REALISATION : Justine Triet
PRODUCTION : Ecce Films, Le Pacte
AVEC : Virginie Efira, Vincent Lacoste, Melvil Poupaud, Laurent Poitrenaux, Laure Calamy, Alice Daquet, Sophie Fillières, Sabrina Seyvecou
SCENARIO : Justine Triet
PHOTOGRAPHIE : Simon Beaufils
MONTAGE : Laurent Sénéchal
BANDE ORIGINALE : Thibault Deboaisne
ORIGINE : France
GENRE : Comédie
DATE DE SORTIE : 14 septembre 2016
DUREE : 1h36
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Victoria Spick, avocate pénaliste en plein néant sentimental, débarque à un mariage où elle y retrouve son ami Vincent et Sam, un ex-dealer qu’elle a sorti d’affaire. Le lendemain, Vincent est accusé de tentative de meurtre par sa compagne. Seul témoin de la scène : le chien de la victime ! Victoria accepte à contrecœur de défendre Vincent tandis qu’elle embauche Sam comme jeune homme au pair. Le début d’une série de cataclysmes pour Victoria…
« J’aimerais comprendre là où ça a commencé à merder chimiquement dans ma vie » : ainsi parlait Victoria pour introduire Victoria. On ne va pas mettre longtemps à avoir la réponse à sa question, tellement sa vie est comme une étagère où les tiroirs (traduisez : les casse-pieds qui l’entourent) sont tous rangés n’importe comment. Les bonnes comédies étant souvent du genre à mettre les choses au clair dès le début, Justine Triet ne perd pas de temps : d’entrée, une conversation rapide – mais vraiment drôle – entre une avocate surbookée (c’est Victoria) et son jeune babysitter (qui ne se sent pas assez estimé par elle) installe une superposition des enjeux en même temps qu’un problème évident de feed-back. En un champ/contrechamp nerveux et précis, le film révèle alors son sujet : deux sphères (privée et professionnelle) qui se chevauchent, faisant se confondre de manière tendue l’intime et le collectif jusqu’à créer un joyeux bordel, zinzin et abyssal pour quiconque s’y engouffre sans pare-chocs. On voit d’ici le tableau : Victoria sera un film cyclothymique, un récit qui ne perd pas de temps, une comédie hilarante où l’urgence est le maître-mot. Mais l’urgence de quoi, exactement ?
Le simple fait d’avoir vu – et moyennement apprécié – le premier film de Justine Triet est déjà en soi un début de réponse : en superposant une cellule familiale sous tension à une société où tout va à trois cent à l’heure, La bataille de Solférino mettait ses personnages largués et hésitants dans un contexte incontrôlable, mais Triet cherchait alors moins à instrumentaliser ce chaos qu’à en faire un monde sous cloche, capté à distance par un spectateur réduit à suivre des personnages plus stupides que débordés (mention spéciale au très horripilant Vincent Macaigne, coincé dans son rôle de hipster dépeigné et casse-burnes). L’urgence perdait alors sa possibilité d’être ici le moyen d’atteindre un idéal (de sérénité pour l’héroïne comme de clairvoyance narrative pour la réalisatrice), et se voyait réduit à un simple mouvement de récit, peu stimulant en l’état. Avec Victoria, la faute est réparée : Triet embrasse ici sa constellation de cinglés avec une précision d’orfèvre, et l’urgence de son intrigue – laquelle fait passer ces 96 minutes pour un sprint foudroyant – devient enfin affaire commune de narration, d’enjeux intimes, de récit et de découpage. Et comme le personnage central désigne à la fois le titre du film et l’épicentre de chaque scène, rien d’étonnant à ce que l’intrigue brillamment écrite par la réalisatrice se montre aussi bordélique que lui.
Avocate de son état, Victoria (Virginie Efira) a tout du personnage-bolide qui tente de circuler aussi vite que possible au beau milieu d’un embouteillage d’enjeux et de personnages secondaires qui la ralentissent et/ou la mettent involontairement sur le bord de la route. D’où le burn-out, la fatigue, la sensation d’être une travailleuse éteinte dans un monde fou où tout n’est qu’énergie perpétuelle et besoin obsessionnel de reconnaissance. Et au vu des spécimens qui l’entourent, difficile de ne pas faire preuve d’empathie en ce qui la concerne : outre le baby-sitter pas content que l’on évoquait plus haut, il lui faut composer avec deux gosses clairement incompatibles avec son planning, un ex-mari reconverti en blogueur intello-prétentieux (Laurent Poitrenaux), un ami névrosé (Melvil Poupaud) accusé de tentative de meurtre par une compagne qui l’est sans doute encore plus (Alice Daquet), une confrère qui part sans crier gare dans d’incroyables accès d’hystérie (Laure Calamy), une amie un peu trop franche qui fume comme une usine (Sophie Fillières), sans oublier des amants d’un soir tout juste réduits à rallumer un désir sexuel et amoureux qui semble clairement au point mort.
On a connu plus joyeux, c’est sûr. Mais ne jamais oublier que, pour les grands cinéastes comiques dont Triet revendique très justement l’influence (Billy Wilder, Sacha Guitry et surtout Blake Edwards), le malheur peut tendre vers l’euphorie à la fois lorsqu’il est poussé à l’extrême et lorsqu’il met à mal tout un tas de conventions sociales prédéfinies. Victoria – le personnage – est ainsi faite : une quadra anéantie par le trop-plein de tout, qui fait naître l’hilarité par une propension à tout régler n’importe comment, à relier ses confidences aux mauvais interlocuteurs (il faut la voir parler de son ex à une cliente, évoquer ses angoisses de travail aux hommes qui la draguent, confier à son psy ses visites chez une voyante, etc…). Victoria – le film – lui embraye le pas : Justine Triet fait brinquebaler son héroïne d’un rendez-vous à l’autre, le long d’un agenda infernal où les gribouillages se superposent, en prenant soin de la mettre au même niveau de contradiction que ceux qui l’entourent, révélant de ce fait le décalage de tout un chacun en ce qui concerne son rôle social (entre celui que l’on prétend représenter et celui que l’on pratique réellement, le fossé se creuse).
Evoquer l’influence de la comédie américaine n’a ici rien d’une hyperbole, tant le résultat est autant affaire de précision dans la mise en scène des échanges que de sophistication dans la façon dont ces derniers sont agencés au sein de la narration. Face à un personnage qui se doit de composer non-stop entre la vérité et l’apparence (déprimée ou déguisée ? responsable ou infantile ? sincère ou malhonnête ?), la réalisatrice n’avait d’ailleurs pas trente-six solutions : seule comptait la façon dont la comédie interpénètre le drame, et vice versa. La surpuissance de son scénario est de ne jamais vouloir isoler l’un ou l’autre, car l’impossibilité du film à savoir trancher sur la vérité cachée d’une situation suffit non seulement à nourrir le décalage, mais aussi à enrichir ses personnages. On était déjà conscient du fabuleux potentiel d’actrice de Virginie Efira, mais pas au point de la voir passer aussi subtilement d’un état à l’autre, de briller extérieurement dans une scène avant de dégringoler intérieurement dans la suivante (on ne voit que Gena Rowlands pour avoir su atteindre un tel équilibre entre la joie et le désespoir). Et autour d’elle, les acteurs jouent aussi le rôle de personnages qui semblent eux-mêmes jouer un autre rôle. Le but n’est donc pas de saisir leur vérité au détour d’une situation, et encore moins de les juger au détour d’une réplique, mais davantage de savourer le décalage naissant des interactions entre leurs charismes respectifs et (forcément) antagonistes.
Et l’amour dans tout ça ? Forcément une chose qui intervient par accident (ici une romance avec Vincent Lacoste en ex-dealer attentionné), qui tente de se frayer un chemin au beau milieu du capharnaüm, et par laquelle la question du sexe sert surtout de ressort comique destiné à révéler la solitude des corps. Cette dernière question se répercute ici de partout, de l’ex de Victoria qui révèle la vie sexuelle de celle-ci dans son blog jusqu’à ce couple quasi-SM qui semble trouver un nouveau moteur d’amour dans le fait de se déchirer l’un l’autre devant les tribunaux ! Sans parler de ce plan mémorable, où Victoria, moulée dans une rôle aussi affolante que celle de Mireille Darc dans Le grand blond avec une chaussure noire, joue du piano face à son amant d’un soir – tentative ratée de réveiller le désir en jouant là encore sur les apparences. Il y a assurément du Woody Allen dans cette façon de mettre à nu le narcissisme de chacun, de le tacler subtilement par des dialogues-missiles qui jouent des coudes au lieu de cogner à l’unité, de filmer des personnages chez qui toute irruption d’un problème se retourne en solution théâtralisée par le biais d’une création fictionnelle dont ils se veulent les héros reconnus comme tels (le blog de l’ex de Victoria en est une illustration littérale). Dans ce flux d’énergie kafkaïenne, tout le monde s’agite et se bouscule, se moule dans le chaos du quotidien pour pouvoir exister, tente de s’inventer une place à défaut d’en chercher une vraie.
La réalisatrice, de son côté, se limite ici à jouer le rôle du répondeur et non du combiné. Par la seule force de plans génialement composés en amont et de scènes intégrées dans un découpage millimétré en diable, elle se contente de filtrer les doubles appels de ses personnages au lieu de les gérer un par un, le brouhaha naissant de leur superposition étant la condition sine qua non pour créer l’hilarité. La mise en scène de plusieurs procès qui s’enchaînent et se parallélisent dans la dernière demi-heure obéit à cette logique : la façon dont la mesquinerie de chacun s’y règle à grands coups de preuves incongrues (appeler un chien à la barre comme témoin, fallait oser !) permet au film de ne pas être trop sérieux, et la connexion évidente avec l’indispensable Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger laisse l’idée de « vérité » loin dans le rétroviseur pour au contraire rendre acceptable la logique – totalement loufoque – des accusés et des accusateurs. Le lâcher de rires dans le lâcher-prise, en somme ? En tout cas, si l’on tient tant que ça à chercher l’origine de l’euphorie provoquée par ce film aussi maîtrisé qu’insoumis, inutile d’aller plus loin. Et inutile également de savoir quand ça a commencé à « merder chimiquement » dans Victoria : plus le film agit ainsi, plus Justine Triet réussit à mettre la comédie française à ses pieds.