REALISATION : Jean-Francois Richet
PRODUCTION : Actes Proletariens, Why Not Productions
AVEC : Jean-Francois Richet, Arco Descat C., Jean-Marie Robert, Malik Zeggou
SCENARIO : Jean-Francois Richet, Arco Descat C.
PHOTOGRAPHIE : Valérie Le Gurun
MONTAGE : Jean-Francois Richet
BANDE ORIGINALE : White & Spirit
ORIGINE : France
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 02 juillet 1997
DUREE : 1h45
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Au cours d’une soirée hip-hop, très attendue par les jeunes d’un quartier, une fusillade éclate. La police intervient, un policier tire. Un mort. Les jeunes du quartier, désorientés, se révoltent…

Pas facile à digérer, c’est sûr. Pas facile à juger, c’est encore plus sûr. Pourtant, on en sort avec la sensation de s’être pris un gros coup de boule dans la tronche. Peut-être plus que n’importe quel autre film, Ma 6-T va crack-er est clairement le genre de film qui manque de respect, et envers lequel on a un peu peur de manquer de respect. Rien d’étonnant, le film semble fait pour interloquer, pour interpeller, voire même pour déplaire si l’on en croit les réactions énervées qui auront accompagné sa sortie en salles. Trop manichéen pour les adeptes de la nuance, trop frontal pour les fanatiques du débat, trop violent pour les âmes sensibles, trop idéologique pour la diffusion grand public, trop anti-flic pour ne pas se prendre une polémique en pleine face, etc… Rien n’aura été épargné au projet de Jean-François Richet. On aura eu droit au retrait du film en salles, ainsi qu’à l’accroche « film interdit » sur les jaquettes VHS et DVD, histoire d’en rajouter une couche dans la médiatisation du film-choc. Et malgré tout cela, on ne va pas se mentir, c’était couru d’avance : pamphlet politique revendiqué par son auteur, le film de Richet mixe une vision pessimiste de la banlieue à un discours pseudo-marxiste brûlant comme un cocktail molotov, ce qui suffit amplement à susciter l’horreur chez les donneurs de leçons.

En guise de schématisation, on aurait ici les banlieues (version dure) qui prôneraient la guérilla urbaine face à la police, sur fond de rap militant et de violence hyperréaliste. Même le point de départ de l’intrigue a lui-même des allures de tract qui mettrait les choses au clair : quelques jeunes de banlieue subissent un quotidien tout sauf reluisant, jusqu’au soir où une fusillade entre gangs rivaux éclate au cours d’une soirée hip-hop, allant même jusqu’à provoquer la mort de deux jeunes par des flics venus rétablir le calme. Résultat : le chaos. D’emblée, l’influence de La haine, basé sur le même sujet et sorti deux ans avant ce film, s’impose comme une évidence. Sauf que si Kassovitz tentait une explication du terrible engrenage amenant à cette violence, Richet ne faisait pas dans la dentelle ou dans l’explicatif, ne cachait pas son mépris pour les forces de l’ordre, se mettait quasiment du côté des casseurs, et choisissait l’angle du propos révolutionnaire… Tout ça, c’est ce que l’on avait retenu du film, avec la certitude d’avoir vu un film engagé, sans concessions. Mais le revoir aujourd’hui ne procure pas le même effet, et on se surprendrait presque à y trouver de la nuance. Un film social à thèse ? Certainement pas. Un appel à la révolte ? En fait, pas vraiment. Juste la volonté de filmer frontalement une réalité qui n’en finit plus de ne jamais finir.

Même s’il portait là une fois de plus son engagement prolétaire en bandoulière, le jeune cinéaste connaissait son sujet sur le bout des ongles (il a lui-même vécu dans la cité de Meaux pendant des années) et ne cherchait qu’une chose : capter la colère de sa cité, de tous ceux à qui le droit de s’exprimer reste (très) limité. Il le faisait déjà dans son premier film, Etat des lieux, où Patrick Dell’Isola incarnait un prolétaire conscient de sa condition sociale et subissant quotidiennement la rudesse du monde du travail. Une vision sèche, sincère, réaliste, sans fioritures, et épicée d’un vidéo-clip du rappeur Base Enemy aux paroles radicalement marxistes. Un an après, que restait-t-il de cet état des lieux ? Tout, puisque le contenu n’a pas changé, à part l’emballage : on passe d’un titre sobre à un habile jeu de mot à connotation prophétique, et la rage prend un relief beaucoup plus affirmé. Pendant une bonne heure, pourtant, rien de hardcore à relever : en se contentant de suivre les déambulations incessantes de deux bandes de potes (l’une composée de cancres lycéens, l’autre de dealers à la vingtaine passée), Richet capte aussi bien la tension que la sensation de tourner en rond. Des cages d’escalier aux centres commerciaux, en passant par les bancs et les salles de classes, chacun semble errer sans but, sans destination précise, sans jamais rencontrer personne, à part pour se cogner ou s’insulter. Pas de réel scénario, juste un quotidien morne et exaspérant que Richet sait capter et à filmer sous tous les angles, dont on ne sait rien des intervenants (à part leurs noms) et chez qui ne ressortent que des discussions sans intérêt (des keufs à fumer, des meufs à choper, etc…).

A l’inverse de ce que l’on pouvait voir chez Kassovitz ou Kechiche, l’humour n’a plus lieu d’être et la désolation semble totale. Mais cette misère sociale, généralement exploitée pour fournir des sujets bien démago au Droit de savoir, sonne ici d’une profonde justesse, du naturel des jeunes acteurs jusqu’à la moindre ligne de dialogue. Et le cinéaste développe alors des scènes-clés, plus ou moins reliées les unes aux autres, où la fragilité narrative du montage donne au réel un relief inédit : une bagarre à l’école, un match de basket-ball qui dégénère, une confession existentielle sous un abribus, des séances de drague ridicules où chacun se la pète face aux filles, des fauches de bouteilles d’alcool au Leclerc, etc… Les flics, dans tout cela, ne sont que des figures fluctuantes, pratiquant souvent le contrôle musclé ou osant parfois la bavure répugnante. Peu à peu, l’inaction laisse place à la réaction : pour sortir de la monotonie et de l’injustice, il n’y a rien d’autre à faire que d’agir en réaction. Mais là encore, difficile de considérer Richet comme un pro-banlieusard. En témoigne l’édifiante première scène du film, où se déroule la confrontation tendue entre les trois protagonistes et leur proviseur : entre la bêtise d’une jeunesse sans repère ni futur (les ados restent joviaux, inconscients de leur bêtise) et une classe aisée qui les condamne au silence (le proviseur n’a de cesse que de leur clouer le bec à chaque début de phrase), la situation se révèle un peu plus complexe que prévu. Tout le film est dans cet entre-deux, diffus mais bien réel : qu’il s’agisse des banlieusards ou des représentants de l’ordre (moral ou juridique), personne n’a vraiment le beau rôle dans ce monde.

C’est lors d’une soirée hip-hop que tout bascule : deux gangs qui s’affrontent au shotgun pour un motif vaguement énoncé, des jeunes qui s’agitent alors pour transformer la soirée en émeute, une bagnole qui crame, des flics qui interviennent, des coups de feu, la mort vient de frapper l’un des jeunes. Le temps d’un travelling en spirale au-dessus du cadavre, on comprend que l’étincelle vient de s’allumer. Le film n’est alors plus que violence : vitres brisées, bagnoles retournées, cabines téléphoniques brûlées au cocktail molotov, intervention musclée des CRS, coups de matraque à répétition, morts en pagaille, etc… Cette seconde partie quasi westernienne, durant laquelle Richet filme les émeutes comme jamais personne ne l’avait fait avant lui (caméra portée, violence extrême, ralentis à la Peckinpah, montage aux cassures radicales…), est celle où le spectateur aura peut-être du mal à suivre le propos, Richet s’étant senti obligé de balancer un rap ultra-explicite et de citer un article de loi pour illustrer le bien-fondé d’une révolte sociale. De même que l’ouverture du film, pseudo-clip prolétarien où Virginie Ledoyen joue les icônes révolutionnaires avec kalachnikov et drapeau rouge, virait déjà à l’allégorie un peu lourde sur la nécessité de sortir les armes. Reste que le montage, éclaté et percutant, devient une incarnation du chaos : dès lors, la perte des repères empêche de savoir qui tire sur qui, l’affrontement vire à l’absurde, et l’énergie affolante qui se dégage de l’émeute révèle l’impasse d’une société fracassée.

Sous l’impulsion d’une mise en scène virtuose (dans les scènes de tension, Richet use magnifiquement du travelling circulaire), la forme du film se met alors à contrebalancer le fond, transformant le spot de propagande marxiste en peinture radicale d’une révolte inéluctable. Entre une population vivant dans une oppression bétonnée sans réelle perspective d’avenir et des flics angoissés à l’idée de devoir gérer des révoltes incontrôlables, difficile de savoir aujourd’hui qui juger. Et comme le film n’impose pas au final de constat heureux sur cette révolte par le sang, c’est presque comme si Richet était lui-même conscient que ce nouveau mouvement de colère insurrectionnelle n’allait rien arranger du tout. C’est sans doute là qu’il faut interpréter le clip de rap final sur fond d’émeutes : moins appel à la révolte que l’expression d’une colère bien réelle par le biais d’un découpage musical, ce qui, en y réfléchissant bien, suffit à donner à Ma 6-T va crack-er la dimension d’un « cinéma-rap », doté d’une rage et d’une énergie interne souvent inouïe. Vu que l’énergie est parfois ce qui suffit à exprimer un réel désir de cinéma, on ne pourra franchement que s’en réjouir. Pas la peine de sortir le gun, donc.


Guillaume Gas

Cinéphage hardcore depuis mes six printemps (le jour où une VHS pourrave de Tron trouva sa place dans mon magnétoscope), DVDvore compulsif, consommateur aguerri de films singuliers et/ou zarbis, défenseur absolu de Terrence Malick et de Nicolas Winding Refn, et surtout, enclin à chercher jour après jour dans le cinéma un puits infini de sensations, qu'elles soient fortes, émouvantes, agressives ou uniques en leur genre. Toujours prêt à dégainer ma plume pour causer cinéma et donner envie à chacun de se rendre dans cette délicieuse Matrice que l'on appelle une "salle obscure"...

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