Voir du pays

REALISATION : Delphine Coulin, Muriel Coulin
PRODUCTION : Archipel 35, Arte France Cinéma, Blonde Audiovisual Productions, Diaphana Distribution
AVEC : Soko, Ariane Labed, Ginger Romàn, Karim Leklou, Damien Bonnard, Jérémie Laheurte, Alexis Manenti, Robin Barde
SCENARIO : Delphine Coulin, Muriel Coulin
PHOTOGRAPHIE : Jean-Louis Vialard
MONTAGE : Laurence Briaud
ORIGINE : France, Grèce
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 7 septembre 2016
DUREE : 1h42
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Deux jeunes militaires, Aurore et Marine, reviennent d’Afghanistan. Avec leur section, elles vont passer trois jours à Chypre, dans un hôtel cinq étoiles, au milieu des touristes en vacances, pour ce que l’armée appelle un « sas de décompression ». L’objectif du séjour consiste à les aider à « oublier la guerre ». Mais on ne se libère pas de la violence si facilement…

Il y a un serpent dans Voir du pays. Un petit serpent que l’on voit soudain au détour d’un plan, mouvant entre les cheveux de deux femmes-soldats allongées sur la terrasse d’une chambre d’hôtel. La sensation de danger est là, perceptible, diffuse, mais il faudra attendre la fin du film pour revoir ce serpent – enfin rendu à la nature – et saisir clairement que le danger ne venait pas de lui. Pour le soldat, l’ennemi réside toujours là où il s’y attend le moins, y compris dans une phase de repos telle que celle présentée ici. Hasard du calendrier, deux films français traitant chacun à leur manière des traumatismes de la guerre débarquent le même jour au cinéma. D’un côté, François Ozon dissèque avec son sublime Frantz un étrange processus de deuil, évoluant d’une réconciliation tumultueuse vers une romance impossible – n’en disons pas plus – jusqu’à magnifier la possibilité d’une paix intérieure mêlée de transcendance par le biais de l’Art. De l’autre, Delphine et Muriel Coulin sondent une paix intérieure quasi impossible à retrouver dans un lieu d’apparente sérénité. La comparaison s’arrête là. Moins abouti mais bien plus déroutant que le film d’Ozon (et donc fatalement plus intéressant à aborder), Voir du pays paraît d’abord se bâtir un schéma psychologique des plus basiques, où une thérapie collective militaire viserait à servir sur plateau d’argent un constat antédiluvien au possible (en gros, tout soldat revenu de la guerre se libère difficilement de sa violence). Il y a fatalement de ça, et on voit d’ailleurs mal comment les deux réalisatrices auraient pu éviter cet écueil, mais le film prend le risque – assez payant – de s’autoriser quelques permissions de sortie, quitte à avoir parfois envie de déserter.

Le décor, on s’en doute bien, est un paradis à ciel ouvert pour ce que l’armée qualifie de « sas de décompression ». Cela dit, le mot « sas » n’est pas seulement une image. Il est littéral : l’hôtel cinq étoiles où vont résider pendant trois jours une vingtaine de soldats revenus d’Afghanistan se trouve sur l’île de Chypre, soit un pays coupé en deux (zone turque en haut, zone grecque en bas) qui forme une passerelle indirecte entre l’Europe et l’Orient. Cet entre-deux est comme une zone de repos après l’enfer, mais peut-être est-il aussi une sorte de purgatoire. Parce que si la guerre est finie, l’épreuve continue pour les soldats. Ce qui les attend, au-delà des activités de sport et de relaxation pas négligeables, est de l’ordre du débriefing psychologique, censé sonder leurs éventuels traumas de guerre pour les évacuer et favoriser ainsi leur retour au bercail. On l’aura donc deviné : derrière cette façade de plein soleil, d’eau transparente et de musique techno, se terre une violence sourde, laquelle ne demande qu’à ressurgir en cas de pression inattendue. La guerre décryptée à la manière d’un volcan : on la croit éteinte, elle est seulement en sommeil.

La grande idée des sœurs Coulin est à chercher très précisément dans le déroulement de ces fameuses phases de débriefing. Chaque soldat du groupe est invité à chausser un casque de réalité virtuelle : seul face à un décor matérialisant ce qu’il raconte, il peut donc revivre ses expériences de guerre, évoquer son ressenti et lever ainsi le voile sur ses propres dérèglements psychologiques. L’idée est déjà symbolique : cet écran virtuel devient ici une toile de cinéma mental, un bloc de mémoire isolé et retravaillé à l’ère du numérique, un peu comme si la subjectivité du regard du soldat était moins destinée à incarner une réalité qu’à la rendre vaporeuse. De ce fait, insérer des contrechamps sur les soldats spectateurs sonne comme une légère maladresse de la part des deux réalisatrices. Et de plus, comme toute expérience touchant à l’intime, l’effet secondaire d’un tel briefing est à haut risque : la subjectivité du vécu ne manque pas de cogner au vécu de l’Autre, foncièrement différent, voire déformé au vu du chaos et de la désorientation résultant d’une situation de guerre. Le récit se cale donc à partir de là sur la mécanique d’un venin de serpent, inoculé sans crier gare, faisant lentement déraper la situation vers un lézardement progressif du groupe, avec la tension sexuelle en guise de point d’orgue – il y a trois femmes parmi les soldats.

Au gré des activités pratiquées (baignade, sauna, musculation, sophrologie, etc…) s’installe donc une terrible routine, faisant renaître par bribes le trauma collectif et réveillant des pulsions violentes impossibles à contenir. Toute tentative d’apaisement et de calme est sans cesse contrariée, d’un bain collectif qui dégénère en tentative de noyade jusqu’à un slow inhabituel (belle idée : garder une orange pressée tête contre tête tout en dansant !) stoppé par un début de bagarre. Même lorsque la caméra joue les têtes chercheuses dans un territoire humide (plage ou sauna), l’image semble tout à coup en sueur, trop fiévreuse pour ne pas crier son besoin d’oxygène. Les réalisatrices tentent ainsi de trouer leur récit par des pistes extérieures, cherchant à tout prix l’évasion et la décompression, à l’image de ce que sous-entend cette séance de sophrologie en plein milieu du film : une lutte horizontale pour rester vertical. Or, si ces pistes se limitent en général à des tentatives d’apaisement avortées pour le groupe (en gros, des conflits que l’on voit venir à dix kilomètres), l’une d’elles sera bien plus troublante : les trois femmes du groupe, accompagnées par deux chypriotes du coin et vite rejointes par trois de leurs collègues soldats, enfreignent les règles du séjour en tentant une virée estivale dans un village voisin. La menace s’installe alors : regard inquiétant des autochtones, état alcoolisé des soldats français, ébauche d’un rapport sexuel. Tout ne peut que dégénérer. Chacun se cherche alors un ennemi. Et dans un lieu a priori paisible, même une forêt en pleine nuit peut soudain devenir une scène de guerre. Un générateur de stress. Un terreau de l’horreur.

La découverte du dernier plan du film – une femme-soldat cherchant sa destination sur un tableau des vols dans un aéroport – nous renvoie directement à son plan inaugural : un œil, celui d’Aurore (Ariane Labed), jeune femme au corps marqué par les blessures résultant d’une douloureuse mission dans les montagnes d’Afghanistan. Cadré plein écran et visiblement angoissé, cet œil se détournait alors sur la gauche, vers le hublot d’un avion, guettant une paix possible dans le fait de décoller enfin du sol et de surplomber de très loin ce territoire guerrier. A ces côtés, un autre tempérament propice aux tourments : Marine (Soko), air absent, ton glacial, voix fatiguée, potentiellement isolée des autres. Deux traumas qui gèrent le stress chacune à leur manière – par confrontation directe ou par esquive – mais dont les destinées sont vouées à la même invariabilité : que ce soit par désir d’évasion ou d’isolement, relâcher la pression ne mène ici qu’à un mur. Témoins objectifs de cette douleur, les sœurs Coulin se contentent alors de poser sur elles un regard à la fois charnel et pudique, équilibrant à merveille la sécheresse bouillante de Soko (cratère en éruption) avec la douleur contenue d’Ariane Labed (cratère éteint). Faussement calme et réellement violent, Voir du pays ne cesse donc de prendre le pouls d’un moment de stase qui s’évanouit aussi vite qu’il est apparu. Ce qui s’est dit – et vu – ici restera ici. Rompez les rangs.

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