Hallucinations Collectives 2018 – Le bilan

Une question était restée en tête à la fin de la dixième édition des Hallucinations Collectives : et si tout s’arrêtait là ? Une remarque assez énigmatique du grand organisateur Cyril Despontin avait suscité un léger doute lors de la clôture de l’an dernier, mais on le sait désormais, c’était à cause de la fatigue. Parce que si la fatigue se justifie par un tel marathon de films (pour nous) et par un tel parcours du combattant en matière de programmation (pour l’équipe du festival), elle reste une donnée indispensable. Sortir de ce festival lyonnais auquel on accepte volontiers de mettre notre organisme à rude épreuve, c’est éprouver la sensation d’avoir absorbé et digéré tout un pan du cinéma en à peine une semaine. Non pas à la manière d’une banale rétrospective comme la plupart des festivals en pondent treize à la douzaine, mais au travers de plusieurs courants thématiques qui laissent de côté la question du « genre » pour nous inviter au contraire à voyager, à vivre et à halluciner. On aurait pu ressortir cette définition pour chaque édition, mais elle nous semble particulièrement adaptée pour cette 11ème édition placée sous le signe de « l’amour fou » et de l’ensorcellement – il y était souvent question de sorcières et de passages de l’autre côté du miroir. En outre, pour ajouter à la joie de revivre à nouveau une pure semaine de découvertes et d’enrichissements cinéphiles, votre serviteur aura eu cette année l’honneur de faire partie du jury presse, en compagnie de deux confrères eux aussi très habitués du festival (Josh Lurienne de Weird Movies et Vincent Nicolet de Culturopoing), afin de primer en fin de festival l’un des longs-métrages issus de la compétition officielle. Une joie que nous invitons à partager en notre compagnie tout au long du compte-rendu de cette semaine aussi passionnante qu’épuisante…


Une prière avant l’aube (Jean-Stéphane Sauvaire)

JOUR 1 : VIENS PRENDRE TA CLAQUE !

Le premier soir est toujours celui de la mise en condition. Pour le coup, en plaçant les projections presse sur les jours suivants, l’équipe du festival nous aura laissé la possibilité de rentrer fissa dans la danse par une double séance très contrastée qui avait bel et bien valeur de réveil brutal. Après les présentations d’usage et la projection de la bande-annonce du festival, l’équipe nous aura fait un vrai cadeau en guise d’amuse-gueule : ni plus ni moins que le nouveau court-métrage d’une réalisatrice française si chère à notre cœur de cinéphile (qui plus est invitée du festival il y a deux ans pour une Carte Blanche d’un très haut niveau), présenté tout chaud dans une belle copie peu après une présentation furtive à la Berlinale. Lucile Hadzihalilovic avait pris soin de décrire ce bien nommé De Natura de la façon suivante : « L’eau, la terre, l’air, le feu, et deux fillettes au cœur de l’été ». Et c’est exactement cela. Analyser ce petit bijou de cinq minutes ne rimerait d’ailleurs à rien, tant le filmage doux et évanescent propre à sa réalisatrice ne s’encombre ici d’aucun bout de gras narratif ou thématique. Au-delà de la simple vision de deux enfants qui s’épanouissent dans le monde extérieur, tout tient ici dans une série de plans tout sauf anodins sur des éléments où la beauté de la nature se confronte à son pourrissement (on y filme des fruits mûrs et pourris côte-à-côte). Comme elle l’avait fait avec Innocence, Hadzihalilovic semble à nouveau enregistrer la vie qui s’épanouit, la nature qui englobe et interpelle l’enfant, le regard de la jeunesse dans un cosmos qu’elle peine à définir ou à interpréter. C’est beau, c’est poétique, c’est aussi inquiétant sous bien des aspects, bref c’est du Hadzihalilovic pur jus.

Et voilà qu’après ces quelques minutes de zénitude en pleine nature, la sélection officielle démarre soudainement avec une bonne demi-douzaine d’uppercuts dans les gencives ! Les festivaliers de la cuvée cannoise de 2017 nous avaient déjà prévenus que la baffe allait être particulièrement violente, et Une prière avant l’aube a bel et bien tenu ses promesses de ce côté-là. En ouvrant le festival et la compétition longs-métrages avec un amoncellement de brutalité virile et sans aucune concession, c’est dire si le retour de Jean-Stéphane Sauvaire à la fiction dix ans après Johnny Mad Dog n’a pas fait dans la dentelle. Là encore, le parti pris du cinéaste s’exprime comme à son habitude par une recherche documentaire sur un sujet aussi actuel que potentiellement brûlant (la condition des détenus dans les prisons thaïlandaises remplace ici l’embrigadement des enfants soldats en Afrique), ici concrétisée par un principe d’hyperréalisme total dans les scènes de violence. Un cinéma primitif et viscéral, en somme, censé nous faire épouser la sensation de danger et l’absolue brutalité des actions à la manière d’un chemin de croix sensitif, en l’occurrence celui d’un jeune boxeur anglais bien réel (Billy Moore, ici joué par le très charismatique Joe Cole) incarcéré en Thaïlande pour détention de drogue et qui cherchera sa rédemption dans les combats de boxe thaï. Le souci, c’est que le défaut majeur de Sauvaire sur Johnny Mad Dog s’est lui aussi répercuté à nouveau ici : fouiller une situation de danger et de violence par une mise en scène hyperréaliste, c’est très bien, mais encore faut-il que la finalité de la chose ne se limite pas à sa seule intention de départ (à savoir se reposer sur une pure mécanique d’impression et de choc).

Même avec un pitch à la Midnight Express, Sauvaire ne cherche pas à transcender un schéma narratif plus éculé qu’autre chose (les histoires de rédemption en milieu carcéral, ça commence à devenir sacrément cliché !) et s’en tient au vif de la situation, en l’état creusé et amplifié par une énergie certes dévastatrice. On pourrait louer un travail impressionnant sur le son, mais on a juste envie de se boucher les oreilles devant une bande sonore qui enregistre plus du bruit que de l’énergie. On pourrait adhérer à cette caméra portée qui immerge au cœur de l’enfer, mais elle ne fait jamais preuve d’une quelconque symbolique au travers de l’image. On pourrait se sentir éprouvé par tant de violence ressentie, mais on a parfois l’impression que Sauvaire vise moins la sensation pure et dure que l’agression dure et impure. Il en était déjà de même dans Johnny Mad Dog, où son regard sur des enfants soldats drogués et incités à jouer les terreurs se voyait sans cesse relégué en arrière-plan au profit d’une hystérie vite soûlante et d’un manichéisme en l’état impardonnable. Il faudra donc encore attendre avant de voir Sauvaire en train de traiter vraiment un sujet par l’image et le son au lieu de privilégier l’image et le son comme force brute qui affaiblit in fine le sujet.


The Lords of Salem (Rob Zombie)

JOUR 2 : ONIRICO FLOW

En ce deuxième jour, c’est surtout le début des festivités pour la rétrospective Sabbat Mater : The Lords of Salem de Rob Zombie, décrit par son auteur comme étant ce qui se serait produit si Ken Russell avait voulu adapter Shining. On ne saurait dire mieux pour décrire ce pur bijou ésotérique, hélas privé de sortie en salles il y a six ans, alors que le (re)voir dans une salle obscure a vite fait de décupler tout son impact. Ambiance pesante et malsaine, sound design tétanisant, lenteur calculée des travellings, Scope aiguisé comme un rasoir triple lame, scènes chocs bombardées de violence graphique, défilé de stars du genre dans les seconds rôles (citons Dee Wallace et Meg Foster), Sheri Moon Zombie en pythie rock à rastas, meilleure chambre du monde (dormir dans un lit aux couleurs de Twin Peaks avec la lune de Méliès sur le mur, c’est quand même la grande classe !) : bref, sous la houlette d’un Jason Blum pour le moins protecteur vis-à-vis de l’auteur qu’il a entre les mains, Zombie venge son honneur après avoir subi l’enfer des psychopathes Weinstein sur la conception de ses deux Halloween, et signe par la même occasion son film le plus envoûtant.

Autre rétrospective entamée ce jour-là : A travers le miroir, et ce à travers un vrai ovni sur lequel on continue de s’interroger. Deuxième – et hélas dernier – film du réalisateur tchécoslovaque Pavel Juracek, Un cas pour un bourreau débutant pourrait être défini de la façon suivante : c’est un peu le voyage d’un Gulliver qui deviendrait Alice au pays des bizarreries kafkaïennes. Trois références pour le prix d’une, certes, mais avant tout un récit symbolique aux sous-entendus subversifs très palpables, dans lequel un homme, à la suite d’un accident de voiture, découvre un lapin mort habillé en costume, lui vole sa montre à gousset (apparemment, il devait être en retard et n’avait pas le temps de dire au revoir…) et atterrit dans un monde très étrange où les exécutions ressemblent à des numéros de cirque et où les réactions de tout un chacun défient la logique. Forcément le genre de pellicule impossible à pitcher ou à caser, et que la censure étatique de l’époque n’aura pas vu d’un très bon œil, s’empressant alors d’interdire le film et de détruire par la même occasion la carrière de Juracek. Mais au-delà de références avouées à Lewis Carroll et Jonathan Swift, le résultat relève plus de la dérive onirique, d’une immersion dans un espace-temps régi par l’illogisme, où le familier et l’inquiétude entament une étrange partie de mikado d’un bout à l’autre. Bon, certes, outre le fait qu’il faut vraiment s’accrocher pour suivre, il y a quand même quelques loupés : la voix off inaugurale parasite un premier quart d’heure pourtant riche en visions sidérantes, et surtout, le taux d’absurdité irriguant le propos politique en filigrane ne parvient jamais à égaler celui des précédentes adaptations de Kafka (Le Procès d’Orson Welles, pour ne citer que la meilleure). Mais l’immense beauté de l’univers visité (tout en décors réels !), la pureté de la photo en noir et blanc et l’audace de certains décrochages oniriques ont finalement raison de toute critique.

La compétition se poursuit avec hélas une première désillusion : Radius de Caroline Labrèche et Steeve Léonard. Entendre les deux réalisateurs évoquer leurs références dans une petite introduction avant le film nous avait fait craindre le pire : X-Files et Twilight Zone, passe encore, mais David Fincher et Old Boy… euh, là, on cherche encore… Toujours est-il que ce thriller fantastique – dont il est préférable de ne rien savoir avant de rentrer dans la salle – ne repose que sur une mécanique de twists en cascade sensés élucider un mystère posé dès la scène d’ouverture. Le souci dans ce genre de cas, c’est qu’il est nécessaire d’inventer au préalable de vraies situations, de donner vie à des personnages creusés et consistants, et surtout, d’avoir une ébauche de sujet et de propos à développer par le biais de ce principe narratif. Or, au travers d’enjeux scénaristiques complètement creux, d’acteurs sous-dirigés et d’une esthétique on ne peut plus conventionnelle, Radius coche hélas toutes les cases du petit film « scénario-centré » qui tente d’esquiver son absence de sujet par une enfilade vite lassante de « ah tu croyais que c’était ça mais en fait c’était ça » et de « en fait ça voulait dire cela mais il y avait aussi ceci qui justifie ce que l’on avait aperçu au début. Le genre de plat fade qui veut nous faire croire à une manipulation vicieuse là où celle-ci se devine d’entrée et se suit avec un désintérêt croissant. Et comme on n’a jamais ni les nerfs en stretching ni les neurones en surchauffe, l’affaire était vite réglée.

Les séances pour adultes des Hallucinations Collectives, c’est un peu comme les réceptions de l’ambassadeur : le maître de maison a toujours très bon goût ! Cette année, et une fois de plus, le festival aura donné dans le haut de gamme avec Scoundrels de Cecil Howard (alias Howard Winters), petit bijou de pornographie potache et satirique dont le pitch ferait fureur pour un vaudeville paillard à la Max Pécas. Grosso modo, un psychiatre marié se tape sa secrétaire qui couche avec un autre homme qui est en fait l’amant de la femme du psychiatre qui elle-même se tape le petit ami de sa fille qui elle-même couche avec à peu près tout le monde ! On l’aura bien compris : tous ceux pour qui le 7ème Art se limite à Duras, Rivette et Kiarostami peuvent fuir séance tenante et retourner lire Les Cahiers du Cinéma dans la salle d’attente de leur psy. Pour les autres, il sera amusant d’y trouver un regard satirique sur la cellule familiale, très porté sur la potacherie hard et embelli par une réalisation suprêmement esthétique (qui aura d’ailleurs valu à son réalisateur d’être qualifié de prétentieux par une industrie du porno décidément pas très exigeante). Entre comédie et tragédie, le parcours de ce psychiatre infidèle (Ron Jeremy dans un rôle à contre-emploi) devient ici un regard sans concession sur un monde social où trop de désir finit par tuer le désir. Dans le genre, c’est une sacrée réussite, voire même un fleuron du genre qui reste habité et pénétrant du début à la fin. Nom d’une pipe !


La Panthère Noire (Ian Merrick)

JOUR 3 : TUEURS-NES ?

Du peu de souvenirs que l’on gardait de sa découverte, La Panthère Noire restait un killer-movie radical, sec et sans fioritures comme on avait pu en produire dans les années 80, un peu à l’image du mémorable Henry : portrait d’un serial-killer de John McNaughton. Le revoir une seconde fois – qui plus est sur grand écran – altère quelque peu ce jugement. Il semble déjà capital de préciser que ce film, centré sur l’authentique parcours criminel de Donald Neilson dans l’Angleterre des années 70, ne méritait en rien son interdiction en Angleterre pendant des années, et que la raison est à chercher du côté d’une presse anglaise prompte à conspuer une œuvre soi-disant racoleuse et immorale avant même d’en avoir vu la moindre image. Aujourd’hui, le film maudit d’Ian Merrick n’est clairement pas le genre de film à donner aux âmes sensibles l’envie de cauchemarder. On peut toutefois y voir une épure intéressante du genre, infusant mystère et pistes multiples sur ce qui forge l’identité d’un meurtrier, mais hélas sans la radicalité formelle et narrative du chef-d’œuvre de McNaughton. Les choix adoptés sont ceux d’un réalisme à toute épreuve, avec un ton aussi grisâtre que les décors visités, et surtout en collant aux basques d’un personnage plus empoté qu’autre chose, ex-soldat coupable d’actions postcoloniales, incapable de se réadapter à la vie civile et lancé dans une croisade meurtrière à des fins purement pécuniaires. Merrick fait parfois naître un décalage très perturbant dans des scènes où la banalité des « cibles » (de simples bureaux de postes, où le braquage finit toujours mal pour cause de panique) est en contradiction avec la préparation militaire faite en amont (tant d’arsenal déployé par un type aussi insignifiant et impulsif !). Mais il manque à son film un style, une patte visuelle, une singularité narrative qui permettrait d’élever le sujet au-delà de la simple retranscription de fait divers. Intéressant à voir, cela dit.

Le grand spécialiste du 7ème Art Eric J. Peretti nous avait prévenus avant la séance : beaucoup de films osés ont été projetés aux Hallucinations Collectives depuis sa création, mais Forbidden Zone allait sans doute être celui pour lequel l’équipe du festival finirait un jour au bûcher ! On s’est très sincèrement posé la question en sortant de la salle : le résultat est-il le truc le plus niqué du cerveau que notre festival adoré nous ait offert à ce jour ? Toujours est-il qu’au final, il n’existe aucun qualificatif digne de ce nom pour décrire ce film. Et sans doute encore moins pour dire s’il s’agit d’une réussite avant-gardiste ou d’un nanar indéfendable. En même temps, c’est la règle des ovnis : des hallucinations constantes qui, à mesure qu’elles déroulent leur programme, tendent à transcender les époques et les genres. Au vu d’une œuvre conçue par les frères Elfman (Richard à la réalisation et Danny à la musique) qui venaient alors de fonder le collectif Oingo Boingo (ça y est, vous avez de nouveau le cultissime Weird Science dans la tête ?), ce pastiche de jazz et de chansons populaires explose tous les boulons du système D et du mixage référentiel. Tenter d’en résumer l’intrigue foutraque serait une vraie tannée. Disons simplement que le but consistait à relier plusieurs numéros musicaux au travers d’une histoire, avec une cohérence qui serait à puiser du côté de l’excentricité. Voir le film en VOST assurera déjà un quota maximal de fous rires, ne serait-ce qu’en raison de l’épouvantable anglais de Marie-Pascale Elfman (l’épouse française du réalisateur) et du non-jeu d’Hervé Villechaize (le serveur nain de L’homme au pistolet d’or). Mais on pourra aussi compter sur une quantité folle de nudité gratuite, de caricatures xénophobes, de déviances sexuelles et d’idées frappadingues (notons un lustre humain et un voyage dans l’intestin grêle !). Le tout shooté dans des décors probablement loués par AB Productions entre deux tournages de Pas de pitié pour les croissants, et joué par une bande de cinglés désinhibés qui semblent improviser non-stop à la manière d’un sketch des Trois Stooges dirigé par un Jean-Christophe Averty sous speed… Non, vraiment, il n’y a pas de mot pour décrire ce truc de malade…

La discussion et le débat sur les films visionnés par les trois membres de notre jury presse ne furent pas aussi simples que prévu (chacun ayant eu son propre ressenti sur les films visionnés), mais avec Jersey Affair de Michael Pearce, l’impression d’avoir tenu une perle rare capable de fédérer tout le monde était plus que tangible. Légitime, l’angoisse du grand organisateur Cyril Despontin vis-à-vis de ce film ne l’était finalement peut-être pas : si cette intrigue amoureuse sur fond de la fameuse affaire de la « Bête de Jersey » (un redoutable violeur d’enfants qui aura longtemps sévi sur la petite île britannique durant les années 60) semblait en effet un peu hors sujet avec l’esprit des Hallucinations Collectives, il fallait au contraire se montrer patient pour guetter un vrai puits d’ambiguïtés sous cette chape de fait divers basique. Bien plus tordu qu’il n’en a l’air, ce récit adopte le point de vue contrasté d’une jeune femme (époustouflante Jessie Buckley), tiraillée entre son amour pour un monstre potentiel et l’emprise d’une communauté intolérante. Aussi à l’aise dans le drame poignant que dans la pure mise en tension, Michael Pearce émeut en même temps qu’il perturbe, ne tombe ici dans aucun piège et tisse au contraire avec brio celui dans lequel il tend à vouloir nous précipiter. Sa force est de faire plier la certitude sous le poids du doute constant, usant de divers revirements de récit et d’une psychologie vacillante de son héroïne pour faire vriller les apparences, et ce jusqu’à un double climax final qui laisse là encore l’incertitude gagner du terrain. C’est donc de cette approche du concept de dualité, ici combinée à une maîtrise folle du genre et de la caméra, qu’un vrai sentiment d’hallucination finit par naître pour ne plus nous lâcher en sortant de la salle. Pour un coup d’essai, on peut clairement parler d’un coup de maître.

Baba Yaga de Corrado Farina aura poursuivi la thématique Sabbat Mater avec une nouvelle histoire de sorcière, adaptée pour le coup d’une bande-dessinée éponyme de Guido Crepax (artiste mis à l’honneur dans une exposition durant le festival). Il y est question d’une jeune et jolie photographe jouée par Isabelle de Funès (oui, c’est la nièce de…) qui, à la suite d’une rencontre hasardeuse, tombe sous l’emprise d’une étrange dame en noir, Baba Yaga (Carroll Baker), figure vieillissante et inquiétante qui pourrait bien cacher une âme de sorcière. Si l’on peut y retrouver la dimension polardeuse et la touche érotique inévitables dans cette catégorie de production bisseuse transalpine, on ne peut pas dire que le résultat ait de quoi nous rassasier des deux côtés. Le rythme est mou, la réalisation frileuse, le relief saphique et psychanalytique réduit à l’état de fausse promesse, sans parler d’une paire de séquences à très haute teneur raciste qui ont provoqué quelques réactions outrées en pleine projo. Pas assez excitant pour égaler la puissance érotique d’un Franco, pas assez captivant pour tutoyer la maîtrise narrative d’un Bava, pas assez audacieux pour patauger dans le même bain expérimental qu’Argento, Baba Yaga n’a quasiment rien pour nous laisser gaga de lui. Aussitôt vu, aussitôt oublié…


Goto, l’île d’amour (Walerian Borowczyk)

JOUR 4 : DE LA JOIE A LA DEPRIME…

Revoir un film de Walerian Borowczyk en salles est toujours la promesse d’un voyage singulier, idéal pour « passer de l’autre côté du miroir ». Logique que son excellent Goto l’île d’amour ait trouvé une place de choix dans la rétrospective concernée. Lorsqu’il se lance alors pour la première fois dans le long-métrage en prises de vue réelles après une longue carrière dans le court-métrage et l’animation, Borowczyk a déjà un lourd bagage anticonformiste derrière lui, tant sur la forme que sur le fond. La sortie de ce film en pleine mouvance de Mai 68 tombera à pic pour intensifier son regard dénonciateur et sensuel sur la tyrannie du pouvoir. De ce fait, le résultat opte pour le biais symbolique de la parabole, pour ne pas dire du conte de fées cruel, pour décrire un pays imaginaire où se multiplient les symboles des pires dérives totalitaires – du stalinisme au fascisme. Comme chez Luis Buñuel, le surréalisme s’ancre ici très simplement dans les petites composantes d’un monde où tout semble absurde et décalé, des comportements aux emplois des personnages (tiens, tous leurs prénoms commencent par « G »…), avec une logique qui contourne celle des rêves – tout sonne crédible sans être onirique pour autant. Goto se rattache ainsi pleinement à la fameuse notion de « surréalisme social », où un monde imaginaire est décrit à la manière d’une peinture réaliste, dans laquelle l’irrationnel et la subversion politique sont chuchotés par les actions filmées et les symboles affichés.

>>> Lire notre dossier sur Walerian Borowczyk

Comme souvent aux Hallucinations Collectives, l’un des plus grands événements de la programmation reste la projection d’un film totalement inconnu sur lequel le taux d’espérances a de quoi crever le plafond. Cette année, le grand gagnant potentiel était Spider de Vasili Mass, annoncé comme étant une rareté onirique en provenance de Lettonie que l’équipe du festival avait eu la chance de découvrir quelques mois plus tôt. Encore une fausse promesse dont il aurait fallu se méfier dès le début : le temps d’une citation lourdingue de Sigmund Freud en guise de carton d’introduction, on faisait déjà une vilaine grimace. Parce qu’au vu d’une intrigue se résumant à la dérive onirique d’une jeune fille servant de modèle pour un peintre quasi méphistophélique, on se souvenait soudain que l’équation « perte d’innocence + entrée dans l’âge adulte + éveil à la sexualité = grand film libérateur » avait fini par devenir un gros cliché bien lourdingue au fil des années. Et là, avec ses trucages faiblards en animatronique, son onirisme de papier de bonbon, ses choix musicaux souvent hors sujet et sa symbolique freudienne qui pèse des kilotonnes (la jeune vierge « prise » dans la toile… hein, on se comprend ?), Spider titille trop souvent les fibres du nanar. Quelques perspectives intéressantes sont à relever ici et là (dont des effets de surimpression d’images qui semble placer l’héroïne dans des tableaux vivants de Bosch et de Dante), mais hélas à l’état de petites miettes soufflées tout au long d’un récit plan-plan, à peine gigoté par des effets de style pseudo-Argento (couleurs à la Suspiria, cadrages en mode Inferno…). Pas de quoi rester bloqué dans la toile, ni même face à elle…

La soirée du vendredi soir est généralement aux Hallucinations Collectives l’occasion d’intégrer une mini-thématique au cœur même du festival avec deux films mis en liaison ou en opposition. Côté liaison, il aura été question cette année de films en provenance de Corée du Sud, toujours inédits à ce jour en France. Côté opposition, le premier fut une vraie explosion de joie et d’humour tandis que le second nous aura surtout donné envie de nous acheter une corde, histoire de fuir une fois pour toutes ce monde de merde ! Sur le brillant Welcome to Dongmakgol de Park Kwang-hyun, on pourrait résumer l’affaire en voyant ce petit bijou comme le pendant kawaï du JSA de Park Chan-wook. Ou alors, pour ceux qui aurait déjà joué au jeu vidéo Final Fantasy VIII, il suffirait d’imaginer les armées de Balamb et de Galbadia qui arrêteraient soudain de se foutre sur la gueule après une pause caca à Shumi Village ! En tout cas, il y avait largement assez de fantaisie, de beauté, de ruptures de ton et d’ironies situationnelles pour évoquer à nouveau l’absurdité du conflit coréen sous un angle original et utopiste. Le genre de petite merveille surgie de nulle part qui fait gonfler le cœur façon mongolfière. Du moins avant que le réalisateur Yeon Sang-ho (désormais connu pour son efficace Dernier train pour Busan) ne vienne nous le crever à répétition avec son deuxième film – animé celui-là – The Fake. Là, il est clair que l’heure était à la dépression la plus totale : la chronique sociale ici dévoilée, mêlant deux calvaires impossibles à atténuer (celui de personnages manipulés par des croyances illusoires et celui d’un bourreau ignoble métamorphosé malgré lui en héros tragique), ne rate jamais une occasion pour (sur)charger la mule en matière de poisse, de nihilisme et de cruauté. C’est bien simple : en sortant de ce film, on avait juste envie de mourir, tout en étant persuadé d’avoir vu un grand chef-d’œuvre sur l’horreur contemporaine. La digestion étant encore nécessaire pour mieux encaisser tant de dureté, on ne manquera pas de revenir sur ce film inédit lorsqu’il sortira dans les mois à venir – une sortie en Blu-Ray semble être prévue pour le mois de mai.


Mutafukaz (Guillaume Renard & Shojiro Nishimi)

JOUR 5 : MA 6-T VA (TE FAIRE) CRACK-ER (LA TÊTE)

Les habitués de nos comptes-rendus des Hallucinations Collectives ont sans doute déjà pu le remarquer : l’une des grandes joies du festivalier consiste à se lever un samedi matin pour aller déguster en début de journée de petits courts-métrages, l’esprit léger et l’ouverture d’esprit optimale. Là encore, un programme de choix nous attendait, marqué par une prédominance bien réelle pour le cinéma d’animation. Première joie à la découverte du programme : retrouver parmi les neuf petits films sélectionnés le bouleversant et hilarant Min Börda de Niki Lindroth von Bahr, grand vainqueur de sa catégorie l’an dernier au festival d’Annecy, et dont le relief de comédie musicale très scandinave (beaucoup de plans fixes surchargés en humour décalé) sur l’infinie mélancolie de l’individu sociétal compartimenté n’a pas manqué de marquer les esprits (ce fut finalement le grand gagnant du public). Bien entendu, on s’est réjoui de cette belle réception, tout comme de savourer le très enragé Et le Diable rit avec moi, court-métrage de fin d’étude du jeune Rémy Barbe qui développe une vraie sensibilité pour la marginalité et la différence par le biais du calvaire d’un jeune fan de films d’horreur qui dialogue avec le Diable. Le choix d’un Scope très sombre, l’aspect très rougeâtre de la photo et la présence du génial Jackie Berroyer n’ont d’ailleurs pas manqué de nous évoquer le mémorable Calvaire de Fabrice Du Welz. C’était là aussi l’un de nos préférés, et le résultat n’a pas manqué de taper dans l’œil du jury lycéen.

Pour le reste, du bon et du moins bon à picorer ici et là. On passera très vite sur l’insignifiant Wednesday with Goddard de Nicolas Ménard qui mélange assez mollement la quête spirituelle et la love-story burlesque, ainsi que sur le très dégueu Belial’s Dream qui explore l’univers crade de Frank Henenlotter avec un goût lassant pour les matières humides et organiques. Même verdict pour Reruns, où le fameux Rosto (ancien gagnant de la compétition courts-métrages il y a cinq ans) nous perd dans un délire labyrinthique et submersible dont on peine à extraire une vraie logique de rêve et de narration. L’Américain It began without warning avec ses enfants tueurs et l’ibérique Knock Strike avec son animation élastique avaient quand à eux bien plus de choses à défendre. On se permettra en revanche de mettre l’accent sur deux jolies pépites : d’un côté le très beau Nocturne d’Anne Breymann qui déroule un très étrange jeu entre des créatures de la forêt dans une animation très burtonienne ; de l’autre l’hilarant Etat d’alerte sa mère de Sébastien Petretti qui tourne en dérision le contrôle au faciès dans les banlieues françaises d’aujourd’hui avec deux jeunes « niqueurs » en guise de sujets d’expérience.

C’était l’une des séances les plus électriques du festival d’Annecy il y a un an, on y était et on n’en était pas revenus intacts. Un an après, et ce après un petit détour par les pistes de ski de Gérardmer, Mutafukaz (prononcez le mot à l’américaine !) allait enfin mettre le feu aux Hallucinations Collectives ! Il y aurait déjà tant à dire sur le titre, emprunt d’une coolitude badass qui suffit à définir remarquablement bien ce qui faisait la spécificité de la bande dessinée de Guillaume Renard (ou « Run » pour les intimes). En combinant la crudité graphique de comics à la sauce Wanted avec des influences west coast en matière d’univers marqué par la violence urbaine, les cinq volumes de Mutafukaz constituaient un rare exemple de fuite en avant outrancière, punk et diaboliquement énervée, dont le parcours rebelle de ses deux héros reflétait une exploration des limites du libre arbitre dans un monde tentaculaire, le nôtre bien sûr, où l’individu ne cesse d’être rangé dans une case qui lui serait initialement allouée. Adapter ce monument au 7ème Art était une gageure, ne serait-ce qu’en raison de sa brutalité intrinsèque. Mais en restant dans la case de l’animation (genre ô combien précieux pour s’autoriser les idées graphiques les plus folles), cette coproduction franco-nippone – coréalisée par Guillaume Renard lui-même – défonce tout. Fruit d’une collaboration inédite et gratifiante entre le studio Ankama (à qui l’on devait déjà Dofus) et le studio 4°C (les génies japonais derrière Amer béton et Mind Game), Mutafukaz est clairement ce qu’il est convenu d’appeler une « expérience ». D’abord narrative, ne serait-ce qu’en raison d’un scénario qui revisite la trame globale du volume 1 pour ensuite zigzaguer ailleurs. Ensuite sensitive, au vu d’une mise en scène cocaïnée jusqu’à la rate qui abuse de décadrages obliques, de plans astraux et de cartons métatextuels. Enfin graphique, si l’on en juge par la virtuosité et le dynamisme avec lesquels cet univers urbain hyper riche a été retranscrit. Ajoutez à cela le phrasé punchy d’Orelsan et Gringe pour les doublages, un découpage surspeedé, une BO démente de Toxic Avenger, et toutes les composantes d’une authentique tornade trash-punk sont au rendez-vous.

>>> Lire notre review sur MUTAFUKAZ durant le Festival d’Annecy 2017

Les Cartes Blanches des cinéastes invités au festival sont en général ce que l’on appréhende le plus. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le talentueux Fabrice Du Welz aura sélectionné des films en lien direct avec sa sensibilité d’artiste : trois mélodrames mettant en avant des quêtes d’amour fou et jusqu’au-boutiste, comme cela avait pu être le cas dans Calvaire, Vinyan et Alléluia. Les festivités auront démarré avec un pur bijou : Péché mortel, très grand mélodrame toxique et vénéneux, où un amour sincère peut virer à l’excès le plus irraisonné, où le cercle des passions s’intensifie en vase clos malgré la large majesté des extérieurs, où la folie et la vengeance persistent au-delà de la mort. On a tout de suite le souvenir du Duel au soleil de King Vidor qui nous vient en tête, ne serait-ce que pour son cortège de passions fatales shootées dans un Technicolor flamboyant. Sauf que le film de John Stahl tutoie plutôt le ton piquant d’un Douglas Sirk, avec cependant un énorme zeste de perversité qui fait s’interroger sur la non-réaction de la censure de l’époque lors de la sortie du film en 1945. Il faut quand même y voir les plus beaux yeux turquoise du cinéma américain (la divine Gene Tierney) atteindre ici des sommets de noirceur maléfique : dans le rôle d’une femme si amoureuse d’un homme qu’elle ne désire rien d’autre que le garder pour elle seule, cette figure séduisante du Mal pousse un proche à la noyade, subit un accident volontaire pour ne pas accoucher d’un enfant qui deviendrait un rival, et va même jusqu’à plonger post mortem sa propre famille dans le précipice. Tableau irréel d’une passion totale, intensifié par la beauté des couleurs (fabuleux travail photographique de Leon Shamroy) et habité par des acteurs irréprochables, dont un savoureux Vincent Price en procureur tendu et aigri. Le genre de chef-d’œuvre méconnu qui ferait tant de bien au 7ème Art si quelqu’un tâchait de le sortir de l’oubli.

Aujourd’hui, c’était décidément la fiesta en matière de compétition avec de nouveau une histoire de gamins rebelles dans une cité gangrenée par la violence et la corruption. Avec Tigers are not afraid d’Issa Lopez, c’est à une franche très réputée et très emblématique du cinéma de genre ibérique que l’on se confronte à nouveau : l’enfance livrée à elle-même dans un contexte d’horreur où sévissent les spectres d’un passé trouble. Quoiqu’en l’occurrence, le passé serait ici plutôt le sombre présent d’un Mexique décrit depuis plusieurs décennies comme une vitrine de violence : guerre des narcotrafiquants, pauvreté extrême, trafic d’enfants, corruption politique… C’est dans ce contexte qu’un petit groupe d’enfants orphelins, vite rejoints par une jeune fille qui a perdu sa mère, se frotte sans trouille à un cartel mexicain en lien avec le pouvoir en place qui kidnappe des parents et laisse leurs enfants errer en clochards dans les rues. Mais la présence d’une vidéo compromettante et une tension alimentée par la jeune fille – qui voit le spectre de sa mère ressurgir à intervalles réguliers pour l’emporter dans l’au-delà – vont vite compliquer les choses… On l’aura compris : Issa Lopez dissèque ici le monde de l’enfance, les peurs naissant de sa confrontation avec un monde adulte régi par la violence, la connexion viscérale entre réel et imaginaire, sans oublier un Mexique en crise qu’elle dissèque avec un léger zeste de dystopie. Ceux qui auront été marqué au fer rouge par Los Olvidados de Luis Buñuel ou L’échine du Diable de Guillermo Del Toro se sentiront en terrain connu. Ce qui fait la différence, c’est avant tout un filmage à double visage, tantôt hyperréaliste tantôt onirique, qui ne cesse de porter à incandescence la souffrance de l’enfance et sa rage intrinsèque en tissant d’étranges passerelles qui déroutent au début pour finir par être limpides et cohérentes au fil du récit. Les images d’Issa Lopez, soutenues par un casting nickel et une bande-son belle à en pleurer, s’impriment une à une dans la tête, révélant un équilibre parfait entre le conte et la chronique, et usant le plus possible du symbole pour toucher à l’universel. Ce qui est d’autant plus surprenant que sa réalisatrice, désormais encensée par Guillermo Del Toro qui produira son prochain film fantastique, n’avait jusque-là réalisé que des comédies ! Pour l’auteur de ces lignes, nul doute que le plus beau bijou de la compétition, c’était celui-là.

Pour la fin de cette journée bien chargée, ce fut l’occasion de se poser un gros cas de conscience. En fait, l’auteur de ces lignes tient à le préciser : George A. Romero n’a jamais figuré en très bonne place dans sa liste des grands cinéastes de l’horreur, bien au contraire ! Et ce n’est clairement pas avec Season of the Witch, œuvre aussi méconnue que médiocre du défunt papa de Zombie, que les choses allaient pouvoir s’arranger. Revoir ce film dans un montage sensiblement différent de celui voulu par Romero (il s’agissait de la version montée par le producteur Jack H. Harris) n’a d’ailleurs pas aidé à rendre plus nerveuse et plus cohérente cette série B pauvre et ronflante où une ménagère frustrée (Jan White, qui ressemble d’ailleurs étrangement à Richard O’Brien avec une perruque !) trompe son ennui conjugal par la pratique des sciences occultes. Dès la scène d’introduction, les choix scénographiques de Romero avaient déjà quoi taper fissa sur le système (le coup de la branche dans la gueule répété quinze fois !), et même sa bande-son expérimentale à base de sons stridents aurait davantage sa place dans un épisode de Cosmos 1999. Le reste ne fut jamais mieux, la faute à un montage qui abuse des décadrages de façon trop précipitée quand il n’est pas mollasson en diable dans les scènes de dialogue. Bref, c’est toujours la même rengaine chez Romero : le fond n’est jamais dénué d’intérêt (on peut déceler ici une vision subversive de l’individu qui se socialise par la pratique de l’interdit), mais la forme continue de provoquer une gêne carabinée de par son amateurisme.


Liquid Sky (Slava Tsukerman)

JOUR 6 : JE NE VEUX PAS ETRE SAGE

On annonçait un film capable de liquéfier l’esprit de ses spectateurs, et la promesse est plutôt tenue. Objet filmique non identifié tourné par Slava Tsukerman en 1982, Liquid Sky explore l’underground newyorkais des années 80, mais sans le caractère glauque et déliquescent que la ville de Martin Scorsese ne cesse de déployer. Ici, on est plutôt dans un univers néon mais sans néant pour autant, où se conjuguent le nihilisme punk de l’époque et la flamboyance colorée du monde de la mode dans une ambiance très « sex & drug ». Et tandis que cette galaxie glitter ne cesse de s’évader dans un monde artificiel fait de musique et de substances illicites, voilà qu’une soucoupe volante se pose au-dessus d’un loft, avec à son bord des extraterrestres accrocs aux hormones endorphines sécrétées par le cerveau humain durant l’orgasme et la prise d’héroïne. Ce qui nous vaut certes déjà une avalanche de plans psychédéliques déformant les formes et l’espace, mais aussi une très intéressante lecture symbolique de la quête identitaire et de la montée du sida. Tsukerman capte avec maestria une époque et une ambiance – toutes deux très marquées par la rébellion et la révolution sexuelle – tout en brassant plusieurs genres à la minute et en posant un regard sensible sur les différentes formes de sexualités. On peut presque y voir le pendant acrobatique entre l’expérimentation façon Kenneth Anger et les ambiances opiacées à la sauce Bonello. Le résultat est en tout cas une sacrée découverte, rare et précieuse, qui semble ramener vers nous une époque que l’on aurait pu supposer révolue. Avec quand même deux petits bémols au passage : un personnage féminin qui déploie une obsession incompréhensible pour les crevettes (quelqu’un a-t-il compris ce délire ?), et une pop-synthé entêtante qui fait surtout l’effet d’une boîte à rythme mal réglée.

Dans la compétition longs-métrages, le seul film japonais sélectionné (3 Feet Ball & Souls de Yoshio Kato) faisait figure de challenger potentiel pour renverser la donne sur ce que nous avions pu déjà voir les jours précédents. Manque de bol, le résultat chope haut la main le bonnet d’âne de la compétition. Et à bien y réfléchir après coup, on aurait dû le deviner en amont : que pouvait-on attendre d’un film japonais qui dupliquerait le concept de boucle temporelle d’Un jour sans fin pour aborder le désir de suicide chez quatre personnages ? La réponse était très simple, et on aurait dû l’anticiper avant d’entrer dans la salle : ni plus ni moins qu’un pensum bête et moralisateur qui creuse sans se fouler des tempéraments fragiles afin de les retourner par une mise en lumière de leur propre faiblesse. Et comme on se doutait bien qu’on n’allait pas avoir affaire à un plaidoyer pour le suicide collectif, c’était forcément l’inverse que l’on allait récolter en pleine poire. D’où un récit sans humour décalé ni verve sociétale ni énergie interne, incarné par quatre acteurs sous Tranxène et embelli par un chef opérateur visiblement plus suicidaire qu’eux, qui s’achève de la plus prévisible et consensuelle des manières. Et si l’on souhaite voir des œuvres marquantes et symboliquement riches sur le phénomène croissant du suicide au Japon, on était déjà au courant que Sion Sono (Suicide Club) et Kinji Fukasaku (Battle Royale) avaient frappé infiniment plus fort par le passé. Allez zou, on appuie sur le bouton rouge, et on oublie…

Que dire sur Breaking the Waves qui n’ait pas déjà été dit et redit mille fois ? Que c’est peut-être le film le plus célèbre et le plus acclamé – sans être pour autant le plus abouti – de Lars Von Trier ? Que les émotions violentes qu’il suscite sont de celles qui nous lacèrent le cœur pour nous le rendre aux lambeaux ? Que ses images brutes et ses cartons musicaux restent encore dans les mémoires ? Que la prodigieuse Emily Watson y livre la performance de sa vie en plus d’incarner le plus beau personnage féminin imaginé par son cinéaste ? Que le calvaire de cette jeune femme naïve et fragile, conduite par amour et par bonté aux sacrifices les plus terribles, évoque du début à la fin le parcours du Christ lui-même sous un angle féministe et ouvertement transgressif ? Que le doigté subversif du cinéaste fustige de manière frontale l’hypocrisie religieuse et la puanteur des dogmes ? Que ce plan final faussement ubuesque nous invite à tutoyer la grâce après avoir été écartelé entre le doute et la foi pendant 2h38 ? Que l’on ne peut pas regarder son générique de fin en arrivant à retenir toutes ses larmes ? Oui, tout cela est plus vrai que jamais, et cette copie 35mm réclamée par Fabrice Du Welz dans le cadre de sa Carte Blanche n’aura fait que confirmer cette longue liste d’éloges. En tout cas, tous ceux – et ils étaient nombreux ! – qui étaient rentrés vierges dans la salle n’ont pas manqué d’en sortir transformés. Les très grands films sont ceux qui nous transcendent et nous élèvent. Celui-ci en est un.

A la question « Les infectés/zombies peuvent-ils encore nous effrayer ? », on avait cru que le réalisateur anglais David Freyne pourrait nous apporter une réponse positive avec The Cured, nouveau film ayant intégré la compétition officielle et produit par l’actrice Ellen Page (Juno). Jugez plutôt : nous voici non pas dans une invasion zombie comme on nous en cuisine à la chaîne sans sel ni poivre, mais devant l’après-invasion, à savoir ce moment où un antidote permet soudain de guérir les contaminés et de les réintégrer dans la société. Sauf qu’au vu de leur passé de bouffeurs de chair humaine, le retour à la réalité sera pour eux une vraie source de problèmes… Une idée de départ brillante et intéressante, sur laquelle tant d’angles sociopolitiques et de possibilités narratives étaient à envisager. Le hic, c’est que Freyne s’est senti obligé de tous les mettre dans le même shaker en oubliant de régler convenablement la durée et le dosage. S’y croisent alors une réflexion sur le poids du passé, un affrontement fraternel inspirée du mythe d’Abel et Caïn, une love-story contrariée, un contrôle pulsionnel de plus en plus difficile à gérer, un soupçon de guerre sociale où les favorisés et les nantis jouent aux chaises musicales, un suspense sur l’idée même de contamination, et j’en passe… Tout cela a vite fait de transformer le film en une sorte de gros patchwork bâclé, qui creuse un arc narratif sur trois, brise les tympans par des jump-scares anodins, et ose même lorgner du côté du cinéma de Ken Loach par une caractérisation des personnages trop manichéenne (ceux-ci ne peuvent pas parler sans se hurler dessus et ne semblent exister qu’au travers des rapports de force). Sans être un ratage intégral, The Cured coche en tous cas tous les paramètres de la bonne idée gâchée.

Qui a parlé de provocation ? S’il est ici question de nécrophilie et de fascination dévorante pour la mort, Kissed de Lynne Stopkewich réussit le pari kamikaze d’élever vers les cimes du sublime et de la subtilité un sujet qui était pourtant aux antipodes. Sans voyeurisme ni propension au malaise, cette jeune réalisatrice canadienne – à l’époque encore étudiante ! – osait alors en 1996 l’autopsie d’une jeune femme pratiquant les techniques d’embaumement dans une entreprise de pompes funèbres et pratiquant des rapports sexuels en pleine nuit avec les cadavres de la morgue. Pour ceux qui redouteraient un résultat proche du fameux Nekromantik de Jörg Buttgereit, soyez rassurés : la douceur et la lumière de la photographie invitent ici à une approche très sensorielle et subjective du sujet, lorgnant autant du côté de l’onirisme que du tableau clinique. L’obsession de cette jeune femme pour la mort rejoint d’ailleurs assez bien celle des jeunes filles en fleur qui hantaient autrefois le Pique-nique à Hanging Rock de Peter Weir : un interdit à toucher du doigt, un absolu à guetter là où on semble être le seul à le percevoir, un ensorcèlement qui nait autant des contradictions internes que des confrontations externes (ici une love-story avec un jeune étudiant en médecine), une conclusion poignante qui éclaire l’ensemble tout en ne déchiffrant rien. On ne louera jamais assez le génie de Molly Parker, actrice diaphane et magnétique dont on avait récemment souligné la propension pour les rôles extrêmes avec Le Centre du monde de Wayne Wang. Et on ne soulignera jamais à quel point Kissed, davantage stimulant pour l’esprit que pour l’intellect, n’a pas à être défendu ni même commenté. Il se lit et se vit de l’intérieur, tel un secret chuchoté, et reste d’une infinie pureté dans son approche commune de l’inconnu et de l’absolu. Nul doute que Lucile Hadzihalilovic doit adorer ce pur bijou.


Downrange (Ryuhei Kitamura)

JOUR 7 : L’ENNUI AVANT LA NUIT

Peut-être plus encore que les jours précédents, la fatigue s’est vraiment faite ressentir durant cette septième journée, et le rythme assez faiblard des deux premiers films visionnés y était sans doute pour quelque chose. Il aura fallu attendre la cérémonie de clôture pour que notre taux d’adrénaline ne finisse enfin par grimper violemment. Mais avant cela, il aura d’abord fallu dévoiler avec joie et nervosité notre choix du jury presse, mais aussi découvrir les choix – à la fois surprenants et très réjouissants – du jury lycéen et du public, que nous vous livrons ici même :

Grand Prix de la compétition longs-métrages :
Mutafukaz de Guillaume Renard & Shojiro Nishimi

Grand Prix de la compétition courts-métrages :
Min Börda de Niki Lindroth von Bahr

Prix du Jury Presse pour la compétition longs-métrages :
Jersey Affair de Michael Pearce

Prix du Jury Lycéen pour la compétition courts-métrages :
Et le diable rit avec moi de Rémy Barbe

Une fois ce joli petit palmarès révélé, il était grand temps de déguster bien saignant le fendard Downrange de Ryuhei Kitamura. Sur la base d’un survival caniculaire dont le script tient sur une moitié de confetti (un groupe de jeunes est pris en chasse par un redoutable sniper qui a crevé leur pneu sur une route désertique), le réalisateur agité de Versus et de Midnight Meat Train semble de prime abord se reposer sur ce qui a hélas fait sa marque de fabrique : soit il en fait trop (des mouvements de caméra trop ostentatoires), soit il n’en fait pas assez (certaines scènes semblent rallongées pour rien). Du moins pendant un bon quart d’heure, juste avant que la situation ne se mette soudain à dégénérer au plus haut point. A partir de là, Kitamura se lâche comme un sadique, fait couler le sang par hectolitres, gère avec brio la spatialisation de son décor unique (une route avec cinq personnages et une voiture esquintée) et se permet surtout de contrebalancer toute velléité de récit par une gratuité ici pleinement assumée. En effet, dans Downrange, pas de mobile révélé, pas de propos sous-jacent, pas de thématique en pièce ajoutée. Rien de moins qu’un récit qui s’en tient efficacement à la ligne droite de son pitch, avec ce qu’il faut de cruauté et de plans brutaux, et surtout une surprise finale qui n’a pas manqué de provoquer fous rires et applaudissements dans la salle. Bref, le parfait défouloir pour finir cette semaine avec un énorme sourire sur le visage !

Avant cela, les choses auront été moins joyeuses que prévu. Le dernier film du Cabinet des Curiosités, à savoir Symptoms de José Ramon Larraz, fut en effet très loin de la petite pépite espérée. La découverte a néanmoins de la valeur, au vu d’un film qui aura traîné longtemps sur la liste des films anglais les plus recherchés jusqu’à ce que quelqu’un ne le retrouve et ne décide de le restaurer en bonne et due forme. On note aussi le fait que ce résultat très cosmopolite (un écrivain belge adapté par un réalisateur espagnol grâce à l’argent des éditions de bandes-dessinées Dupuis !) injecte un canevas à la Répulsion dans un cadre très automnal, retranscrit à merveille par une belle photographie et une musique très délicate. Peut-être trop, d’ailleurs… A mesure que le film avance, le fond relatif à cette histoire de femme fragile et convalescente dans un manoir familial au fond des bois ne cesse de perdre en intérêt. De même que sa lenteur trop calculée et trop affirmée finit par faire le même effet qu’une bonne tisane de camomille, nous plongeant de façon progressive dans les bras de Morphée ! Ce que le dernier film de la compétition (le très faible Satan’s Slaves de Joko Anwar) a en revanche réussi dès ses cinq premières minutes : ce melting-pot de tout ce que le cinéma d’horreur international a pu pondre depuis près de trois décennies n’aura suscité qu’un ennui infernal, y compris lorsque le réalisateur du déjà très bof Modus Anomali s’en tient à des jump-scares soulants pour susciter la trouille et à des effets de reflets déjà ringards à l’époque de Halloween 4. On baille tout le long, on trouve le temps long, et au final, on n’en retient strictement rien, si ce n’est une déclaration bien rigolote du réalisateur dans le dossier de presse (il paraîtrait qu’un vrai esprit fantomatique apparait dans une scène qui contient 25 figurants au lieu des 24 initialement choisis par la production !). Vérité ou recherche du buzz, on vous laisse juges…

Heureusement, la troisième et dernière étape de la Carte Blanche accordée à Fabrice Du Welz était là pour nous remonter le moral : vu et projeté dans les meilleures conditions possibles (c’est-à-dire sans le son et sans musique d’accompagnement !), le très beau L’Inconnu de Tod Browning aura imposé plus que jamais sa double force : celle (expressive) des visages et celle (évocatrice) des cadres, le tout avec un superbe casting où trône l’imposant et arachnéen Lon Chaney. Régie par la frustration et la force incontrôlée des sentiments, cette histoire mélodramatique – qui plus est tournée cinq ans avant le cultissime Freaks – reste l’un des bijoux de Browning, non pas tordu et humain, mais tordu parce qu’humain. Et comme l’un des membres de Courte-Focale s’était déjà chargé d’en analyser le contenu il y a plusieurs années, nous vous invitons à lire son analyse du film ci-dessous. De quoi clôturer en beauté une 11ème édition à nouveau plus que gagnante en termes de fréquentation et aussi riche que les précédentes en matière de programmation. Le rendez-vous est d’ores et déjà pris pour l’année prochaine. Les hallucinations ne sont pas prêtes de s’arrêter à Lyon…

>>> Lire notre analyse de L’INCONNU

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