Possessor

REALISATION : Brandon Cronenberg
PRODUCTION : Rhombus Media, Rook Films, The Jokers
AVEC : Andrea Riseborough, Christopher Abbott, Jennifer Jason Leigh, Tuppence Middleton, Sean Bean, Kaniehtiio Horn, Rossif Sutherland, Christopher Jacot, Raoul Bhaneja, Gabrielle Graham, Hanneke Talbot
SCENARIO : Brandon Cronenberg
PHOTOGRAPHIE : Karim Hussain
MONTAGE : Matthew Hannam
BANDE ORIGINALE : Jim Williams
ORIGINE : Canada, Royaume-Uni
GENRE : Horreur, Science-fiction, Thriller
DATE DE SORTIE : 7 avril 2021 (DTV)
DUREE : 1h43
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Tasya Vos est agente au sein d’une organisation secrète utilisant une technologie neurologique qui permet d’habiter le corps de n’importe quelle personne et la pousser à commettre des assassinats aux profits de clients très riches. Mais tout se complique pour Tasya lorsqu’elle se retrouve coincée dans le corps d’un suspect involontaire dont l’appétit pour le meurtre et la violence dépasse le sien de très loin…

Il va falloir s’y faire : Brandon Cronenberg n’est plus juste le fils de son père, mais un grand cinéaste avec une vision qui interpelle autant qu’elle dérange. Cela valait bien un Grand Prix à Gérardmer…

« L’ennui est l’oiseau de rêve qui couve l’œuf de l’expérience ». On doit cette citation philosophique de Walter Benjamin à un personnage-clé de Possessor, plus précisément un businessman incarné par Sean Bean qui se lance alors dans un discours adressé à ses associés et employés, dont il vante aussi bien la perfection dans leur travail que l’ennui que cette réussite a tendance à provoquer chez lui. On pige vite le fond du truc : cet ennui, qui peut certes encourager à l’inactivité dès lors que tout semble réglé comme du papier à musique, se doit d’être vu comme quelque chose de profitable, une phase de concentration et de stimulation d’où quelque chose peut éclore. Autant dire que cette citation – qui intervient à mi-chemin du récit – fait immédiatement tilt. Difficile de ne pas y voir une sorte de mantra que Brandon Cronenberg applique en boucle depuis ses débuts, aussi bien pour imaginer l’idée de départ d’un scénario que pour lui donner chair via un découpage de cinéma. A la réflexion, peut-être qu’une partie du malentendu qui aura entouré son premier film Antiviral venait de là : sous la froideur apparente, sous le cloisonnement ambiant, sous la géométrie environnante, il y a une audace créatrice qu’il faut extraire, parfois au forceps. Et ce jeune cinéaste canadien, fiston de celui qui a donné toutes ses lettres de noblesse au body horror, ne la trouve pas autrement qu’en grattant la croûte, avec corps qui saignent et décors qui se lézardent. C’est là encore à partir d’un malaise intime que la gestation de ce second film tardif fut enclenchée : en effet, Cronenberg avouait en interview ne plus se sentir capable d’embrasser sa propre vie au point de s’en croire l’imposteur, piégé dans le corps d’une autre personne. Le thème de la perte de contrôle, décidément, ça le travaille. Or, même si Possessor nous place d’entrée dans un terrain plutôt familier (encore un postulat a priori impossible à avaler qu’un traitement allégorique suffit à crédibiliser), il transcende avec brio la logique d’Antiviral en faisant le choix – payant – de l’inverser.

Comment accroître le sentiment de proximité entre deux corps ? Avant, il était question d’un individu drogué au star-system et désireux de contracter volontairement les virus de ses stars favorites. Désormais, l’individu est le virus : un corps étranger qui se la joue cheval de Troie dans un hôte non consentant à la psyché de plus en plus brouillée. Il suffit ici de quelques plans inauguraux pour que la théorie cronenbergienne sur le corps comme seul signe tangible du réel et de l’équilibre rencontre son nouveau sujet d’expérience. Une machine qui se branche à un corps humain via une aiguille qui en perfore la boîte crânienne en très gros plan, un bidouillage de boutons qui fait passer l’individu d’une émotion à l’autre, et nous voilà prévenus : ce corps-là n’est pas net. On est dans l’euphémisme XXL, puisque la personne en question – une jeune femme nommée Holly – ne contrôle pas son corps et finit même par tuer un avocat avec une sauvagerie insensée avant de mourir à son tour. A l’intérieur d’elle, il y a Tasya Vos (Andrea Riseborough), engagée par une organisation secrète dont la technologie permet de contrôler des gens à distance et pour une durée limitée, ceci dans le but de les pousser à assassiner une cible précise avant de retourner l’arme contre eux (il ne faut pas laisser de trace). Ce postulat à mi-chemin entre Scanners et Ultimate Game ne fait pas que dérouler le champ lexical du substitut et de l’imposture. Il suggère d’entrée un rapport métatextuel avec le 7ème Art : si l’on repense aux angoisses qui taraudaient son cinéaste, Possessor semble bel et bien centré sur une « actrice » dont la facilité à incarner autrui est contrebalancée par la difficulté à incarner sa propre vie. En gros, « je pense l’autre donc je suis l’autre, mais qui suis-je, au fond ? ». Une étude de caractères plus perverse qu’elle n’en a l’air, où la mise en place d’une illusion travaillée en amont – il faut parler et se comporter comme l’hôte à investir – induit un vrai trouble dissociatif de l’identité. Avec une mécanique d’aliénation tous azimuts sur laquelle tout repose et qui, à elle seule, va vite dérégler ce manège à possessions.

Pour une héroïne qui rame sévère à séparer la personne du corps qu’elle habite (au point de devoir répéter son « propre rôle » avant de retrouver son fils !), Tasya est clairement une dysphorie à échelle humaine, quasi-trans dans sa prise de possession d’une multitude de corps (hommes ou femmes) et moteur par avatar interposé d’une sexualité de plus en plus troublante (chaque scène de sexe est traitée sur un mode alliant crudité de l’acte et brouillage du genre). Sans parler du fait qu’elle est systématiquement prise en flagrant délit d’altérité, comme c’était déjà le cas dans Antiviral – le teint diaphane et la fragilité corporelle d’Andrea Riseborough valent bien ceux de Caleb Landry Jones. Pourtant, le nouvel hôte qu’elle doit investir l’égale sur pas mal de points question ambivalence. A y regarder de plus près, la profession de Colin (Christopher Abbott) offre un autre panorama flippant d’une technologie terroriste qui entretient cette dissociation du corps et de l’esprit. Sans jamais chercher le regard critique, Brandon Cronenberg ne manque pourtant pas de pertinence lorsqu’il filme une entreprise de data mining où de simples prolétaires, alignés et chaussés d’un lourd casque de réalité virtuelle, espionnent des anonymes via leur webcam à des fins de machine learning. Une authentique usine de schémas voyeuristes où Colin ne cesse de perdre le fil de sa propre existence (au point de nourrir d’inavouables pulsions de violence), et que l’organisation à laquelle appartient Tasya désigne clairement comme la cible principale de la mission. Car, oui, au-delà de ceux qu’il s’agit d’éliminer (le dirigeant de la boîte et sa fille, également fiancée de Colin), il y a là un pouvoir industriel à absorber et à posséder comme gage d’un contrôle absolu sur le virtuel et les esprits qui s’y noient à répétition. On est donc en droit de sourire en retrouvant Jennifer Jason Leigh dans le rôle de celle qui dirige cette obscure organisation : l’actrice, si précieuse parce que trop rare, semble ici rejouer l’inoubliable Allegra Geller d’eXistenZ, prêtresse déphasée d’un virtuel polyphasé.

De ce fait, dans ce « futur » où l’intrusion intracorporelle rend tout individu aussi vampirisé que dépossédé de son libre arbitre, rien n’est plus concret que l’annihilation pure et simple de toute émotion, ici assimilée à un parasite qu’il faut éliminer. D’où un nouveau système à deux visages : celui de ses dirigeants, méprisants et imperturbables dans leur schéma interne (Sean Bean singe à merveille l’autocrate insensible), et celui de ses victimes, si dépossédées de leur corps qu’elles peuvent déchaîner leur violence refoulée en toute impunité. Et sur ce dernier point, autant dire que l’apôtre Brandon honore à nouveau le saint David en faisant couler le sang non pas par doses homéopathiques mais par déferlement graphique, et ce moins pour choquer le bourgeois que pour prendre acte d’un équilibre charnel et mental toujours plus menacé. Ainsi donc, au-delà d’une armada de gros plans gore sur la chair mutilée et de deux scènes de meurtres appelées à rentrer dans les annales de la violence graphique au cinéma (notre conseil : regardez le film à jeun !), Cronenberg traite cette barbarie sur un mode volontairement répétitif et amplifié pour mieux structurer le chaos identitaire d’une tueuse professionnelle. Même la cellule familiale, que l’on supposait être un paradis perdu ou une porte de sortie pour Tasya, n’est en fait qu’une zone de danger, pour ne pas dire une cible. Au début du film, lorsque Tasya retrouve son mari après une longue mission et entame une discussion assez sèche avec lui, elle croit voir le sang s’écouler du cou de ce dernier, précisément à l’endroit même où elle avait saigné sa précédente victime. Un simple flash traumatique ? Ou alors une pulsion meurtrière qui remonte ? Ce doute-là nous éclaire illico sur la fibre supra-nihiliste du film : chez Tasya comme chez Colin, tous les liens d’humanité (amour, confiance, compassion, tendresse, sincérité) sont des concepts condamnés à disparaître dès lors que la réalité se mue en projection arbitraire. Le visage devient dès lors un simple masque déformant, conséquence fatale du conflit entre deux identités – la plus forte finit toujours par écraser la plus faible comme de la pâte à modeler. Et c’est au travers d’une vision d’horreur – celle de deux morts dont les flaques de sang respectives se rejoignent – que ce conflit peut prendre fin, signant l’extraction de leurs « entités pilotes » qui ont atteint le point de non-retour.

Et comment Cronenberg s’y prend-il pour matérialiser ce trouble identitaire ? La multitude de moyens mis en œuvre donne d’autant plus le tournis que chacune d’elle participe à la cohérence de l’ensemble, tout en offrant au cinéaste l’occasion de s’émanciper pour de bon de l’influence de son paternel. D’une part, l’esthétique du film, très orientée vers un rétro-futurisme en béton armé, fait le grand écart entre plusieurs temporalités comme pour façonner un écho à la psyché fractionnée de l’hydre Tasya/Colin. D’autre part, pour coller à la logique d’un récit où tout fonctionne par cercles concentriques (il faut tourner autour de la cible jusqu’au moment crucial), le cinéaste opte pour un dispositif aussi chorégraphié que physique. Au sein de décors visités et (dé)cadrés par un savant jeu de perspectives, chaque détail devient tantôt suspect (un long cadrage sur une fontaine où l’eau semble remonter au lieu de couler) tantôt symbolique (un hôte contrôlé qui avance en robot vers sa cible, sous une décoration évoquant une passerelle en bois instable). Corps et esprit en conflit : le film tout entier est à lire ainsi, comme un organisme dévié et déviant à la fois, coupé en deux entre un réel qui s’effrite et un onirisme qui s’emmêle. Architecture spatiale hypnotique, éclairage néon à fond les bananes, jeux de miroirs par de simples raccords dans l’axe… L’ombre de Nicolas Winding Refn n’est pas loin, sauf que cette suspension du temps et ce goût de l’expérimentation formelle qui stimulent le génie danois obéissent ici à une matérialisation abstraite du va-et-vient entre deux identités fragmentées. C’est que Brandon Cronenberg tient à incarner une idée par l’image et le cadre, et non par ces mutations organiques dont son père a fait le tour depuis quatre décennies. A l’instar de cette identification faciale d’un virus dans Antiviral, le geste esthétique de Possessor consiste à incarner l’abstrait, à donner du corps et de l’esprit une image très évocatrice : d’un côté une matière organique qui fond et qui se recompose, de l’autre une substance vaporeuse qui traverse les raccords de plan. Quant au plan final, très symbolique en l’état, il nous rappelle que nous étions moins le spectateur d’un film que le sujet d’une expérience. Le film nous a possédés, voilà tout. Et il a surtout possédé son propre créateur, histoire de lui permettre de « tuer le père » et de faire naître un nouveau système.

Photos : © The Jokers. Tous droits réservés

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