Les Lois De L’Attraction

REALISATION : Roger Avary
PRODUCTION : Lions Gate Films
AVEC : James Van Der Beek, Shannyn Sossamon, Ian Somerhalder, Jessica Biel, Kip Pardue, Faye Dunaway, Thomas Ian Nicholas, Clifton Collins Jr, Eric Stoltz, Kate Bosworth
SCENARIO : Roger Avary
PHOTOGRAPHIE : Robert Brinkmann
MONTAGE : Sharon Rutter
BANDE ORIGINALE : Tomandandy
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Comédie, Drame
DATE DE SORTIE : 12 mars 2003
DUREE : 1h50
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Au Camden College, l’essentiel de la vie des étudiants ne se déroule pas pendant les cours. Dans cet univers de fêtes et de débauche, Sean Bateman n’a pas usurpé sa réputation de tombeur. Une bonne partie des jeunes filles du campus peuvent en témoigner personnellement. Paul Denton, lui, affiche au grand jour son homosexualité, mais il a du mal à se trouver des partenaires. Lauren Hynde, pour sa part, est sublime. Elle n’en abuse pas encore. Elle est trop occupée à chercher sa place dans ce monde libertaire qui obéit tout entier aux lois de l’attraction…

Suite à la célébrité soudaine de Quentin Tarantino dans les années 90, une nouvelle génération semblait (re)naître : les cinéphiles adeptes des films de genre bis, des hommages revendiqués, de la culture drive-in, du filmage à l’ancienne et des fameux programmes grindhouse. Et dans cette génération croissante, dans laquelle trop de tâcherons se sont vite imposés (on citera Robert Rodriguez, histoire de se venger de l’infâme Machete), force est de reconnaître qu’un intrus s’était immiscé dans le but de ne pas forcément faire la même chose. Cet intrus s’appelle Roger Avary, et son influence sur la carrière de Tarantino est bien plus forte qu’on ne le croit : coscénariste de Pulp fiction, assistant au scénario pour True romance et Reservoir dogs, sans oublier le simple fait d’avoir œuvré avec le bonhomme dans le vidéoclub dont ils s’occupaient dans leur tardive jeunesse. Et comme le type n’est pas du genre à vouloir rester éternellement dans l’ombre de Tarantino suite au triomphe de Pulp fiction, son style aura pris très vite la tangente par rapport à son ancien collègue.

Concrètement, si l’auteur de Kill Bill prend toujours plaisir à étirer ses séquences à la manière d’un élastique pour ensuite le lâcher au moment le plus inattendu, Avary serait plutôt un adepte de l’effet « boule de neige », à savoir l’accumulation progressive de scènes-chocs en accord avec la thématique utilisée. Déjà, avec Killing Zoe, premier film électrisant autour d’un braquage de banque qui virait très vite au pétage de plomb, il s’agissait de mettre en boîte des scènes allant crescendo dans la folie, à la fois d’un point de vue visuel (le trip sous cocaïne à travers Paris s’accompagnait d’une esthétique floue, mutante et dérangeante) et sonore (la violence du braquage devenait de plus en plus forte jusqu’à la déflagration finale), le tout pour enregistrer une traumatisante descente aux enfers, celle de drogués pathétiques tentant un coup impossible aux allures de suicide programmé. C’était en 1994, et à l’époque, la claque était si puissante que la marque reste encore présente dans notre mémoire de cinéphile. Avec Les lois de l’attraction, adaptation casse-gueule du bouquin culte de Bret Easton Ellis, le pessimisme s’installe désormais au cœur d’un décor que le campus-movie aura eu trop souvent l’occasion de transformer en réservoir à vannes débiles (mais parfois drôles, avouons-le). Ici, en revendiquant une absence totale de pitié, le traitement made in Avary promettait d’être fracassant. C’est le cas. C’est même encore plus que ça.

Pour tous ceux qui ont eu la chance de lire la plupart des romans de Bret Easton Ellis, nul doute que l’écriture si particulière de cet incroyable romancier ne pouvait que marquer les esprits : travaillant la narration comme de la pâte à modeler en prenant soin de redistribuer sans cesse les cartes de son récit, Ellis s’est imposé comme un auteur lucide dont la réflexion, loin d’être à peine esquissée dans ses récits, se reflétait également dans une écriture brute et audacieuse, désorientant ainsi un lecteur habitué des narrations classiques. Dès sa sortie dans les linéaires, le livre « Les lois de l’attraction » avait fait forte impression pour sa peinture sans fard et sans concession d’une jeunesse dorée, sorte de génération en négatif bousculée par sa quête effrénée de jouissance et d’expériences en tous genres, confrontée ici et là aux excès comme aux manques, avec, au final, une impasse radicale.

Pour cela, Ellis choisissait de jouer la carte de l’objectivité sans apposer de jugement sur ses personnages : moins brûlot cynique que véritable étude de comportements, le roman multipliait aussi les zones d’ombre et les moments de bascule sans essayer de combler les trous (par exemple, le roman débutait et s’achevait au beau milieu d’une phrase, tout comme le film), et osait bousculer son récit par le changement incessant des narrateurs, ce qui le rendait à la fois authentique dans son étude de caractères, énigmatique dans la description des choses (il arrivait qu’une même action soit perçue différemment par deux personnages, selon l’état d’esprit de chacun) et honnête dans sa volonté de capter simplement des tranches de vie. Le tout avec un goût pour la culture populaire des années 80 (musique rock et cinéma underground) et une absence totale de résolution des enjeux à la fin. En résumé, on tenait là une peinture acerbe et désenchantée d’un monde sans règles et sans futur programmé d’avance. Et pour oser une adaptation au cinéma que tout le monde jugeait impossible, Roger Avary s’est judicieusement attaché dans un premier temps à un travail monumental sur la question du récit et de la narration.

Dès l’ouverture de son film, absolument démente, Avary marque sa fidélité au style d’Ellis en l’adaptant à la rythmique d’une œuvre de cinéma : si le langage choc et quelques répliques mémorables n’ont pas disparu, l’action prend place dans un kaléidoscope de points de vue fluctuants, que la mise en scène va s’attacher à suivre avec la virtuosité d’un David Fincher. C’est bien simple : au cours d’une fête où tout le monde fume des pétards et se bourre la gueule à la pompe à bière, le cinéaste suit un personnage, nous fait enregistrer ses pensées par l’intermédiaire d’une voix off parfaitement utilisée, capte une action en déroulement, et soudain, l’image se fige et le film se rembobine. Ceci jusqu’à un embranchement antérieur, pour finir par réenclencher la marche avant sur les pas d’un autre personnage que l’on n’avait pas forcément remarqué.

Dès cette intro fracassante, le principe même du film est établi : tout sera affaire de trajectoires parallèles ou croisées, d’intrigues individuelles qui se croisent sans jamais fusionner, de points de vue autonomes qui se confrontent les uns aux autres sans épouser la même perception ou la même vision des choses. Le cadre de l’université ne pouvait que refléter idéalement ce puzzle éclaté : un lieu où les désirs et les destins s’éparpillent ici et là, où chaque micro-événement est source d’une sous-intrigue potentielle, où chacun tente de s’adapter sans réussir toujours à se forger une singularité. En un sens, Les lois de l’attraction pourrait passer pour un film choral, surtout si l’on mesure sa virtuosité à la simple mise en scène d’Avary, toujours prompte à passer d’un personnage à un autre sans oublier de traiter tout le monde sur un pied d’égalité. En effet, même lorsqu’un personnage n’intervient que l’espace d’un plan ou d’une scène, y compris en arrière-plan, la caméra d’Avary réussit à lui conférer une présence et une dimension tragique, les personnages étant par essence déconnectés les uns des autres et contraints de se heurter sans jamais fusionner. Et c’est également à travers ce schéma narratif que le cinéaste réussit encore plus à épouser parfaitement l’écriture déstructurée de Bret Easton Ellis.

Pour le reste, il est intéressant de constater que ce qu’Avary fait subir au teen-movie n’est pas si éloigné de ce que lui et Tarantino avaient offert à la culture « pulp » dans Pulp fiction et True romance. Bien au-delà de la simple satire sociale sur une jeunesse paumée qui foncerait droit dans le mur, Avary capte plusieurs histoires qui, en se rencontrant à des articulations précises du récit, offrent de nouvelles perspectives sur l’action qu’elles avaient mis un point d’orgue à dérouler. De façon plus globale, le cinéaste fait ressentir par ses images et son montage la frustration et les angoisses d’une génération fluctuante, fonçant d’une chose vers une autre, n’attachant que trop peu d’intérêt à ce qui se déroule aux alentours puisque le regard, une fois fixé sur une chose en particulier, élabore un espace-temps qui isole l’élément souhaité et exclut tout le reste. A titre d’exemple, on citera le désir de Lauren (Shannyn Sossamon) pour un autre adolescent parti en voyage qu’elle imagine être son petit ami, la certitude de Sean (James Van Der Beek) que les lettres d’amour reçues dans sa boîte aux lettres proviennent de Lauren, ou encore l’aveuglement de Paul (Ian Somerhalder), sûr et certain de pouvoir rendre Sean fou de lui en étant le plus entreprenant possible. Des illusions, on s’en doute, puisque les désirs, aussi sincères et puissants soient-ils, sont toujours là pour fausser les perceptions.

Les « lois de l’attraction » promises par le titre résident donc dans la succession de trois actions : contact, interaction, abandon. Dans la scène d’ouverture, Sean aperçoit une jolie blonde près d’une table de billard, se lance avec elle dans une séance de drague bizarre (tous deux se demandent s’ils ne se connaissent pas déjà, s’ils n’ont pas déjà baisé ensemble…), la ramène chez elle, la baise vigoureusement, les deux se séparent, fin de la scène. Audace suprême que de vouloir faire d’une telle forme de détachement le moteur narratif du film : qu’ils soient seuls ou nombreux, qu’ils soient conscients ou pris dans un état second, et bien qu’ils puissent forger un lien à travers des rites (orgies, méga-teufs, bouffes au restaurant…), des lieux (chambres, couloirs, salles de classe…) ou des démarches (gestes, langages, ambitions…), tous les personnages sont isolés. Et l’espace-temps délimité par Avary contribue de façon paradoxale à faciliter l’infiltration du spectateur dans leur esprit comme dans leur psyché, aidé par une voix off qui n’en finit plus d’éclater les points de vue.

Les personnages semblent alors se complaire dans l’indifférence, se détacher des autres et se replier sur soi-même, ce qui rejoint du même coup l’expérience des drogues, omniprésentes durant tout le film. L’acte, qu’il soit social, sexuel ou autre, n’est plus le fruit d’une réelle volonté de la part d’un protagoniste, mais une simple idée qui surgit du cortex dans un but objectif de satisfaction de l’instant présent. Ce qu’Avary filme et réussit à faire ressentir, c’est aussi ça : cet instant où la pensée et les actes ne sont plus en adéquation et évoluent chacun de leur côté sans lien réel. Et le détachement en question finit par se répercuter sur tout le film par de nombreuses audaces filmiques : audace d’une narration qui compose un puzzle dramatique dont les ficelles semblent sans cesse nous échapper, audace d’un montage qui ose inclure des coupes brutales entre différents morceaux de musique (voir la scène de danse dans la chambre d’hôtel entre les deux gays) et bousculer le rythme par des accélérations soudaines (grande scène du film : le récit ultra-speed du voyage d’un étudiant à travers l’Europe), audace d’une mise en scène qui use et abuse des effets de style sans autre intention que de souligner la fluctuation interne qui habite ses personnages.

Du coup, puisque la communication n’a plus réellement d’emprise sur le déroulement des choses, il ne reste que l’indifférence (au mieux) ou la violence (au pire). Une violence dont on ne s’étonnera absolument qu’elle se manifeste dès que le souhait de reconnaissance aboutit à un échec, et en cela, la dernière demi-heure aura donc tout fait de clarifier les choses. Une étudiante se précipite vers celui qu’elle croit aimer, mais celui-ci l’a oubliée ou semble ne jamais l’avoir rencontrée. Un garçon contacte un ami au téléphone, mais son interlocuteur ne le reconnait pas, le confondant même avec quelqu’un d’autre. Sans parler du suicide traumatisant d’une amoureuse inconnue, dévastée par l’indifférence du garçon qu’elle aimait, sans jamais se rendre compte que celui-ci ne l’a jamais remarquée. Avec, en bout de course, un constat implacable : « Personne ne connait personne ». Réussir à rendre vraie et traumatisante une phrase aussi banale est l’un des plus grands coups de force de Roger Avary.

Au bout du compte, si l’on excepte la peinture déchirante d’une génération au négatif, que retenir de ces Lois de l’attraction ? Déjà que le premier terme n’est pas le plus important : en réalité, même si les lois existent (voir plus haut), elles ne sont pas fixées, et répondent avant tout aux désirs et aux mythes de chacun. L’addition de deux individus ne pourra produire que deux fictions incomplètes, et même si l’on pourra finalement croire en l’espoir d’une fusion (comme en témoigne ce sidérant split-screen aboutissant à la réunion des deux plans par un trucage invisible), la séparation redeviendra trop vite la règle et les perceptions faussées reprendront leur droit (la fusion des deux images laisse vite la place à un champ/contrechamp où l’on devine une interprétation faussée de l’échange). Les règles, les tabous, les transgressions ne sont que des concepts en soi, et à force de rendre sa mise en scène aussi détachée qu’effervescente, Avary touche juste dans sa peinture du chaos. Et si le constat nihiliste qu’il élabore malgré lui n’épargne rien ni personne, y compris les conflits entre les générations (voir l’apparition de Faye Dunaway en mère alcoolique), le cinéaste transforme la peinture en miroir à la fois réaliste et déformant. Réaliste parce que ce qu’il montre n’est que vérité des attractions entre les individus, vite expédiées vite oubliées, ici retranscrites par des acteurs hallucinants qui cassent leur image avec brio (surtout James Van Der Beek, absolument génial). Déformant parce que sa mise en scène ose des perspectives rares sur ce que le campus-movie ne montrait que trop peu. L’arrière-plan est banni au profil du premier plan. Le public est désormais dans le cadre. Il aura beau s’amuser et trouver matière à jubiler dans une telle effervescence de scènes cultes, il arrivera forcément un moment où se confronter à soi-même sera la finalité de l’expérience. Et après, c’est le choc.

2 Comments

  • Beaucoup de questions sur ces fameuses "Lois de l'attraction", car le film semble être une sorte d'aboutissement pour plusieurs raisons.

    Tout d'abord, c'est clairement le meilleur film de Roger Avary. Killing Zoé n'atteint pas le même niveau, et "Mr Stitch"…bon, n'en parlons pas.

    Ensuite, c'est surtout qu'il n'a pas fait de films depuis. Certes, il a collaboré au scénar de Silent Hill, et celui de La légende de Beowulf, mais pas de nouveau film, et ça fait déjà presque dix ans.

    Et puis, c'est la meilleure adaptation de Bret Easton Ellis. Et ça, c'est un truc que je comprends pas. Car mine de rien, Ellis est un écrivain super visuel, et tout comme Chuck Palahniuk (écrivain encore plus visuel), les adaptations de ces livres en films se font rares, les adaptations réussies encore plus.

    Et puis, "Les Lois de l'Attraction", c'est la promesse que James Van Der Beek sera un des acteurs sur lesquels on pourra compter…Promesse non tenu puisqu'il a disparu de la circulation.

    Bref, un véritable mystère que ce film finalement (et le blu-ray, c'est quand ils veulent).

  • Juste pour réagir à ton com sur le Avary, Jonathan : perso, j’adore KILLING ZOE, je trouve le film hallucinant et sacrément énervé, avec un Jean-Hughes Anglade, et quand à MR STITCH, je suis d’accord, mieux vaut ne pas entrer dans le sujet, c’est clairement un ratage.
    Par contre, ce qui me met en joie, c’est qu’Avary a eu longtemps l’ambition de porter à l’écran « Glamorama », qui est mon roman préféré au monde, et qui est à mes yeux le meilleur bouquin de Bret Easton Ellis. Le souci, c’est que l’adaptation semblait trop difficile à faire, et puis, Avary est allé récemment en prison pour je ne sais plus quelle accident de la circulation. Mais récemment, on a appris que le projet était relancé et qu’il allait se faire très prochainement. J’ai trop hâte, car ce livre (je ne sais pas si tu l’as lu) est éminemment provocateur et cinématographique. Autant dire que ça promet !
    Et sinon, tu as raison : le blu-ray des LOIS DE L’ATTRACTION, c’est quand ils veulent !

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