The Longest Nite

REALISATION : Patrick Yau
PRODUCTION : Milkyway Image
AVEC : Tony Leung Chiu-wai, Lau Ching-wan, Maggie Siu, Fong Lung, Hoi-Pang Lo, Siu-Lung Chung, Mark Cheng, Lam Suet, Yuen Bun, Sunny Fang
SCENARIO : Yau Nai-hoi, Szeto Kam-yuen
PHOTOGRAPHIE : Ko Chiu-lam
MONTAGE : Chan Chi-wai
BANDE ORIGINALE : Raymond Wong
ORIGINE : Chine, Hong Kong
TITRE ORIGINAL : Aau dut
GENRE : Action, Policier
DATE DE SORTIE : 8 septembre 2005 (DTV)
DUREE : 1h21
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Mr K et Mr Hung, chacun à la tête de gangs rivaux, tentent de se rapprocher afin de mieux gérer leurs affaires à Macao. Toute la racaille de la ville semble être au courant, surtout depuis qu’une rumeur s’est répandue comme une traînée de poudre : un contrat aurait été lancé pour obtenir la tête d’un des deux leaders. L’espace d’une nuit, Sam, un flic corrompu jusqu’à l’os et aux ordres de mafieux, tentera d’enrailler toute tentative d’assassinat. Jusqu’à ce qu’il croise la route de Tony, un drôle de type à l’air absent, errant sans raison visible dans les rues de Macao, avec un vieux sac de sport en travers de l’épaule…

Pièce maîtresse du renouveau de l’industrie cinématographique hongkongaise, ce polar ultra-violent produit par Johnnie To et réalisé par Patrick Yau reste surtout un cas d’école en matière de controverse sur la question de la paternité d’une œuvre. Qui a réalisé ce film ? Pas facile d’y répondre…

L’un des films les plus célèbres de John Woo a pour titre original A Better Tomorrow. Douce utopie que voilà. C’est peu dire qu’en 1997, les lendemains paralysaient le présent au point de filer la trouille à tous les tenants du cinéma de Hong Kong. Car cette année noire ne fut pas seulement celle de la sortie du film qui nous intéresse aujourd’hui, mais avant tout celle de la rétrocession de la colonie britannique à la Chine. Soit une industrie qui périclitait toujours un peu plus depuis quelques années, qui sentait son heure arriver et qui, face à un régime communiste capable de l’absorber, se rendait bien compte qu’il y aurait un « avant » et un « après ». Entre fuir ou rester, chacun aura donc fait son choix. Les têtes pensantes de l’époque (Tsui Hark, John Woo, Kirk Wong, Ringo Lam…) tentèrent l’aventure aux Etats-Unis, tandis qu’une poignée de résistants auront choisi de rester pour assurer le renouveau. Parmi eux figuraient le tâcheron Andrew Lau, petit malin ciblant les centres d’intérêt de la jeunesse asiatique via de gros films bourrés d’effets spéciaux, et le désormais célébré Johnnie To, qui aura lui aussi tenté à sa façon de relancer la donne jusqu’à devenir peu à peu le nouveau maître du polar hongkongais. Reste que si le bonhomme est aujourd’hui porté au pinacle pour le génie de sa mise en scène, la multiplicité des genres qu’il aura choisi d’investir et la recherche graphique qui guide chacun de ses projets, on aura pu s’étonner de voir nos médias hexagonaux – sans doute désireux de travestir une réalité pour polir l’image d’un nouvel auteur à vénérer – passer sous silence tout ce qui aura précédé le déclic The Mission au début des années 2000. A savoir une longue carrière comme pilier de l’industrie HK, doublé d’une carrière de producteur prolifique qui méritait bien qu’on s’y attarde un peu.

Dans une interview très intéressante figurant sur le DVD estampillé HK Video de The Longest Nite, Johnnie To mettait en évidence quelque chose que l’on avait perçu chez lui depuis longtemps : alors qu’on l’entend vanter les qualités d’un bon producteur (en gros, protéger le projet et ne pas interférer dans les choix du réalisateur), voilà qu’il se jette soudain la pierre en reconnaissant avoir souvent adopté l’attitude inverse. C’est là qu’il convient de rétablir quelques vérités sur ce cinéaste avant tout issu de la télévision, qui, très vite, aura davantage joué le jeu de l’industrie locale en acceptant des projets en fonction des modes du moment, et ce dès son premier film The Enigmatic Case en 1980. Vers la fin de cette décennie, le nom de Johnnie To n’aura ainsi été associé qu’à une cascade de films plus ou moins célèbres, dont le style différait clairement de celui qu’on lui colle aujourd’hui. En outre, de la même manière que les stars du cinéma hongkongais (acteurs et réalisateurs) furent souvent amenés à travailler en partie et/ou en simultané sur plusieurs projets, les films de l’époque soi-disant réalisés par Johnnie To n’étaient en général que des produits commerciaux conçus à plusieurs mains. En témoignent le délirant diptyque formé par Heroic Trio et Executioners en 1993, dont le mérite reste attribué par beaucoup au génie acrobatique de Ching Siu-tung, ou encore le fameux The Big Heat en 1988, petit polar de Category III pour lequel Johnnie To fut célébré alors qu’il n’en tourna qu’une partie, engagé alors pour remplacer le réalisateur Andrew Kam avant d’être lui aussi viré manu militari par un Tsui Hark à poigne qui mena le projet à son terme. Bref, pas facile pour un « technicien doué mais sans âme » de se distinguer, si ce n’est en tournant sans jamais s’arrêter – l’espoir fait vivre.

Il aura fallu attendre l’année 1996 pour que, face à une crise accentuée du cinéma de Hong Kong, Johnnie To puisse enfin réaliser son rêve d’indépendance en créant la Milkyway Image, société de production ayant pour but de financer ses propres films selon ses propres désirs, mais aussi de relancer la donne de l’industrie locale sur les ruines laissées par Tsui Hark et John Woo. Dans l’idée, cela nous rappelle un peu l’ambition de notre Luc Besson national avec sa boîte EuropaCorp et sa Cité du Cinéma, et on n’aurait pas tort d’y voir un parallèle. Au-delà du désir d’élever le niveau de production, la ligne créative estampillée Milkyway aura surtout consisté à donner leur chance à de jeunes cinéastes sur des projets divers, tournés très rapidement avec des budgets restreints, quitte à pondre en majorité de gros nanars mercantiles destinés à faire rire grassement le public local. Certes, en tant que réalisateur, Johnnie To s’en est sorti haut la main, déployant un style visuel neuf et un goût certain pour les dramaturgies tout sauf binaires, où la logique manichéenne des heroic bloodshed des 80’s se voyait remplacée par un traitement d’égal à égal des forces en confrontation. L’émouvant Loving you en 1995, l’impressionnant Lifeline en 1997, ou encore le matriciel Running out of time en 1999 (scénarisé par Julien Carbon et Laurent Courtiaud, futurs réalisateurs des Nuits rouges du Bourreau de Jade) ont, chacun à leur façon, témoigné de cette nouvelle orientation. Mais en tant que producteur, les choses se sont un peu gâtées, notamment sur ces deux créations Milkyway que furent Beyond Hypothermia en 1996 et The Longest Nite en 1997. Le premier, étonnante fusion « chimique » entre Nikita et The Killer, valut à son réalisateur Patrick Leung d’être dépossédé du final cut par un Johnnie To qui rajouta de nombreuses scènes de violence pour assurer la vente du film. Le second, lui, reste un gros sujet de polémique.

Considéré par beaucoup comme la pièce maîtresse de Milkyway Image et l’acte de renaissance du cinéma HK à la fin des années 90, The Longest Nite invite pourtant à s’interroger : entre Johnnie To et Patrick Yau, qui a vraiment réalisé ce film ? Si l’on en croit certaines sources, To aurait renvoyé Yau après le tournage d’à peine quatre ou cinq scènes – officiellement pour raisons budgétaires et différends artistiques – et aurait donc mis la main à la patte pour éviter le casse-pipe, réécrivant lui-même certaines scènes et reprenant à son compte la réalisation du film. On serait tenté de le croire au vu d’un récit à la fois linéaire et gigogne, fonçant tête baissée à la manière d’un coureur blessé qui voudrait à tout prix finir sa route effrénée (les velléités de réécriture se font sentir dans le montage final…), mais aussi au vu d’une fulgurante stylisation abstraite à la Michael Mann, préfigurant les futures expérimentations formelles de PTU et magnifiant les postures d’individus à la Heat (flics ou gangsters), tous empreints de dualité et fatalement menés au sacrifice par leur quête d’absolu. Sans parler du petit détail qui n’a l’air de rien mais qui chuchote tout : la présence des producteurs Johnnie To et Wai Ka-fai juste avant l’apparition du titre à la fin du générique d’ouverture, histoire de bien souligner qui était vraiment le capitaine du navire. Arriver à déceler la patte auteuriste de Patrick Yau dans ce film plus To que prévu est une sacrée galère, même en ayant vu ses deux autres films connus que sont les fulgurants The Odd One Dies et Expect the Unexpected – eux aussi produits la même année sous l’étiquette Milkyway. Et connaître sa version des faits l’est encore plus, puisque l’intéressé ne s’est plus jamais manifesté par la suite, préférant retourner bosser incognito pour la télévision locale. Bref, face à tout cela, pas facile de démêler le vrai du faux…

Il n’en reste pas moins que si la paternité réelle de The Longest Nite n’est pas prête d’être résolue, son aura de film-charnière au sein d’une industrie HK en perdition est bel et bien acquise. Certes, d’aucuns pourront toujours tiquer sur une première demi-heure pour le moins instable sur le plan narratif, lâchant un pitch d’une ligne (une nuit d’affrontement entre un flic ripou et un mystérieux tueur sur fond d’une guerre silencieuse entre deux turbulents chefs de gangs) pour le complexifier par des personnages dont on peine parfois à saisir le rôle et les motivations réelles, y compris lors d’une seconde vision. Mais cela fait partie du style Johnnie To : une identité urbaine et étrangement planante, propre aux codes du film noir, où le destin et la fatalité se jouent des personnages comme du facteur d’identification qu’on pourrait avoir à leur égard – on ressent autant leur stress que leur perte de repères. Quelques années avant la nuit hypnotique de PTU, cette « nuit la plus longue » resserrée sur une durée assez contradictoire (81 minutes sans pause pipi !) exploite ses personnages comme des fonctions, des pions manipulés à distance par un deus ex machina omniscient dont l’identité ne sera révélée qu’à la toute fin. Le film peut certes paraître trop court, trop précipité, voire trop charcuté au vu des problèmes de production évoqués plus haut, mais ce n’est qu’un leurre : ce qui motive ce récit est à mettre en parallèle avec l’effet d’un nœud coulant, étouffant toujours plus les personnages et les spectateurs à mesure que les uns et les autres foncent et s’agitent de façon convulsive. Ou comment incarner et intensifier par le rythme cette logique arachnéenne qui caractérise le film noir, et qui, ici, trouvera son point d’orgue dans un final d’anthologie, riches en éclairages abstraits et en décadrages malins, où le flic et le tueur, devenus les deux facettes d’un même individu, entameront un gunfight dantesque dans un grenier rempli de miroirs – la connexion à Volte/Face de John Woo et à La Dame de Shanghai d’Orson Welles crève alors les yeux.

Concrètement, le film fait en sorte que les deux personnages soit ici définis par le climat tendu et étouffant de cette nuit, en l’état interminable et évoluant de façon graduelle vers l’apocalypse pluvieuse. Leur rencontre amorce le début de la nuit, c’est donc leur séparation qui doit la clôturer. Mais a contrario d’un Michael Mann sur Heat, le face-à-face entre un flic et un tueur ne relève pas ici d’une traque censée évoluer peu à peu vers une compréhension réciproque des motivations de l’un et de l’autre. La caractérisation ne laisse d’abord aucun doute : Tony Leung Chiu-wai joue le flic pourri jusqu’à l’os, sorte d’ordure aussi fiévreuse et impulsive qu’une figure policière à la sauce Olivier Marchal, tandis que Lau Ching-wan se la joue « boule à zéro glaciale » pour offrir un charisme immédiat à son rôle de tueur melvillien. Sauf que, peu à peu, les rôles s’effacent plus qu’ils ne s’inversent dans ce Macao revisité en terreau de sadisme et de crasse, laissant chacun pousser ses propres curseurs vers le point de non-retour à mesure que le piège se referme. Dans ces moments-là, le film déballe alors une violence hallucinante digne d’un bon vieux Category III des familles : décapitations, mains broyées ou poinçonnées, ongles arrachés en gros plan, menace d’énucléation au crayon à papier, femmes tabassées ou jetées sous les roues d’une voiture, sans oublier les fusillades de rigueur où le sang ne coule jamais à dose homéopathique. Et la mise en scène de Patrick Yau, usant le plus possible de la caméra à l’épaule pour jouer l’aveuglement au sein de son paysage urbain, inflige un hyperréalisme sauvage dans une poignée de scènes avant tout conçues comme des fulgurances radicales. Deux exemples à retenir : un interrogatoire en huis clos où s’agite de la poussière en suspension (beauté irréelle d’un Scope tout en contrastes), et surtout cette voiture lancée à fond les manettes dans les rues de Macao par un tueur tenu en joue par un flic ripou apeuré, avec volant non tenu et visibilité réduite à néant pour cause de pare-brises saccagé. Folie croissante d’une nuit cruelle où tension et sidération ont rarement aussi bien rimé.

« Toi et moi, on est comme des balles. Où va-t-on rebondir ? Et jusqu’à quand ? On n’est pas maîtres de nos actes », entend-on à un moment dans la bouche du tueur face au flic qui ne cesse de le traquer depuis des heures. Il faudra attendre le dernier quart d’heure du film pour que cette phrase révèle son vrai sens. Dans ce gros récit manipulateur où un tatouage de dragon et un vieux sac de sport ne cessent de se disputer le rôle du McGuffin, c’est la nuit dans tout ce qu’elle peut avoir d’insaisissable que Patrick Yau et Johnnie To réussissent à incarner au travers d’un simple face-à-face. Qu’y a-t-il au bout de la nuit ? Une seule identité, à garder pour l’un ou à voler pour l’autre, chaos identitaire absolu tandis qu’à l’extérieur se déchaînent les éléments naturels. Jouer le jeu de cette nuit bleutée et contrastée est pour les deux adversaires une invitation à perdre la tête, et en voir enfin la porte de sortie les contraindra à quitter le sens figuré pour le sens propre. Deux hommes lancés à pleine vitesse vers le carrefour de leurs existences, pour un film lui-même situé au croisement de diverses sensibilités, invitant le film noir à la table du cinéma bis made in Hong Kong, laissant la radicalité d’un pur affrontement psychologique véroler de l’intérieur un énième polar d’action à teneur hard-boiled. Qu’importe la malhonnêteté de certains procédés créatifs (on relève ici un piratage sensible du thème de Midnight Express au sein de la BO) et l’outrance bisseuse qui caractérise certaines scènes (soit on adore, soit on abhorre), puisqu’au final, The Longest Nite est ce qu’il est : une hydre graphique qui aura infligé une sacrée claque et laissé de jolies cicatrices à tout le monde. Surtout pour Johnnie To, tirant profit d’un chaos pareil pour s’en aller vers de meilleurs lendemains et entamer une nouvelle trajectoire – the longest – de sa carrière.

1 Comment

  • ELias_ Says

    Je te trouve bien indulgent, malgré toutes les faiblesses d’écriture que tu pointes pourtant, pour ce film qui m’avait un peu déçu. Je suis plus que client du style de To, et de son goût pour l’abstraction, mais ici j’y ai vu davantage de prétention que de véritable inspiration. Pas de problème pour mettre ça sur le compte d’un scénario manifestement réécrit sans cherche de cohérence d’ensemble, mais a finit par me faire sortir du film (peut-être que j’en attendais trop), que je ne place vraiment pas parmi les incontournable malgré sa réputation.

    É.

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