Boarding Gate

REALISATION : Olivier Assayas
PRODUCTION : ARP Sélection, Margo Films, Memento Films International
AVEC : Asia Argento, Michael Madsen, Carl Ng, Kelly Lin, Joana Preiss, Kim Gordon, Alex Descas
SCENARIO : Olivier Assayas
PHOTOGRAPHIE : Yorick Le Saux
MONTAGE : Luc Barnier
BANDE ORIGINALE : Brian Eno
ORIGINE : France, Luxembourg
GENRE : Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 22 août 2007
DUREE : 1h45
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Sandra, une jeune Italienne originaire de Rome, s’est enlisée à Londres dans une relation sans avenir, mais tumultueuse, entremêlée de désir et de jeux sexuels avec un golden boy déchu, Miles Rennberg. Un jour, Sandra se débarrasse de lui, autant pour l’argent que pour briser le cercle infernal d’une passion qui la consumait. Elle tente alors de fuir à Hong Kong avec son amant sino-américain, Lester Wang. Mais celui-ci disparaît mystérieusement, et Sandra se rend vite compte qu’elle est tombée dans un piège…

Sexe, manipulation, mondialisation, réminiscences cinéphiles : avec ce thriller épuré et moderne, Olivier Assayas élargit son approche du monde contemporain et offre à Asia Argento son plus grand rôle.

Il lui en aura fallu du temps, mais c’est fait : Olivier Assayas a enfin posé sa caméra à Hong Kong. Il faut bien avouer qu’entre lui et la mégalopole chinoise, c’est une histoire qui dure depuis un bail. Boarding Gate a cela de fascinant qu’il permet au cinéaste de se confronter de plein fouet à une authentique « mémoire de cinéma », plus précisément celle d’un certain cinéma de genre hongkongais – surtout le polar et la série B – dont on sait le rôle crucial qu’il eut dans sa formation de critique et de cinéphile (sans parler de ses trois ans de mariage avec l’actrice Maggie Cheung), mais aussi de tisser des liens tangibles avec les thèmes qui ont irrigué sa filmo – de L’Eau froide à Demonlover en passant par Irma Vep. En gros, avec Boarding Gate, ça y est, Assayas aurait eu l’occasion de réaliser sa « série B » ? Si l’on s’en tient à sa seule facture, ça se tient : petit budget, tournage rapide, pur geste de cinéma exécuté « à l’arraché », sans oublier une intrigue minimale, inspirée d’un fait divers bien réel (la fameuse affaire Edouard Stern) et prétexte à installer vitesse(s) et trajectoire(s) dans un cadre spécifique. Dans les faits, c’est plus compliqué. On sent bien qu’Assayas ne tourne pas en Asie pour boucler la boucle vis-à-vis de sa sensibilité d’artiste, mais qu’il s’installe surtout dans le cocon mondialisé, à savoir ce world business dématérialisé dont l’Asie n’est finalement qu’une plaque tournante parmi tant d’autres. D’ailleurs, le film ne démarre pas en Asie, mais en France. Du moins, c’est ce que l’on croit sans en être sûr : une faune cosmopolite (français, italiens, américains, chinois…) cause le plus souvent en anglais, que ce soit dans des bureaux rutilants ou des zones indiscernables (port, entrepôt, hôtel) qui nous font presque croire que Paris et Marseille auraient fusionné, le tout sans la moindre trace de cliché touristique que le 7ème Art utilise le plus souvent pour identifier un lieu précis. Bref, on est chez soi et ailleurs à la fois, dans un monde où les distances s’effacent et on l’on passe d’un point à l’autre d’un globe en un claquement de doigts… Rassurez-nous, vous aviez fait attention à la traduction du titre ?

Sans prétendre avoir la science infuse sur la question (qui peut sincèrement y prétendre ?), on peut affirmer que la dualité culturelle d’Assayas n’est désormais plus une équation à résoudre pour le critique. Bien qu’ancré dans une certaine tradition hexagonale du roman et de la Nouvelle Vague, le bonhomme a déjà mis en exergue sa fascination pour les signes avant-coureurs de la modernité et les effets de la culture technologique à l’échelle planétaire – un parti pris visuel et thématique dont Demonlover demeure plus que jamais le meilleur centre d’expérimentation. Or, s’il est question chez lui de capter ce qui circule (les « flux » au sens large) et ce qui se transforme (le fond et la forme, au propre comme au figuré), c’est sur le versant visuel autant qu’auditif. Là où son précédent thriller s’intéressait majoritairement à l’image et à sa prolifération sur un globe de plus en plus virtualisé, Boarding Gate met les choses à plat dès ses dix premières secondes : une série de détonations, sèches et percutantes, en pleine séance d’entraînement au pistolet, vers une cible que la caméra isole dans le hors-champ en se plaçant quasiment sur la trajectoire de tir. De par ce choix de cadrage, on se sent tout de suite visé par le coup de feu, et ce n’est pas un hasard. C’est bien le signe que ce film, désireux d’interpeller (de sonner ?) celui qui le regarde, ne va pas « sonner » pareil que les autres. Il sonnera juste et fort, subtilement équilibré sur le plan acoustique là où tant de thrillers, en majorité hollywoodiens, ont tendance à viser le pur déluge de décibels à des fins immersives. Un bon regard et une bonne oreille, voilà tout ce qui compte. Assayas ne fait pas que voir le monde, il l’écoute. Des coups de feu, certes, mais aussi des bruits d’avion, des moteurs de voitures dernier cri, des signaux d’engins industriels, des sonneries de portables ou d’interphone, des bip-bip de fax, des clics de souris d’ordinateur. Les sons du monde extérieur valent autant que ceux du cinéma de genre, sans doute parce qu’Assayas sait utiliser ce cinéma-là pour s’immerger dans le contemporain et ainsi saisir ce qui l’anime.

De par son environnement mondialisé, le choix de la langue anglaise et ce tourbillon de bruits modernes qui caractérise sa bande sonore, Boarding Gate a déjà pris soin d’arracher sa fausse étiquette de film français, sans pour autant la remplacer par celle d’un film américain. On doute fort qu’un studio hollywoodien accepterait de produire un scénario aussi mince et travaillé par tant d’inégalités de rythme, et on imagine mal des adeptes de l’Actor’s Studio s’enthousiasmer pour des rôles qui, à première vue, sonnent moins comme des personnages creusés que comme des coquilles creuses. C’est qu’Assayas filme ici des individus véritablement instables, au sens strictement identitaire du terme. La dualité se fait reine, surtout au travers d’un protagoniste à géométrie variable qui, à lui seul, concentre à la fois l’ambiguïté du récit et la mémoire cinéphile qui le travaille. Difficile, en effet, de ne pas reconnaître une connexion forte entre l’héroïne de Boarding Gate et celle du magnifique New Rose Hotel d’Abel Ferrara : c’est la même actrice (Asia Argento, ici plus érotique et magnétique que jamais), c’est presque le même prénom (Sandii devient Sandra), c’est encore un personnage trouble qui passe d’une casquette à l’autre (elle est ici tour à tour héroïne, victime, secrétaire, espionne, amoureuse, dealeuse, tueuse, fantasme sexuel, personnage virtuel…) et qui se noie dans le vortex contemporain en prenant la fuite (est-ce qu’Assayas éclaire ici ce qui relevait du « trou noir » chez Ferrara ?), et surtout, c’est encore une femme fatale qui joue au yoyo avec notre rapport d’empathie (faut-il avoir peur d’elle ou peur pour elle ?). Autour de cette identité labile, il n’y a que des motivations troubles chez les uns et les autres, suffisamment teintés de mystères et de non-dits pour stimuler et donner envie de relier les points de diverses manières (qui a commandité le meurtre du businessman ? qui a tenté d’exécuter Sandra à Hong Kong ? qui a trahi qui ?). Les mauvaises langues diront qu’Assayas n’en avait cure de construire des personnages et qu’il aurait privilégié le style sur le récit. Il est urgent de leur donner tort.

La fascination exercée par Boarding Gate découle déjà de ce souci d’« ouverture » qui caractérise autant ses personnages que sa mise en scène. De même que les personnages sont des surfaces instables sur lesquelles des enjeux et des identités mouvantes ne cessent de s’échanger, la caméra d’Assayas obéit au même principe, courant d’une France mondialisée à un Hong Kong high-tech, passant du gros plan au plan large, jouant à loisir de la caméra portée, captant ici et là des situations à travers des vitres ou des reflets, frisant l’abstraction de par la composition même du cadre et l’agencement de ses contrastes. Assayas n’a pas de propos qu’il s’agit de creuser, mais un monde déshumanisé qu’il tente d’appréhender, non pas dans son entièreté mais dans son immédiateté et dans l’émotion éprouvée à le représenter. C’est la raison d’être de chaque scène du film, et c’est également ce qui justifie sa délicate structure en trois actes. D’abord la réactualisation des figures classiques du film noir, ici confrontées à une forte mondialisation devenue la mythologie d’aujourd’hui : un obscur trafic de drogue sous couvert d’import-export par voie maritime (un simple fax expédié de Chine suffit à débarquer la marchandise en Europe via des grues automates), une belle employée qui semble jouer double jeu (la femme fatale), une liaison adultère sur fond d’assassinat programmé, un deal qui tourne mal, etc… Ensuite la matière du fait divers, à travers un huis clos fatal entre Sandra et son ancien amant et patron, Miles, businessman criblé de dettes et « parfait cliché d’une époque révolue » (ce sera le titre de sa future nécrologie), joué par un Michael Madsen pas toujours à l’aise, sans doute à dessein. Danse d’amour en mode trash-SM qui s’achève en danse de mort, cette longue scène se veut l’« anomalie » du récit, brisant soudain sa vitesse et son énergie au profit d’une confrontation qui bloque tout, qui multiplie les dialogues allusifs (rien n’est surligné ici), et qui, par le son tonnant d’un coup de feu, finira par libérer Sandra tout en la sonnant brutalement. Enfin la fuite précipitée de l’héroïne vers Hong Kong, clairement le mouvement le plus fort et le plus stimulant du film.

L’étranger qui se dissout dans le bain d’une mégalopole à l’autre bout du monde pour y exister sous une autre forme, ça sonne un peu comme un cliché, mais Assayas réussit à le transcender. Au lieu de s’en tenir à un raccord direct de l’Europe à l’Asie, il choisit de filmer le voyage via une poignée de plans concrets. Passer d’un avion à l’autre, récupérer une babiole dans un duty-free, checker vite fait les infos sur le Web, observer le soleil et les nuages via le hublot, quitter le sommeil inhérent au long courrier à l’heure du petit-déjeuner, sortir de l’aéroport, prendre un taxi, regarder autour de soi, chercher un repère, se sentir ailleurs… On se croirait dans Lost in translation, avec un personnage tout aussi déphasé et la même ambient hypnotique pour soutenir le décalage horaire. Une fois sur place, sans surprise, le cinéaste choisit de faire jeu commun avec son actrice. Un parallélisme s’installe alors entre le projet plastique de l’un et le projet intime de l’autre : tandis que lui capte la frénésie et la densité humaine d’un Hong Kong dédaléen par une chanson de gestes et de mouvements (très Johnnie To, tout ça…), elle devient une survivante, perdue dans un univers tout aussi hostile que le précédent (le crime se mondialise lui aussi) et potentiellement à la merci d’un ennemi omniscient. Asia et Asie : filmer l’une, filmer l’autre, filmer l’une en fuite à l’intérieur de l’autre, voici ce vers quoi tend la caméra d’Assayas. Dans ce Hong Kong grouillant où les corps se multiplient jusqu’à l’infini, l’enjeu est moins de préserver le sien que de le sauver à tout prix, quitte à le redessiner et à changer d’identité – l’expression « à corps perdu » a rarement été aussi appropriée. Sans cesse au bord de la fatigue et de l’épuisement, délestée de tout artifice de maquillage et habitée comme jamais, Asia Argento achève ici une prodigieuse mue d’actrice. Jusqu’ici enfermée dans un jeu de séduction teinté de provocation (y compris dans ses rôles les plus étoffés), la fille à Dario fait enfin jeu égal avec le trajet de son personnage : sa métamorphose finale, teintée de désarroi et de romantisme, achève le récit sur une nouvelle porte d’embarquement – représente-t-elle un espoir pour l’héroïne ? – et offre au film un ultime plan bouleversant de celle qui aura su l’élever très haut.

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