Le Genou d’Ahed

REALISATION : Nadav Lapid
PRODUCTION : Arte France Cinéma, Kinology, Komplizen Films, Les Films du Bal, Les Films Velvet, Nord-Ouest Films, Pie Films, Pyramide Distribution
AVEC : Avshalom Pollak, Nur Fibak, Yoram Honig, Yehonatan Vilozni, Amit Shoshani, Naama Preis, Netta Roth, Yonathan Kugler, Tzufit Lazara, Mili Eshet
SCENARIO : Nadav Lapid
PHOTOGRAPHIE : Shaï Goldman
MONTAGE : Nili Feller
ORIGINE : Allemagne, France, Israël
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 15 septembre 2021
DUREE : 1h50
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Y, cinéaste israélien, arrive dans un village reculé au bout du désert de l’Arava pour la projection de l’un de ses films. Il y rencontre Yahalom, une fonctionnaire du ministère de la culture, et se jette désespérément dans deux combats perdus d’avance : l’un contre la mort de la liberté dans son pays, l’autre contre la mort de sa mère…

Le cinéma frondeur de Nadav Lapid atteint son point de non-retour avec ce coup de boule politico-punk, puits d’audaces cinématographiques dingues qui lancent un défi au protagoniste et au spectateur.

Petite mise en alerte pour démarrer : ce film n’est pas aimable. Soit il fait la gueule, soit il vise la gueule. Prière de ne pas amener de casque ou de gilet pare-balles, parce que, justement, il faut que ça frappe fort. Ceux qui sont familiers du cinéma de Nadav Lapid ne seront qu’à moitié surpris par la violence du coup de boule, ayant encore en tête celui provoqué par son précédent film Synonymes – dont l’Ours d’Or était peut-être taillé un peu trop grand pour lui. Mais pour ce qui est des gardiens du temple – au propre comme au figuré – qui aiment à se sentir douillets dans leurs charentaises idéologiques et confortés dans leurs aprioris analytiques, on imagine déjà la tronche déconfite qu’ils risquent de tirer devant Le Genou d’Ahed. D’autant plus s’ils ont misé tous leurs jetons sur un traitement concret de ce que paraît suggérer le titre, à savoir une évocation de la jeune militante palestinienne Ahed Tamimi. Rappel des faits : à la suite d’une vidéo diffusée sur le Web en décembre 2017 où on la voyait insulter et gifler un soldat israélien, cette jeune fille devint une véritable pasionaria de la résistance à la colonisation et fut condamnée à huit mois de prison. Une peine jugée insuffisante pour le député israélien d’extrême-droite Bezalel Smotrich, qui aurait préféré que les soldats lui tirent au moins une balle dans le genou, afin que son assignation à résidence ne prenne jamais fin. Tous les voyants semblent virer au vert pour dessiner les plans d’un cocktail molotov sur pellicule avec la politique isréalienne comme cible à atomiser, et force est de constater que le brûlot de Lapid dégage un très fort potentiel inflammable de ce point de vue-là. Mais comme ça nous lourde de causer politique et idéologie sur ce site (on n’est pas au Masque et la Plume ici !), on n’ira pas plus loin là-dessus. Tout juste se contentera-t-on de saluer l’audace maximale d’un film-ovni hallucinant, qui n’a pas volé son Prix du Jury cannois en 2021, et qui loge son spectateur et son protagoniste à la même enseigne : les voilà tous deux contraints, par le biais de partis pris filmiques inédits, à défier la caméra elle-même.

Mettons cartes sur table en signalant que le titre du film est une fausse piste, évacuée par la scène d’ouverture en à peine cinq minutes qui font se télescoper les tons, les régimes d’images et les niveaux de lecture. Une moto qui traverse Tel-Aviv telle une fusée sous la pluie, une caméra qui la filme sous mille angles insensés, une Ahed fictive en combinaison de cuir qui en descend, un collant déchiré au niveau du genou, une audition pour jouer le rôle d’Ahed, un tweet nationaliste récité en appuyant très fort sur chaque syllabe, un célèbre tube rock chanté face caméra, une vidéo YouTube, une poignée de reportages télévisés, une confusion permanente entre le vécu et l’incarné, etc… Par ses déviations narratives et ses mises en abymes imbriquées à la mode cubiste, cette intro tonitruante bloque la lecture politique la plus limpide dans une zone grise. Si combat politique il faut mener, il est désormais affaire de géographie, car, dit-on ici, c’est toujours elle qui gagne à la fin. D’où l’évasion immédiate du récit vers un territoire tout sauf urbain : la vallée de l’Arava, région désertique dont l’économie se meurt depuis que le réchauffement climatique a mis à mal la culture locale des poivrons et poussé l’eau à se déverser en abondance dans une crevasse, formant ainsi un lac aux allures de fausse oasis où le bétail se noie. Et c’est dans une petite bourgade du coin qu’atterrit un certain Y (Avshalom Pollak), cinéaste kafkaïen et révolté qui lâche provisoirement son projet en cours – celui sur Ahed Tamimi – afin de venir présenter l’un de ses films. Accueilli sur place par la très rayonnante Yahalom (Nur Fibak), directrice adjointe des bibliothèques au ministère de la culture, l’homme découvre très vite le « ver dans la pomme » : un formulaire qu’il se doit de remplir et de signer, où doivent être indiqués les thèmes et les sujets qu’il souhaite aborder durant le débat post-séance. Y se doute bien de ce qui l’attend s’il s’écarte des sujets autorisés par l’Etat : parler de sexe ou affirmer haut et fort sa détestation d’Israël ne lui garantira pas seulement de ne pas être remboursé de ses frais, mais surtout de se retrouver fiché et de ne plus pouvoir tourner.

On aura raison de considérer Y comme un alter ego évident de Lapid. Tout comme Hong Sang-soo dans la plupart de ses films, le cinéaste met en scène (et en perspective) son propre vécu en faisant ici référence à une présentation de son film L’institutrice en Israël au printemps 2018, durant laquelle il fut contraint de cadenasser sa parole via un formulaire du même acabit. L’ambivalence du regard tient dans cette simple feuille de papier, nouveau stade du mépris du cinéaste envers un pays « maudit et foutu », toujours prompt à « applaudir à son propre abrutissement », et dont le gouvernement nationaliste persiste à tuer dans l’œuf toute trace de créativité et d’humanisme chez les citoyens qu’il asservit. Non content d’enfoncer le clou de sa rupture avec son pays d’origine, Lapid étoffe aussi sa colère d’une souffrance bien réelle : lorsqu’il montre Y envoyer des messages vidéos via son smartphone à sa mère touchée par un cancer du poumon, c’est à la fois pour rendre hommage à sa propre mère (monteuse de ses trois premiers films et décédée en juin 2018) et pour figurer le mal qui ronge le pays d’Israël (chaque vidéo dévoile des serres pourrissantes et des étendues désertiques sans trace de vie). Il n’en reste pas moins que le cinéaste filme son alter ego selon un intéressant double effet de distanciation. Le premier effet consiste à tirer profit du contraste entre Y et Yahalom – deux prénoms au parallélisme tout sauf anodin – et à saisir comment la colère extériorisée de l’un se frotte à la candeur intériorisée de l’autre. Eveiller les consciences est une fonction qui prend ici deux visages : d’un côté, celui de l’artiste qui fonce tête baissée contre le système parce qu’il se croit extérieur à lui (ce qui tend à le rendre imbuvable) ; de l’autre, celui de l’entriste qui habite le système afin de laisser une idée subversive y prendre racine en douceur (ce qui tend à la rendre naïve). A l’arrière-plan, un même idéalisme, deux façons opposées de le mettre en pratique. Au premier plan, deux aimants soumis à un principe d’attraction/répulsion, pour ne pas dire à un jeu de séduction tronqué qui fait mine de singer le débat verbal afin de mieux mettre en exergue la force perçante des regards.

Second effet de distanciation, et pas des moindres : une mise en scène explosive, forte d’une liberté de ton et de filmage sans commune mesure. Autant commencer fort en s’intéressant au point d’orgue du combat de son protagoniste et du film tout entier : un long monologue, sorte de diatribe aussi viscérale que désespérée contre le gouvernement nationaliste d’Israël et tout ce qu’il représente, lâchée par Y face caméra en vue de faire sortir la pensée profonde de Yahalom et de l’exploiter à des fins personnelles. Séquence proprement hallucinante où les mots ne sont pas dits, mais crachés, éjaculés, balancés tels des grenades dégoupillées dans un flot verbal discontinu et toujours plus maladif. L’utilisation de la caméra par Lapid est alors d’une très grande intelligence : enregistrer la parole qui ne doit pas être dite – et le faire de façon frénétique – impose forcément de recourir au décadrage. D’où un visage, celui de Y, que la caméra cadre au plus près, comme pour se faufiler à la source de ce torrent verbal haineux, tandis que son regard toujours plus exorbité et agité acquiert le relief d’un séisme terrestre. Il y a là cette idée d’une caméra qui tenterait d’installer un dialogue intérieur avec la psyché du sujet filmé, tandis que Lapid exorciserait ses obsessions en les cristallisant à nouveau via un avatar, celui-ci on fire au vu d’une parole combustible à souhait. Mais la distance installée par rapport au personnage – y compris quand ce dernier finit flouté à l’écran – laisse à penser que la caméra se veut également une sorte de conscience extérieure, autonome, qui part en roue libre sans chercher à se justifier, et qui ponctue les mots et les actions par des « tics » aussi convulsifs que constants. Sont-ce là des pirouettes formelles si visibles qu’elles frisent l’effet de style aux yeux des aigris ? Fuck them all, semble dire Lapid. Face à l’hypocrisie et au conformisme, une psyché gagnée par la rage et les soubresauts devient ici gage de mise en scène, et c’est donc seulement avec la caméra que le duel s’engage, pour nous comme pour le protagoniste.

Les ruptures de ton que Lapid installe tout au long de son film ne sont « gratuites » qu’en apparence. A bien y regarder, elles obéissent à trois désirs. D’abord, définir le courant de pensée d’un personnage qui se confond avec l’orientation de son regard. A titre d’exemple, il ne fait aucun doute que le point de vue subjectif d’Y, alors étendu sur un canapé aux côtés de Yahalom, n’est pas incarné par la caméra lorsqu’elle effectue cet étrange mouvement de balancier entre le visage de la femme et le désert à l’extérieur – cet effet illustre au contraire une pensée tournée vers ailleurs alors même que la parole se prolonge. De même que ce filmage sur trépied rotatif pendant un trajet en voiture opère un va-et-vient constant entre ce que l’on veut filmer (le décor extérieur) et ce que l’on doit écouter (les infos du chauffeur). Ensuite, isoler souvent des détails corporels (main, oreille, genou, pied, bouche…), comme s’il valait mieux découper le corps façon puzzle pour amplifier le contact quasi érotique d’une partie d’un corps contre celle d’un autre corps. Ici, à peu près 95% des scènes où Y et Yahalom se font face ou se tournent autour reposent exclusivement sur ce principe scénique, preuve directe d’un filmage encore plus sexuel que pourrait l’être la moindre surcharge de sexe sur un écran – c’est d’ailleurs la première fois que Lapid expurge son cinéma de toute nudité. Enfin, casser les habitudes de cadrage et de spatialisation par le détournement (malin) du format Scope : s’il permet de circonscrire l’espace visible et de favoriser la gestion des panoramiques (ici fréquents), il casse en mille morceaux notre familiarité avec l’espace à mesure que la caméra de Lapid s’adonne aux loopings, enfile les vibrations sans crier gare, et s’amuse avec les points cardinaux au détriment de toute logique gravitationnelle. Il ne fait aucun doute que l’immersion sensorielle aurait été totale sur un cadre au format IMAX, mais avec le rectangle filtré du Scope, Lapid vise plutôt l’imprécision, l’incomplétude, l’isolation. Et c’est au travers d’un allié de taille, à savoir la bande-son, qu’il parvient à saisir la vérité profonde des personnages et de leurs sentiments dans un cadre toujours plus instable.

La scène qui a fait la réputation du film – et également son affiche – montre Y, en blouson de cuir, Ray-Ban et casque sur les oreilles, qui chante et danse sur Be my baby de Vanessa Paradis lors d’une balade en solitaire dans le désert d’Arava. Durant cette scène, la caméra danse à son rythme, épouse ses mouvements tout en lui imposant son propre rythme, tournoie dans le ciel quitte à regarder le soleil en face. Si l’on en croit Lapid, l’idée était de faire « danser le monde entier » au travers de ce jeu entre le ciel et la terre. Ce n’est pas faux, d’autant qu’on perçoit bien la symbolique du « truc » par rapport au faux sujet initial du film : danser est signe de victoire car le genou est intact. Toutefois, une petite astuce de montage montre bien qu’il faut voir au-delà : la chanson de Paradis donne en effet à Y l’impression de marcher dans un boulevard hollywoodien en pleine nuit, et c’est un coup de fil soudain qui le sort de son délire et le ramène dans le désert. On retrouve cet effet un peu plus loin lorsque le Lovely Day de Bill Withers retentit dans une radio : Y visualise alors son chauffeur en train d’entamer une chorégraphie ridicule dans un autre lieu, et on saura juste après que cette chanson clôture en fait l’un des films d’Y pour symboliser « la marche victorieuse de la vulgarité ». Loin de figurer l’âme de personnages qui fêtent leur rapport au monde par la convulsion du corps dans un cadre lui-même soumis au même effet, on voit surtout une caméra qui défie le réel en lui dictant sa propre voie, en l’obligeant à épouser sa subjectivité fuyante le temps d’une trouée narrative. Relecture tronquée d’un espace, passé ou présent, par le biais de moments chantés/dansés qui bousculent avant d’interpeller. Lorsqu’une actrice auditionnant pour le rôle d’Ahed chante face caméra Welcome to the Jungle des Guns N’Roses, on sourit parce qu’on pige l’astuce – il y est question de « genoux » et de « quelqu’un qu’on veut voir saigner ». Quand Y revisite son passé militaire traumatisant durant la guerre du Liban, on a droit à un groupe de soldats pro-bizutages qui braillent et gesticulent comme dans un concert de NTM, suivi par des femmes-soldats qui manipulent lascivement leurs AK-47 face à un soldat attaché et torturé – de la bonne provocation qui fait mouche pour tancer l’absurdité des rituels militaires.

Ce rapport toujours plus conflictuel entre le filmeur et le filmé, via une mobilité aussi surchauffée que l’effet de proximité, est également à l’œuvre entre la caméra et le lieu. Le choix du désert comme décor symbolique nous pousse de facto à revenir vers la nature même du Genou d’Ahed : un film sur un film qui ne sera jamais fait – celui dont on voyait le puzzle préparatif dans la scène d’ouverture – et sur ce qui ne manquera pas d’arriver à celui qui tentera de le mener à bien. Vouée à l’échec, la révolte de Y – et la haine incendiaire qu’il rumine sous un soleil de plomb – ne fait que tourner en rond dans un décor originel où l’idée d’un film paraît moins réalisable qu’un film sur des idées. A l’image de bon nombre de cinéastes (Antonioni, Dumont, Gallo, Van Sant…) ayant déjà exploité le désert en tant qu’espace mental, Lapid accentue le rétrécissement du cadre (là encore, merci le Scope !) tout en soumettant le point de vue à une excroissance folle. Tout ce qui est réel suinte les contours du néant, le reste n’étant qu’une vue de l’esprit toujours plus gagnée par le fake, et peu importe la conjugaison. Au passé, le trauma mémoriel reste sujet à caution – lequel des trois soldats était réellement Y dans l’histoire qu’il racontait à Yahalom ? Au présent, l’individualisme et l’opportunisme font la bête à deux dos – voir cette jeune actrice israélienne qui contacte Y pour le convaincre de lui donner le rôle d’Ahed. Au futur, l’hypothèse d’une révolution générale contre l’Etat tombe à l’eau au vu du climax final – un acte ignoble envers une communauté familiale, suivi d’une main tendue qui renversera la colère impulsive en bonté rédemptrice. On se rend compte qu’il fallait bien prendre au mot Nadav Lapid lorsqu’il lâchait son mantra dans la bouche d’Y : « Tout ce que vous allez voir est vrai. Les événements ont eu lieu. Les personnages ont existé. Faites juste attention au style ». Le style est ici un gros piège, une matière sujette à l’excès et au non-sens, et en même temps l’arme suprême pour exhaler une déchirante pulsion de vie. Le Genou d’Ahed est ainsi pensé : le film qui répond à l’absence d’un autre, le brûlot punk d’un cinéaste frondeur, mais aussi peut-être la dernière danse que ce dernier puisse faire avec son art et son espace avant que le système ne lui loge symboliquement une balle dans le genou.

Photos : © Pyramide Films. Tous droits réservés

Laisser un commentaire

Lire les articles précédents :
Vidéodrome

Chef-d'œuvre halluciné et crypté, le film matriciel de David Cronenberg sur le rapport de l’homme aux médias et son devenir...

Fermer