Bug

REALISATION : William Friedkin
PRODUCTION : Bug LLC, L.I.F.T. Production, Lions Gate Films Inc., DMK Medienfonds International Inferno Distribution, Holly Wiersma Productions
AVEC : Ashley Judd, Michael Shannon, Lynn Collins
SCENARIO : Tracy Letts
PHOTOGRAPHIE : Michael Grady
MONTAGE : Darrin Navarro
BANDE ORIGINALE : Brian Tyler
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Thriller psychologique, Amour, Paranoïa, Contagion
DATE DE SORTIE : 21 février 2007
DUREE : 1h40
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Agnès vit seule dans un motel désert. Elle est hantée par le souvenir de son enfant, kidnappé plusieurs années auparavant, et redoute la visite de son ex-mari, Jerry, un homme violent récemment sorti de prison. Dans cet univers coupé du monde, Agnès s’attache peu à peu à un vagabond excentrique, Peter. Leur relation tourne au cauchemar lorsqu’ils découvrent de mystérieux insectes capables de s’introduire sous la peau. Ensemble, ils vont devoir découvrir s’il s’agit d’une folie partagée ou d’un secret d’Etat…

On avait un peu perdu William Friedkin ces derniers temps. Une tentative de thriller sexuel qui s’est soldée par un échec en salles (Jade), un film de procès ambigu et stigmatisé en étalage de propagande fasciste (L’enfer du devoir), un survival efficace mais trop basique pour faire impression (Traqué) et une abominable director’s cut qui aura dénaturé toute la substance d’un film d’horreur culte (L’exorciste) : y a pas à dire, ça commençait à sentir un peu le roussi pour le génial réalisateur de Cruising et de French Connection. Non pas que Friedkin avait perdu tout son mojo, mais on sentait clairement que l’absence de sujets propices à une nouvelle autopsie de la frontière entre le Bien et le Mal lui avait un peu coupé les ailes, au risque de créer un nouvel étendard du cinéaste has been, désormais égaré dans une époque qui n’est plus la sienne. Etait-ce vraiment le cas ? Sûrement pas : le plus cinglé des cinéastes américains (si l’on excepte Abel Ferrara) n’avait pas dit son dernier mot, et la première projection de Bug à la Quinzaine des Réalisateurs en 2006 fut le genre de gifle cinématographique dont l’impact sur l’esprit du cinéphile y place une trace impossible à effacer.

Surprise : l’origine de ce film total et monstrueux qui a toutes les chances de laisser les cinéphiles sur le carreau, il faut aller la chercher sur les planches. C’est en découvrant la pièce homonyme de Tracy Letts, représentée dans les théâtres de New York (avec déjà Michael Shannon dans le rôle masculin principal), que Friedkin trouve le sujet du film qui marquera sa résurrection impériale. Plusieurs raisons à cela : l’impossibilité à trouver une réponse précise aux questions soulevées par le résultat, et un canevas de huis clos propice à une fascinante réflexion sur l’amour fusionnel, la mutation du corps, la déliquescence de l’esprit et la paranoïa collective. Il est donc évident de parler de « film-monstre » à propos de Bug, d’abord en raison de sa violence graphique et psychologique qui atteint un degré assez élevé, ensuite parce qu’un cinéaste comme Friedkin, fasciné depuis toujours par l’ambiguïté morale, n’a jamais eu de cesse que de laisser le spectateur se démerder avec ses doutes et ses perceptions. Chez lui, les personnages passent toujours de l’autre côté du miroir, le public étant invité à les suivre jusqu’au plus profond de leur folie. Et ici, la recette sera simple : huis clos, deux acteurs, une pièce, et une dose de parano particulièrement bouillante. Les cinéphiles lassés par les « high-concepts » ou les blockbusters ne jurant que par la démonstration de force seront gâtés : en étant dix fois plus efficace que tout produit hollywoodien vendu dans les multiplexes, Bug est un summum d’audace et de performance qui pulvérise et soude tous les genres (thriller, horreur, drame, romance, comédie et fantastique) en une seule entité instable qui menace sans cesse d’exploser.

A première vue, on est tenté de rapprocher Bug des derniers films de David Cronenberg, ne serait-ce que pour la puissance dramatique qui se dégage des rapports humains et pour la propension à créer un canevas d’épidémie incontrôlable dont les effets se répercutent sur le corps comme sur l’esprit. La démarche est assez similaire, mais en revanche, le traitement diffère assez clairement. Au cinéma, l’idée de « contagion » telle qu’on peut se l’imaginer est souvent synonyme de propagation au niveau global (pour ne pas dire mondial), d’une forme de panique et d’épidémie qui s’empare de toutes les strates sociales jusqu’à l’anéantissement total des forces contraires pour la stopper. Entre les mains d’un cinéaste aussi génial et roublard que William Friedkin, on obtient l’opposé : une situation de contagion virale confinée au cœur d’une simple chambre de motel avec deux personnes, et de nombreuses forces extérieures qui investissent peu à peu la chambre pour tenter d’y apporter un semblant de normalité. Sauf que pas tout à fait : afin de rendre le jeu beaucoup plus vicieux et de redonner à sa filmographie une vraie tonalité dérangeante qu’il semblait avoir paumée, Friedkin prend un malin plaisir à renforcer l’ambiguïté de la situation et à plonger celle-ci dans un abîme d’incertitudes.

Donc, en gros, Bug, ça raconte quoi ? Agnes, incarnée par une hallucinante Ashley Judd, est une jeune trentenaire triste, veuve et solitaire, qui croupit toute seule dans un motel délabré et paumé en plein désert, tout en jouant de temps en temps la serveuse dans un bar rempli de lesbiennes. Rien de joyeux, mais ce n’est pas tout : la menace de voir un jour débarquer son taulard de mari violent (Harry Connick Jr) continue de planer au-dessus de sa tête. Sa rencontre d’un soir avec un étrange inconnu, mutique et timide, sera le catalyseur d’un changement pour le moins radical dans sa vie. Ce type, joué par Michael Shannon (également repéré en soldat illuminé dans le World Trade Center d’Oliver Stone), dégage quelque chose, mais difficile de savoir quoi. Charmant ? Pas vraiment. Sympathique ? Un peu, étant donné qu’il semble poli et intelligent. Nerveux ? Plutôt, oui : quelque chose semble le tarauder, mais il reste mystérieux là-dessus. Ambigu ? On se rapproche… Reste qu’Agnes, ayant sympathisé avec lui, lui offre l’hospitalité pour la nuit, allant même jusqu’à lui proposer ensuite de rester ici pour une durée indéterminée, pensant avoir enfin trouvé là une présence amicale et rassurante qui pourrait illuminer un peu son existence morne. Sauf que cet individu nommé Peter a un grain : ancien soldat durant la Guerre du Golfe, il pense avoir servi de cobaye à des expériences consistant à lui injecter un virus contenant des insectes microscopiques. Et les insectes, il en connait un rayon sur le sujet : puces, termites, aphides, mouches, rien ne lui échappe. Il voit des insectes partout. Il sent que ces bestioles ne visent qu’à le dépecer petit à petit. Il pense que l’armée cherche à le récupérer pour poursuivre ses expériences. Il souffre, et le spectateur aussi, totalement immergé dans cette folie mentale qui le dévore.

Peter s’impose clairement comme une sorte de cinglé omniscient, dont la paranoïa le pousse à tout inspecter et à chercher les moindres particules d’ambiguïté dans tout ce qui apparait comme limpide, avec la mise en perspective d’une suspicion qui entraîne une nouvelle dès que la précédente est abolie : un simple tableau sur le mur cache des tas de détails qui ne sont visibles que si l’on se rapproche, la couverture du lit est infestée de microbes et d’insectes parce que Peter s’est fait piquer pendant son sommeil, le bruit bizarre qui règne dans la salle de bain peut sûrement être celui d’un grillon (en fait, c’est juste un détecteur de fumée qui pète un boulon), la présence d’un élément radioactif dans ce même détecteur de fumée (désormais démoli) est source de danger potentiel, quelques lignes de coke posées sur la table peuvent contenir des pucerons minuscules, un simple mal de dent cache forcément une manipulation biologique, et même le silence qui règne à l’extérieur de la chambre n’a rien de rassurant. Vérité ou hallucination ? Machination réelle ou délire paranoïaque ? Le film ne tranche jamais, même s’il penche légèrement pour la deuxième hypothèse. Là où l’on pourrait voir Peter comme le pendant psychotique d’un adepte de la théorie du complot, Friedkin en fait au contraire un être torturé par une angoisse bien réelle et non simulée, dont le récit du film va épouser la folie et le processus autodestructeur à travers un crescendo des plus sidérants.

Autant dire que, dans Bug, chaque regard, chaque geste, chaque ligne de dialogue et chaque intention de la mise en scène sera à double, à triple, voire à quadruple sens. Outre une gestion de l’espace prodigieuse pour un récit se déroulant à 95% dans une seule pièce, la mise en scène de Friedkin se caractérise avant tout par une caméra mobile, presque vivante et personnalisée, qui s’adapte aux sursauts des personnages et déploie une viscéralité rare. On peut presque y voir une personnalisation de ce « virus », épiant les protagonistes de façon menaçante et troublant la vérité de la séquence avec des effets de montage très astucieux. A titre d’exemple, l’assimilation fréquente d’un bruit d’hélicoptère diffus avec le mouvement du ventilateur de la chambre possède une triple signification : la cristallisation d’un trauma potentiel plus ou moins lié à la guerre, la présence d’une menace en spirale qui va s’abattre sur les deux héros, et un clin d’œil direct à la scène d’ouverture d’Apocalypse Now qui installe d’emblée une forme de chaos inéluctable au cœur de l’action par un jeu de montage avec un ventilateur cloué au plafond. Et même lorsqu’il s’agit de capter quelques bribes du quotidien d’Agnes, l’incertitude se mue légèrement en menace : une simple publicité posée sur un pare-brise (mais pas sur les autres voitures voisines), des coups de téléphone avec personne à l’autre bout du fil, un radiateur qui crache de l’air frais avec plus ou moins d’intensité, et ne parlons pas du mari violent, parfois hilarant dans ses répliques, et dont la silhouette, surgissant de la buée de la salle de bain tel un monstre surnaturel, brouille les pistes du réalisme pur.

La symbiose de tous les genres cinématographiques se traduit ici par un brouillage permanent de leurs codes, voire une fusion absolue entre ceux-ci à la manière d’un plat de spaghettis où tout serait mêlé jusqu’à l’imperceptible. Du coup, difficile de ne pas ressentir un terrible malaise lorsque la situation redouble d’intensité : au fur et à mesure que Peter sombre dans la folie et répercute ses effets névrotiques sur Agnes, le cinéaste donner à cette folie une incarnation à la fois terrifiante et délirante, ce qui n’exclut pas l’humour et la cocasserie trash. Non pas qu’un coude étudié au scalpel ou un arrachage de molaire sans anesthésie puissent susciter le fou rire, mais le grotesque vient souvent toquer à la porte lors de ces scènes à la violence tétanisante, avec, comme épicentre de cet incroyable pétage de plombs, le calvaire vécu par deux êtres désormais branchés sur la même longueur d’onde. Dès lors, un autre niveau de lecture s’impose à propos de ce processus de contagion : deux entités biologiques qui s’autodétruisent pour ne former qu’un seul et même corps. Cela apparait évident au fil des séquences : Agnes étant tombée amoureuse de Peter, elle est désormais prête à tout pour ne pas le perdre, et Peter semble tellement désireux d’extraire ce « virus » qu’il en arrive à scarifier son propre corps. Dans ces instants, Bug vire du côté de la fable névrotique et kafkaïenne autour d’une métamorphose organique, et la magnifique scène de sexe entre Agnes et Peter en constitue à la fois la synthèse comme la première pierre de leur folie partagée : deux corps faisant la bête à deux dos, une sensation de moiteur et de fusion absolue, des plans fondus de salive et de sueur mêlées, cristallisant ainsi une véritable contamination réciproque qui va prendre des proportions inimaginables. Ce qui pousse alors Friedkin à orienter la folie de la situation sous un angle purement romantique.

Car, oui, à l’instar de La Mouche de David Cronenberg, Bug a beau utiliser tous les ressorts du cinéma de genre, il n’en reste pas moins avant tout une pure histoire d’amour, où une femme triste plonge dans le délire de l’homme qu’elle aime pour ne plus le lâcher. Jusqu’au stade terminal de cette folie, qui offre déjà un relief plus inquiétant à cette chambre de motel : habitation dégueulasse au départ, cocon rassurant suite à l’installation de Peter, elle vire progressivement à l’espace mental le plus abstrait, où les murs sont entièrement couverts d’aluminium et où le décor prend l’allure d’un sarcophage verrouillé. Agnes et Peter sont alors à l’image de ce qu’ils épient : des insectes grouillants dans leur bulle, et condamnés à ne jamais pouvoir revenir en arrière. L’aberration de leur comportement s’accroit alors jusqu’à cet instant génial où Agnes célèbre sa déviance psychologique en hurlant « I’m the super mother bug !!! ». Même l’apparition finale d’un inquiétant médecin ne servira à rien, puisque son exécution hardcore sera aussi rapide qu’il semblait avoir donné un indice précis à Agnes sur le comportement de Peter. Ne reste alors plus que la mort, ultime délivrance de la contagion virale, mentale et amoureuse qui s’opère ici : de l’essence partout, un ultime baiser d’adieu, une allumette qui craque, et hop, tout s’embrase. Le virus a disparu, si tant est qu’il ait réellement existé. Le complot, en revanche, reste une vue de l’esprit.

Malgré sa structure narrative aussi précise que squelettique, Bug est d’une richesse telle qu’il peut épuiser une infinité de visions sans jamais perdre une seule once de sa violence et de son efficacité. Et on le répète, tout est affaire de contagion, à l’instar du Mal qui semblait prendre possession du personnage d’Al Pacino dans Cruising ou du démon Pazulu qui scarifiait le corps et l’esprit de la jeune Regan dans L’exorciste. Reste que, chez Friedkin, la contagion a beau se répercuter sur un ou plusieurs individus, elle n’en reste pas moins liée aux névroses cauchemardesques de l’Amérique (une chose que le cinéaste n’a jamais cessé d’explorer à travers sa filmographie). Que le cinéaste considère lui-même Bug comme son film le plus fort et le plus terrifiant n’a rien d’une surprise, tant ce nouveau film condense toutes ces névroses en un tout cohérent, d’autant plus surprenant qu’il s’effectue dans un huis clos à la facture minimaliste. Pour la plupart des critiques bien-pensants ne jurant que par des degrés de lecture basiques et consensuels, il sera facile d’y voir une parabole sur les effets nocifs de la guerre en Irak. Mais ce serait évidemment faux : c’est au contraire toute la paranoïa ambiante de l’Oncle Sam que Friedkin se plait à symboliser dans cette histoire folle, avec l’humour noir et l’outrance trash comme outils de travail, de la même manière qu’un William Burroughs, même sous l’effet de la drogue, laissait éclater les pulsions les plus inavouables de l’esprit humain avec un symbolisme qui touchait au faramineux. Découvrir Bug, c’est presque un aller simple pour l’enfer. Revoir le film, c’est prendre un plaisir quasi sadomaso à subir une fois de plus un assaut de violence et de viscéralité. Et quoi qu’il en soit, après, on se sent bizarre…

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