La Turbulence des Fluides

REALISATION : Manon Briand
PRODUCTION : EuropaCorp, Max Films Productions
AVEC : Pascale Bussières, Julie Gayet, Geneviève Bujold, Jean-Nicolas Verreault, Gabriel Arcand, Norman Helms, Vincent Bilodeau, Ji-Yan Seguin, Hiro Kanagawa
SCENARIO : Manon Briand
PHOTOGRAPHIE : David Franco
MONTAGE : Richard Comeau
BANDE ORIGINALE : Simon Cloquet
ORIGINE : Canada, France
GENRE : Comédie, Drame, Fantastique
DATE DE SORTIE : 11 décembre 2002
DUREE : 1h49
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Pour Alice, une sismologue exilée au Japon, la probabilité de retourner un jour au Canada était faible. Pourtant, lorsqu’un étrange phénomène se produit dans un petit village côtier de l’estuaire du Saint-Laurent, c’est elle qui est désignée. À Baie-Comeau, la marée a tout simplement disparu. Rationnelle, la jeune femme mène son enquête et retrouve Catherine, une amie d’enfance, elle aussi venue pour étudier le phénomène en question. Au fil des jours, le mystère s’épaissit et Alice replonge dans des sentiments qu’elle croyait disparus. Elle rencontre Marc Vandal, un homme séduisant qui a vécu un drame dont l’énigme n’a toujours pas été élucidée. Peu à peu, allant à l’encontre de ses convictions scientifiques, Alice doit admettre que les hasards sont nombreux et troublants. Tout ce qui se passe dans cette ville semble être lié par un secret, une force qui échappe à toute mesure…

Très étrange, ce titre. Késako ? Une thèse consacrée aux problèmes de transit ? L’adaptation d’un obscur roman d’Amélie Nothomb que l’on aurait oublié de lire ? Ou alors un excellent titre pour un film porno rempli de substances humides et moites ? Tout faux. Quand on voit le générique du film, la connexion symbolique se fait évidente : d’étranges formes blanches proches de la vapeur qui planent dans une source aqueuse avant de se confondre avec des vagues sur une surface marine. Il sera donc question d’un trouble. Plus précisément de deux : celui des sentiments et celui des marées. Dans le premier cas, Alice, une jeune sismologue canadienne exilée au Japon, s’envole pour le petit village côtier qui l’a vue naître et voit peu à peu des émotions brutes remonter à la surface. Dans le second cas, sa présence sur les lieux pour enquêter sur un phénomène anormal d’interruption du cycle des marées (la mer semble s’être retirée sans intention apparente de revenir) va mettre à mal sa rigueur scientifique, d’autant que le comportement étrange de certains autochtones n’en finit pas de dérégler la boussole de la logique. De la part de la réalisatrice québécoise Manon Briand, on s’attendait plus ou moins à une nouvelle histoire de femme jeune et indépendante dont la force apparente allait peu à peu se muer en faiblesse face à un destin ou un contexte qui se jouerait d’elle (on garde encore en mémoire la cycliste déçue de son premier film 2 secondes). Mais qu’elle se soit cette fois-ci frottée de plein fouet à l’insolite avec un ovni électromagnétique parrainé par Luc Besson est un peu une surprise. Avec, en bout de course, une expérience de cinéma aussi singulière qu’envoûtante.

La turbulence promise par le titre sera ici intériorisée, reléguée hors-champ pour mieux laisser perdurer une délicieuse ambiguïté entre science et spiritualité. Jusqu’à son climax tellurique, le film restera calme, planant, fixé sur un microcosme qui paraît toujours coincé dans un état de pause, entre des manques qui persistent et des fêlures qui ressurgissent. Le paysage visité, sorte de petite baie comme il en existe tant au Québec, n’a de son côté plus grand-chose de concret : de par cette marée disparue dont la vision contemplative crée une fascination des plus croissantes, le décor plante le mystère jusqu’à finir par l’incarner. Et surtout, le personnage central du film n’est pas celui que l’on croit, puisque l’eau s’offre ici le plus beau rôle, à savoir celui du suspect. Omniprésente à l’écran (sueur, bouteille, aquarium, Canadair, robinet, piscine…), symbole à part entière qui agit sur les sentiments et accroît l’humidité de l’atmosphère, elle incarne moins les fluides du titre que leur fantôme. Elle devient un miroir de ces peurs et de ces émotions qui ne sont ni quantifiables ni prévisibles, tandis que le sable de cette immense plage se veut un écho clair à l’assèchement de la personnalité d’Alice (parfaite Pascale Bussières). La mer et la terre, deux espaces ici éloignés l’un de l’autre pour une durée indéterminée, et que même les Canadairs qui balayent le ciel à intervalles réguliers ne peuvent inciter à rapprocher.

La caméra contemplative de Manon Briand fait ici des ravages pour entretenir le mystère, donner du corps et de la senteur à chacune de ses images, et surtout dresser des passerelles entre les deux sensibilités du récit (l’une cartésienne, l’autre spiritualiste). Certes, le parcours d’Alice laisse peu à peu filtrer un lien diffus entre le point central de son étude (la disparition de la marée serait-elle le signe précurseur d’un futur séisme ?) et le manque affectif qui la caractérise (le personnage est ici introduit par un plan cul vite expédié avec un salary-man nippon). Mais les indices disséminés dans le film ne se limitent pas à gloser sur un phénomène scientifique insolite et tendent au contraire vers davantage de niveaux de lecture. Déjà en raison de la description de la ville de Baie-Comeau, revisité par la réalisatrice en simili-Twin Peaks où le mystère de la marée semble avoir contaminé les individus. Faisons un petit tour : un bar nocturne où des insomniaques viennent se confier à une barmaid bienveillante (jouée par la trop rare Geneviève Bujold), une disparition féminine qui hante encore les esprits, un tas de personnages dont la psyché et l’organisme ont l’air d’obéir à une autre logique (en particulier une petite chinoise qui joue les somnambules à chaque prévision de marée), un surgissement de l’insolite dans de petits détails a priori aussi insignifiants que la fascination d’un groupe de religieuses pour les secousses sismiques ou la présence de golfeurs aussi équipés en fers 5 qu’en préservatifs… Tout ceci accentue la connexion lynchienne, à ceci près que Briand n’utilise pas l’immixtion de l’absurde comme outil pour décrypter les peurs qui régissent le monde. Elle tente au contraire d’épouser les dérèglements (réels ou factices) de la nature humaine pour faire primer l’émotion et l’esprit sur le pur rationalisme. Et sa mise en scène, si planante qu’elle confine à l’hypnose, nous invite à suivre ce délicat fil d’Ariane.

Sur la réflexion existentielle qui se dessine peu à peu (la vie est-elle totalement explicable scientifiquement ou obéit-elle à quelque chose d’irrationnel qui nous dépasse ?), Manon Briand n’offre ici aucune réponse viable, et préserve les deux réponses possibles au travers d’une ultime scène qui relève davantage de la porte ouverte que du point final. Mais ce qui rend son film si troublant, c’est qu’il semble conscient de sa fragilité et qu’il l’entretient pour mieux tâcher de s’en défaire par d’autres moyens. Aux côtés d’Alice se trouve ici une certaine Catherine (Julie Gayet), amie d’enfance dont le fort penchant pour l’ésotérisme nous vaudra ici une très intéressante lecture des trois éléments essentiels à la vie : le désir, le désordre et le danger. Le film lui-même suit cet ordonnancement en touchant du doigt la perfection (l’image et le son sont ici d’une ahurissante force expressionniste), le déséquilibre (la fascination mystique ne cesse ici de chahuter la raison scientifique) et le risque (le récit ose dans son dernier tiers un rebondissement certes symboliquement fort mais peu crédible). Ce choix de la contradiction permanente aurait pu couler le film en l’enchaînant bec et ongles à une recherche pesante et factice de l’insolite, mais c’est l’inverse qui se produit : elle le rehausse par une sublimation du moindre contraste, de la moindre variation atmosphérique, de la plus petite trace de fusion entre l’Homme et ses éléments. Sur ce point-là, la secousse sismo-orgasmique qui clôture le film fait figure de climax sensationnel, très onirique dans ses partis pris, où la notion de « retour aux sources » retrouve enfin tout son sens. De doutes métaphysiques en tensions sexuelles, de regards perçants en particularismes insolites, de sentiments spectraux en perspectives fantasmagoriques, La Turbulence des Fluides retient ainsi son souffle – et le nôtre – jusqu’au bout. En sortant de la projection, on se sent tout de suite moins turbulent et plus fluide.

2 Comments

  • Rien que pour l’affiche je pourrais aller voir ce film^^

  • Thomas Goulet Says

    Belle description de ce film que j’adore. J’apprécie son esthétique bien sûr. C’est d’ailleurs par l’entremise de l’image et de l’absence d’action véritable que la réalisatrice arrive à nous faire entrer dans un espace psychologique, ce qui est toujours un défi au cinéma. Le jeu de Pascale Bussières est extraordinaire. Geneviève Bujold a aussi une très forte présence malgré son petit rôle.

    Votre description du travail de la réalisatrice me semble très juste. En revoyant le film, les parallèles avec Lynch m’ont aussi frappé.

    Merci de votre analyse qui contribue à faire en sorte que ce très beau film ne tombe pas complètement dans l’oubli!

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