Week-end

REALISATION : Jean-Luc Godard
PRODUCTION : Gaumont, Ascot Cineraid, Les Films Copernic, Lira Films
AVEC : Jean Yanne, Mireille Darc, Valérie Lagrange, Jean-Pierre Kalfon, Jean-Pierre Léaud, Juliet Berto, Yves Alonso, Laszlo Szabo, Sanvi Panou, Paul Gégauff, Daniel Pommereulle, Virginie Vignon, Anne Wiazemsky, Yves Beneyton, Jean Eustache
SCENARIO : Jean-Luc Godard
PHOTOGRAPHIE : Raoul Coutard
MONTAGE : Agnès Guillemot
BANDE ORIGINALE : Antoine Duhamel
ORIGINE : France, Italie
GENRE : Comédie, Drame, Horreur, Satire
DATE DE SORTIE : 27 décembre 1967
DUREE : 1h45
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Un couple de Français moyens, Corinne et Roland, passe son week-end en voiture sur les routes d’Île-de-France et limitrophes, en circulant, quand c’est possible, entre embouteillages monstrueux et accidents sanglants. Leur « week-end » se retrouve ponctué de rencontres aussi bizarres que diverses, et vire rapidement au cauchemar…

Vous pensez que le cinéma de Jean-Luc Godard est trop « intellectuel », trop « sérieux » ? C’est juste que vous ne connaissez pas encore son film « mal élevé », hallucinant doigt d’honneur filmique qu’il adresse autant à son cinéma qu’à cette société bourgeoise qu’il porte en horreur…

« Week-End, je ne sais pas comment le présenter… C’est un film qui déplaira sûrement à la majorité des spectateurs… Parce que c’est très méchant, grossier, caricatural. C’est fait dans l’esprit de certaines bandes dessinées d’avant-guerre. C’est plus méchant que Hara-Kiri, ça rappelle un peu Pim Pam Poum. C’est plein de sang et d’injures, comme Les Carabiniers. Et je pense que, pour les mêmes raisons, ça ne marchera pas »

Jean-Luc Godard – Télérama, 14 janvier 1968

Bien vu, Jean-Luc : ça n’a pas marché. Et l’inverse aurait été étonnant. Car il y avait là de quoi coincer les fans et les détracteurs de Godard dans une situation inédite. Les premiers, on les imagine bien en état d’hébétude après s’être fait dynamiter la cervelle sur 1h45, avec un constat du genre « ouais, c’est du Godard, mais putain c’est pas du God-art ! ». Quant aux seconds, on rêve que tant de provocation mal élevée puisse les amener à considérer que ce Godard-là est quand même « pas mal » (ils n’iront pas plus haut, certes, mais pour une fois qu’ils n’iront pas plus bas…). Rien n’était simple là-dedans, à commencer par Godard lui-même qui, en 1967, entamait une terrible crise dès que l’été laisse place à l’automne. Un mariage avec Anne Wiazemsky, un statut de symbole culturel et moderne, un hommage rendu par le festival d’Avignon (qui projettait alors son film La Chinoise), des médias acquis à sa cause, etc… Tout allait bien, donc ? Que nenni : éreinté par l’accueil glacial reçu par La Chinoise (qui fut jugé irréaliste dans sa peinture de la jeunesse maoïste française) et agacé par son omniprésence dans les médias (qui faisait de lui une proie facile), Godard se voyait alors comme un produit de consommation courante, mis en rayon dans ce grand « supermarché de la culture » et persuadé de voir ses idées disparaître toujours plus au contact de la réalité. D’où l’effondrement de toutes ses certitudes sur ce qu’est le 7ème Art, et l’envie d’embrayer vers un cinéma plus clandestin et politique, quitte à renier tout ce qu’il a pu réaliser depuis A bout de souffle en 1960. Sept ans auront été pour lui une longue semaine créative, et il ne lui aura donc fallu qu’un Week-end pour tout détruire, remettre les compteurs à zéro et donner plus que jamais à son art une odeur de mort. Faire des films non pas pour polir le cinéma mais pour faire sans cesse table rase de ses acquis : telle serait désormais la règle. Et avec ce quinzième film « trouvé à la ferraille » et « égaré dans le cosmos », où l’on avance de la fin du monde vers un carton « FIN DU CINEMA », Godard s’épanouissait dans la marge, la vraie, la totale. Celle qui dit « fuck » à tout.

N’y allons pas par quatre chemins : tout film de Jean-Luc Godard qu’il soit, Week-end est un film « d’horreur ». Le film (intelligemment) bête et (vraiment très) méchant d’un homme en colère contre la bourgeoisie de la société de consommation, avec deux spécimens en guise de cobayes à malmener le plus possible. Pas des jeunes, bizarrement, et très loin de ceux qui faisaient le sel d’un film divin comme Masculin Féminin. Quoique le rapport entre les deux films n’est pas si lointain que ça : outre une énième interdiction aux moins de 18 ans brandie avec fierté en début de bobine (sauf que cette fois-ci, le film ne parle pas d’eux), Godard n’a surtout pas changé d’avis sur le sens caché des deux sexes, plus que jamais convaincu – avec son inimitable sens de l’exégèse étymologique – que dans « masculin » il y a « masque » et « cul », et que dans « féminin » il n’y a rien. Sa vision du couple réduit à un vaste malentendu ontologique où chacun veut prendre le pouvoir sur l’autre (avec carton rouge pour chacune des deux parties) vaut ici de l’or : Roland (Jean Yanne), un cadre phallocrate, et Corinne (Mireille Darc), son épouse décervelée, forment tous deux un couple bourgeois marqué par des relations adultères et des envies de meurtre conjugal (il a tenté de la tuer avec le gaz et les somnifères, elle a fait en sorte de ne pas réparer les freins de sa voiture). Deux authentiques « monstres sociaux » que la fièvre du samedi soir transforme en moutons de Panurge dès l’instant où elle les pousse à migrer en fin de semaine vers leur résidence secondaire – celle d’une belle-mère dont chacun guette vicieusement l’héritage. Sauf que cette fois-ci, sur les routes du week-end, c’est le carnage absolu, la course aux évasions libérant toutes les barbaries au fil d’embouteillages monstrueux et d’accidents sanglants. De l’apothéose gore à la tragi-comédie satirique, Week-end cimente le constat d’un échec global et implacable, offrant à un spectateur secoué dans tous les sens une vision radicale de la société, en l’état si décadente et déconfite qu’elle se précipite lentement et sûrement vers sa chute.

Le fait que Godard ait visé plus simple et moins réfléchi qu’auparavant – et qu’il y soit arrivé sans jamais renier son goût de l’audace narrative – n’atténue en rien la dimension sombre et pessimiste de son film. On l’a souvent su aigri – avant ou depuis – sur tout un tas de sujets liés au contemporain, mais il est tout de même rarissime de sentir chez lui – voire chez tout cinéaste digne de ce nom – une telle haine envers la société et un tel dégoût pour ceux qu’il filme. Et comme on l’imagine mal se contenter d’un duo de bobos antipathiques pour enfoncer le clou de sa démonstration, Godard choisit de les noyer dans un tsunami de personnages cinglés. En vrac : un gamin déguisé en Sioux qui cogne des adultes, un cycliste fan de Poulidor qui se mange le caniveau, des références littéraires (Emilie Brontë et Lewis Carroll) qui se promènent en chair et en os jusqu’à passer pour des pantins teubés (ce qui fera dire à Roland « Il me fait chier, ce film ! On n’y croise que des malades ! »), le mythique Joseph Balsamo qui s’autoproclame « fils de Dieu et d’Alexandre Dumas » et qui prend en otage le couple vedette avec Marie-Madeleine, un Saint-Just de pacotille – joué par l’indécrottable Jean-Pierre Léaud ! – qui joue les orateurs pompeux dans le vide champêtre, un pianiste barré qui effectue une « mission d’action culturelle en milieu rural » auprès de fermiers qui ne pigent que dalle à Mozart, et surtout ce F.L.S.O. (« Front de Libération de la Seine-et-Oise »), sorte de croisement entre Action Directe et la famille Manson, proche d’une tribu hippie dégénérée qui aurait opéré un retour régressif à la nature, miroir inversé de ces touristes suréquipés et surendettés qu’ils font le choix d’assassiner pour ensuite les dévorer – Corinne se joindra in fine à eux en mangeant son époux. Bref, un trajet trash pour un couple de jeunes cadres modernes « exemplaires ». Et surtout un Godard plus anarchiste et vénère que jamais, mettant en scène le stade terminal de cette hystérie collective, provoquée par un animal social en roue libre. Et par là, on fait bien sûr référence à la voiture, outil premier de liberté autant que prolongement de ses pulsions « manuelles ».

Godard a fait ce film pour « tout casser », c’est évident, mais c’est surtout sur nos chignoles qu’il s’est le plus déchaîné – notons qu’il a lui-même sacrifié sa propre Alfa Romeo décapotable à grands coups de masse dès le début du tournage ! La voiture que conduisait le Jean-Paul Belmondo d’A bout de souffle et de Pierrot le Fou était autrefois chez Godard un vecteur de liberté et d’indépendance, capable même de transpirer un certain « prestige créatif ». Dans Week-end, elle n’est plus que l’emblème d’une société mécanique et déréglée qui roule à l’aveugle en direction du mur, avec un conducteur devenu fou à partir du moment où il se retrouve avec un volant entre les mains. Liberté et apocalypse vont donc ici de pair, acquises toutes les deux à la jouissance de tout détruire dès lors que l’enjeu se limiter à posséder ce que l’Autre possède. Cyniques ou damnés, des animaux sociaux prennent à grande vitesse le virage serré de la monstruosité, et personne n’en réchappera vivant, dans le véhicule (qui finira brûlé ou broyé) comme sur le bord de la route (là où les cadavres pullulent). La couleur rouge revient donc en boucle tout au long de ce film cannibale : comme les hommes finissent par se dévorer entre eux, ce rouge sang qui suintait la « surexposition pop » dans Pierrot le Fou et La Chinoise devient ici autant un matériau social (le signe d’une civilisation bientôt éteinte qui laisse la place à un nouvel ordre primitif) qu’une présence organique suscitant le malaise. Le sang n’est plus destiné à circuler mais à gicler de toutes parts : lapin dépecé, cochon égorgé, oie décapitée, belle-mère assassinée, époux à la tête fracassée, sans oublier cet amas d’accidentés de la route qui jonchent ici un long et légendaire travelling latéral de trois cent mètres sur un embouteillage insensé – un sacré défi technique pour Godard. Presque un Apocalypse Now provincial qui serait arrivé près de chez vous et qui suinte le passage d’une ère barrée vers une autre. Bien plus que ces théories révolutionnaires et anticolonialistes énoncées par les opprimés de la terre au détour d’un long monologue, la profession de foi de tout ce bazar viendra ici d’un Balsamo ultra-siphonné : « J’annonce aux temps modernes la fin de l’art grammatical et le début du flamboyant ». Tout est dit : le monde et le cinéma godardien, d’abord en chaos, vont renaître chacun sous une forme plus radicale.

Et les acteurs, alors ? De simples marionnettes pour Godard : riches d’une liberté d’action totale dans le too much dans le cas de sa « garde rapprochée » (Juliet Berto, Anne Wiazemsky, Blandine Jeanson, Laszlo Szabo, Jean-Pierre Léaud, etc…), humiliées et poussées à bout dans le cas de son couple vedette. Pour un Jean Yanne toujours aussi à l’aise dans la méchanceté bougonne et une Mireille Darc alors au zénith de son statut d’icône sexy, le tournage de Week-end fut digne d’un service militaire où la seule règle fut de ne jamais craquer. C’est surtout à l’actrice glamour de Galia que Godard réserva son « traitement de faveur » : outre le fait de lui ordonner de se teindre les cheveux en châtain clair (sans doute pour la rendre plus cruche que jamais lorsque son personnage dirait « J’aimerais tant être une vraie blonde »), il fit en sorte de retarder sans cesse sa grande scène de confession érotique, shootée à la manière de celle de Bibi Andersson dans Persona d’Ingmar Bergman et tournée en fin de planning sur un texte ultra-cru inspiré d’Histoire de l’œil de Georges Bataille. Ce plan-séquence a ici ses frères : ils sont quatre au total, chacun dépassant les dix minutes, tous suffisant à lézarder le fil conducteur du récit de fabuleuses fulgurances plastiques et subversives. Tout déviant qu’il soit sur le récit comme sur le propos, Week-end reste du Godard à 100%, du terrorisme sur pellicule, presque le chant du cygne d’un révolutionnaire anticonformiste qui aura donné le « la » d’un style avant de s’orienter vers une autre démarche – bien plus politisée et revendicatrice. Le dernier jour de tournage de Week-end, Godard ira d’ailleurs jusqu’à convoquer ses trois plus fidèles collaborateurs (le chef opérateur Raoul Coutard, la scripte Suzanne Schiffman et la monteuse Agnès Guillemot) pour leur dire d’aller chercher du travail auprès d’autres cinéastes, conscient que le cinéma tel qu’il le pratiquait venait de mourir. Hara-kiri, rideau, fin. Une page venait de se tourner.

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