Céline

REALISATION : Jean-Claude Brisseau
PRODUCTION : Gaumont, La Sorcière Rouge
AVEC : Isabelle Pasco, Lisa Hérédia, Danièle Lebrun, Lucien Plazanet, Daniel Tarrare, Damien Dutrait, Sébastien Lenfant, François Eychart, Marie-Thérèse Eychart, Pascale Simeon
SCENARIO : Jean-Claude Brisseau
PHOTOGRAPHIE : Romain Winding
MONTAGE : Lisa Hérédia
BANDE ORIGINALE : Georges Delerue
ORIGINE : France
GENRE : Comédie, Drame
DATE DE SORTIE : 1er avril 1992
DUREE : 1h28
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Céline, jeune femme au bord du suicide, est recueillie par Geneviève, infirmière qui l’apaise et la soigne en lui apprenant les techniques de relaxation. Céline prend goût à ces exercices et se perd en méditation. Mais bientôt, des phénomènes étranges se passent en elle et autour d’elle…

Cinéaste polémique et sans cesse travaillé par le mysticisme, Jean-Claude Brisseau aura tenté en 1992 de rompre avec les puissantes chroniques urbaines qui avaient fait sa renommée. Le résultat ? L’un des plus beaux films français jamais réalisés, et sur lequel il y a tant à dire…

On se répète peut-être un peu, mais une piqûre de rappel n’est jamais de trop quand on s’intéresse à un film mystique : et si le cinéma était moins un art numéroté qu’un véritable lieu de croyance ? On sait déjà que des cinéastes comme Bruno Dumont ou Terrence Malick répondraient fissa par l’affirmative, mais pour ce qui est de Jean-Claude Brisseau, la certitude mettrait un peu plus de temps à venir. Rembobinage. Il faut rappeler qu’à sa sortie en 1992, Céline faisait figure pour beaucoup de point de rupture chez un cinéaste supposément enchaîné au réalisme urbain depuis Un jeu brutal et le puissant De bruit et de fureur. C’était oublier que ce dernier film, en plus de permettre à cet ex-professeur de français devenu cinéaste autodidacte d’exacerber son pessimisme sur la banlieue des années 80 (un regard militant qui lui aura valu d’injustes accusation de lepénisme), se plaisait à laisser le surnaturel et le lyrisme trouer la peinture sociale, via l’apparition d’un oiseau et d’un ange féminin amenant les personnages et le spectateur à toucher du doigt cette grâce tant recherchée. Une façon pour Brisseau d’évoquer la contagion du réel par le fantastique, comme si le mystère et l’invisible étaient nécessaires au monde et à sa compréhension. Ajoutons à cela le fait que Céline était un film construit en réaction au grand succès de Noce blanche avec Bruno Crémer et Vanessa Paradis. Le cinéaste ne cacha rien de son amertume à ce sujet, persuadé que la présence de la jeune chanteuse de Joe le taxi (à ses yeux la seule explication du succès du film) avait masqué son intention première. D’où son envie de corriger le tir avec Céline, exploration inouïe du panthéisme et de l’ascension spirituelle, sous couvert d’un pitch proche de celui de Noce blanche qui voit une jeune femme sauvée par une « figure d’autorité ». Son plus beau film ? Mieux : un chef-d’œuvre apaisant qui aura fait léviter très haut le cinéma français pour mieux lui permettre d’atteindre la grâce. Et on pèse nos mots.

On a souvent pu entendre de Céline qu’il s’agirait soi-disant du film le moins accessible de son auteur, parce que le plus austère et le plus épuré. Rien n’est plus faux : c’est cette propension à l’épure qui en fait au contraire la meilleure invitation à saisir ce qui motive cet esthète engagé qu’est Brisseau, romantique furieux sans cesse tiraillé entre mysticisme et matérialisme. Précisons d’ailleurs que l’ascétisme de ce dernier a très peu à voir avec celui d’Alain Cavalier sur Thérèse, dont le dépouillement trop rêche et théâtral avait du mal à soutenir sensitivement la prégnance d’un quelconque rapport à la grâce et à l’altruisme. C’est que Brisseau s’autorisait ici quelque chose d’inédit dans le cinéma français : intensifier la force sensualiste de son cinéma pour exhaler le rapport panthéiste/métaphysique à la nature, ici gorgée d’esprits et de bruissements. Un film de réconciliation avec la nature, éloigné du vacarme urbain, filmé avec une infinie attention dans l’élégie et une force démesurée dans le lyrisme, afin de capter cet esprit qui se cache dans les choses et qui rentre peu à peu dans la chair. En l’occurrence la chair d’une jeune femme nommée Céline (magnifique Isabelle Pasco) qui, soudain, à 22 ans, perd tout : son père milliardaire meurt dans ses bras, sa famille se révèle basée sur un mensonge (elle n’est en réalité que la fille adoptive d’une employée de son « père »), son héritage s’envole (elle est si détruite qu’elle renonce de son propre chef à sa part d’héritage) et, pour couronner le tout, son fiancé la quitte brutalement. Prête à se suicider, elle est recueillie dans une vaste maison provinciale par Geneviève (Lisa Hérédia, à la fois compagne et monteuse de Brisseau), une infirmière ayant elle-même connu une crise analogue à la suite d’un divorce et vivant désormais sous la menace d’une maladie cardiaque. Celle-ci, en tentant d’apaiser et de soigner Céline par le yoga et la relaxation, se rend vite compte que ces exercices de méditation développent chez elle des pouvoirs paranormaux.

Quels pouvoirs ? En vrac : la prémonition (elle évite un accident de voiture qui coûtera la vie à un ami de Geneviève), la projection (elle se déplace dans des espaces mentaux), la bilocation (elle apparaît à deux endroits différents au même moment), la lévitation (son corps étendu se met à flotter en silence au milieu de la nuit) et même la guérison (sa seule proximité suffit à guérir un enfant de ses écorchures et à redonner l’usage de ses jambes à un paralytique !). Céline, une « sainte » à célébrer ? A vrai dire, la question n’est pas là. Que le spectateur soit prompt ou pas à croire en la réalité de ces « miracles » n’est en rien une barrière à la force expressive des scènes fantastiques concoctées par Brisseau. Le cinéaste ne vise pas à révéler quoi que ce soit, ni à convaincre qui ce soit, ni même à desserrer les boulons du matérialisme – notons qu’une retraite monacale provoque in fine chez Céline une perte de ses pouvoirs. Ce qu’il cherche, c’est avant tout à créer un effet de stupeur, d’étrangeté, uniquement possible au travers d’une mise en scène qui ne le prépare pas. D’une certaine façon, Céline préfigure déjà les futures expériences mystiques de Bruno Dumont, où une chose se cristallise par son contraire, où l’irréel se crédibilise par une épure totale de mise en scène. Poésie du texte, douceur des travellings, lyrisme de la bande-son, simplicité des apparitions fantastiques, symbolique des poses de yoga évoquant l’harmonie céleste, clair-obscur à la Rembrandt, éclairages à la Vermeer : tout le film dessine ainsi une grammaire très pure, en lien implicite avec les codes d’un certain cinéma fantastique français basé sur le frémissement et la fulgurance poétique, dont Jean Cocteau reste le plus beau représentant. D’un bout à l’autre, Brisseau cherche le sublime par le naturel, sans cynisme et au premier degré, et la modestie de son filmage lui évite sans cesse de sombrer dans le ridicule. Ce que l’on voit dans le cadre nous paraît si familier, et pourtant, d’insidieux choix de montage ne tardent jamais à lézarder la réalité et à générer une inquiétante étrangeté, génératrice non pas d’angoisse mais de transcendance.

Il est bon de rappeler que les protagonistes de tous les films de Brisseau ont en commun le fait de se donner des interdits par amour avant de les transgresser par le désir et le plaisir – sa trilogie sur le plaisir sexuel féminin en donne de très stimulantes illustrations. L’élévation spirituelle qui caractérise le personnage de Céline rejoint bien ce principe : d’abord confrontée à un vide identitaire absolu et à une perte totale de ses repères, elle devra alors compter sur sa croyance et sa force méditative pour s’en sortir. Le miracle vient ici de soi, intérieurement et par abandon, dans l’espoir que de cet apaisement puissent naître de nouveaux paysages intérieurs (vision magnifique d’un désert de dunes chaudes et ensoleillées : est-ce là une sorte de nouvel éden signifiant un retour à l’origine du monde ?). Céline ne parle que de cela : une incantation sereine, un rapport à la grâce que l’inoubliable partition de Georges Delerue – ici exploitée comme leitmotiv puissamment lyrique – rend tangible en accompagnant davantage des plans de nature que les lévitations d’une Céline appelée à la sainteté. Si l’on vit chaque scène du film comme une fulgurance plastique et sensorielle sans égale, c’est parce que cette nature chargée de spiritualité invite moins à voir les choses en grand qu’à simplement prendre le temps de les voir dans leur apparente nudité – jolie traduction de cet effet de « décroissance » qui peut souvent caractériser une pratique méditative. Sur ce point-là, Céline se veut bel et bien une œuvre optimiste, bienfaisante, infra-sensible, forte d’un lyrisme qui réunifie l’individu avec les forces invisibles du monde, ici perceptibles dans la forme d’un nuage, dans un rayon de soleil ou dans un bruissement de vent. Oui, on pense souvent à Terrence Malick. Sans doute parce que l’effet d’élégie est ici le même.

Si le panthéisme selon Jean-Claude Brisseau consiste ici à « faire le vide », le cinéaste réussit paradoxalement un film « plein ». Loin des éléments de consommation que nos sociétés modernes imposent à l’individu et que l’héroïne brûle ici à des fins purificatrices, Céline est un film qui lorgne surtout du côté de la mythologie, en particulier vers ce qui constitue un « mystère archéologique » (les moaï de l’île de Pâques, les mégalithes de Stonehenge, les géoglyphes de Nazca…). Dans quel but ? Tisser une connexion implicite avec les légendes ancestrales, sources de magie et de sagesse, comme en témoigne ce générique de début qui convoque les divinités égyptiennes : « Le pharaon vient de mourir, on a transporté sa dépouille immortelle dans la grande pyramide. Là, il repose le dos pris vers l’Ouest, le monde des ténèbres, et regardant vers l’Est, prêt à renaître comme Osiris chaque matin avec le jour. Il va pouvoir, à son gré, prendre la barque du soleil et remonter vers la région des étoiles, morceau d’or à jamais impérissable, flamboyant dans le ciel ». Il y a là une évocation de l’Antiquité et de la résurrection : la mort suivie de la renaissance pour atteindre le soleil. Et le personnage de Céline est ainsi fait : osirien à plus d’un titre, subissant une mort sociale et affective (la pluie torrentielle s’abat sur elle) avant de s’extraire de son sarcophage par la pratique de la méditation et du tantrisme (le soleil reprend alors le pouvoir). Quant à la figure rassurante de Geneviève, on aura compris que panser les plaies des autres l’aide à panser ses propres plaies intérieures, et que le départ final de Céline ne fait que la terrasser par le même traumatisme qu’avant (elle est de nouveau « abandonnée » par quelqu’un). La mort rode autour d’elle, de nouveau sous la forme d’une ombre noire qui ne cesse de hanter le cinéma de Brisseau. Mais la présence invisible de Céline, avec silhouette angélique et halo de lumière divine, saura la faire revivre : « N’aie plus jamais peur. Ça viendra nous chercher, toutes les deux. Nous ne nous verrons plus jamais, mais je serai toujours là, près de toi, jusqu’au départ que nous ferons ensemble le moment venu. Alors tu verras, tu seras baignée dans un immense océan d’amour et de bienveillance ». Dans un ultime plan, il n’y aura donc plus que la nature, sereine et solaire, capturée dans un travelling avant qui fait s’éloigner les façades matérielles. La paix et l’harmonie, enfin.

Osons friser un peu l’hyperbole : tout chef-d’œuvre absolu qu’il soit, on n’hésitera pas à qualifier Céline de bienfait, voire de médicament pur et simple, et ce parce que les enjeux de son intrigue et les partis pris de sa mise en scène renferment tout ce qui peut interpeller, travailler et régénérer un spectateur récemment marqué par un traumatisme, un deuil, un manque ou tout autre facteur d’isolement. Il y a aussi tout ce qu’un cinéphile est en droit d’attendre d’une expérience de cinéma : d’une part un lyrisme incandescent qui le brûlera vif, d’autre part un dialogue implicite avec son propre vécu cinéphile. Preuve en est que la cinéphilie de Brisseau – que l’on sait vaste et transversale – joue elle aussi le rôle du « fantôme apaisant » dans un grand nombre de scènes : la confrontation à une figure symbolique de la Mort dialogue ouvertement avec Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman, la lettre de départ de Céline en tant que missionnaire en Chine constitue un clin d’œil discret à l’ultime film de John Ford (Frontière chinoise, l’un des films préférés de Brisseau), et ne parlons pas de cette tentative de suicide de Céline au début du film, renvoyant bien sûr à la plongée désespérée de Kim Novak dans la baie de San Francisco qui reste l’une des scènes-clés du Vertigo d’Alfred Hitchcock. Même si sa carrière l’aura amené par la suite vers un cinéma plus frontal et plus téméraire dans ses partis pris de mise en scène (notamment sur la question de la représentation du sexe à l’écran), Brisseau n’aura jamais su égaler pareil zénith. Aujourd’hui, grâce à un récent Blu-Ray édité par Gaumont, Céline retrouve enfin toute sa magnificence visuelle, jusqu’ici souillée par des copies 35mm abîmées et un infâme pressage DVD qui donnait envie de se crever les yeux. Rares sont les films capables de redonner la joie de vivre à un spectateur désenchanté ou déprimé, de lui faire retrouver toute sa faculté à s’ouvrir pleinement au monde extérieur, loin des dogmes, des idées reçues et des conventions sociales. Celui-ci en est un. Faites-nous confiance, vous le méritez.

Photos : © Gaumont, La Sorcière Rouge. Tous droits réservés

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