héros, on aura tout le temps de calquer son propre vécu sur la façon dont Theodore interagit avec Samantha (chaque micro-détail de leurs échanges est d’une vérité inouïe), mais, de par le timbre chaud et sensuel de la voix de Johansson, on se surprend à tomber amoureux d’un personnage féminin uniquement perceptible par le son et invisible par l’image.

Mieux encore : en une scène de sexe « mentale » par le lien virtuel, Jonze va jusqu’à oser l’écran noir complet, d’une part pour nous laisser rêver la scène en question, d’autre part pour nous mettre à la place de Theodore, extatique d’avoir enfin pu embraser l’objet de ses fantasmes. A la fois excité comme un dingue et ému jusqu’aux larmes, on « vit » littéralement la scène même sans être dans le cadre, on « voit » l’héroïne même sans la voir à l’écran. En mettant visuellement en application la théorie d’André Bazin (« Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs »), Spike Jonze aura réussi l’impensable : concrétiser un fantasme de spectateur autant que de cinéphile en débarrassant une actrice de son enveloppe corporelle (l’image fantasmée prend le dessus sur l’image réelle), ne retenant d’elle que le faisceau de ses expressions sonores (timbre vocal, respiration, gémissements, caractère, etc…) et les rendant aussi proches que possible de nous, figées à l’encre indélébile dans notre cortex. Être cinéphile peut souvent se définir comme passer son temps à contempler des fantômes sur un écran. Dans le cas de Her, le fantôme surgit d’un nouvel « au-delà » riche de mille possibilités, à savoir le Net et le réseau mondial, capable autant que le 7ème Art de donner chair à nos désirs. Guide subconscient, compagne fantasmée ou fantôme rassurant, la voix de Samantha/Scarlett suscite en nous une émotion infinie et n’est donc pas prête de quitter notre esprit. Film rare et précieux, Her n’est pas un film qui se regarde, mais qui se vit par le ressenti et la capacité de croire en l’impossible. Et tout comme Lost in translation il y a très exactement dix ans, il ne pourra que changer pour de bon la destinée de celui qui tentera l’expérience.

2 Comments

  • Tristan Says

    Superbe Article. Thks

  • cath44 Says

    C’est la plus belle et la plus émouvante analyse que j’aie pu lire jusque-là sur ce film. Her m’a profondément touchée autant par ses qualités cinématographiques que par sa thématique. Le film expérimente une manière d’incarner la présence en ne jouant que sur la voix, en dissociant le corps et la voix,autant que le jeu sur la présence et l’absence. Et quelle voix ! puisque c’est celle de Scarlett Johansson , donc une formidable invitation à fantasmer. Le personnage de Theodore dans sa douleur d’exister, joué par le génialissime J Phoenix est sensibilité absolue, d’une délicatesse, d’une mélancolie incroyables. On ne peut que s’identifier à lui, qu’on soit homme ou femme, tant il suscite l’empathie . Mais le thème du film en lui-même est d’une richesse, car il pose de vraies questions, qui sont très actuelles et qui bousculent nos conceptions sur l’amour, la relation à l’autre, qui interrogent sur un plan éthique aussi. Où est la frontière entre réel et virtuel ? Est-ce qu’un jour les programmes ou logiciels que nous utilisons , qui nous relient les uns aux autres seront conçus pour éprouver de vraies émotions ? Nous serions là dans le franchissement des frontières entre homme et machine …? C’est aussi une approche de la solitude et qui est assez contemporaine…. Il y a des illusions auxquelles nous désirons croire, et c’est justement l’histoire qui arrive à Theodore..
    Cath44

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