Maryland

REALISATION : Alice Winocour
PRODUCTION : Dharamsala, Darius Films, France 3 Cinéma, Mars Films, Scope Pictures
AVEC : Matthias Schoenaerts, Diane Kruger, Paul Hamy, Zaïd Errougui-Demonsant, Percy Kemp, Victor Pontecorvo, Mickaël Daubert, Franck Torrecillas, Chems-Eddine Akrouf, Philippe Haddad, Jean-Louis Coulloc’h
SCENARIO : Alice Winocour
PHOTOGRAPHIE : Georges Lechaptois
MONTAGE : Julien Lacheray
BANDE ORIGINALE : Gesaffelstein
ORIGINE : Belgique, France
GENRE : Thriller
DATE DE SORTIE : 30 septembre 2015
DUREE : 1h38
BANDE-ANNONCE

Synopsis : De retour du combat, Vincent, victime de troubles de stress post-traumatique, est chargé d’assurer la sécurité de Jessie, la femme d’un riche homme d’affaires libanais, dans sa propriété « Maryland ». Tandis qu’il éprouve une étrange fascination pour la femme qu’il doit protéger, Vincent est sujet à des angoisses et des hallucinations. Malgré le calme apparent qui règne sur « Maryland », Vincent perçoit une menace extérieure…

Parmi les réalisatrices françaises les plus intéressantes du moment, Alice Winocour tient une place de choix, et ce depuis la sortie de son second long-métrage, thriller d’action aussi épuré que tendu…

Pourquoi diable ce titre Maryland ? Quel rapport avec l’un des cinquante états de l’Oncle Sam, et d’ailleurs, pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? Et bien que le mot désigne ici quelque chose de concret (c’est le nom de la luxueuse propriété-bunker où va se dérouler 75% de l’action), quelle pouvait bien être sa portée ? Encore aujourd’hui, même après avoir revu le film, rien n’est clair là-dessus. Du coup, ça vaut ce que ça vaut, lâchons notre petite hypothèse : et si cette luxueuse demeure était « un Etat dans l’Etat » ? Cela se tient bien : tous les costumes trois pièces qui y sont invités ont l’air d’y installer une atmosphère faite de complicités politiques, d’enjeux cryptiques et de corruptions insidieuses en rupture avec les lois extérieures. Un cocon brumeux, en somme, qui cultive l’idée d’un effondrement pur et simple – le fait qu’il se mette soudainement à pleuvoir pendant une réception est peut-être un signe. Et au cœur de cette smala, c’est bel et bien le résident, témoin de tout mais acteur de rien, qui écope du rôle de l’intrus, pour ne pas dire du « prisonnier ». Il y en a deux (voire trois, si l’on tient compte du petit garçon qui les accompagne) : d’un côté l’épouse effacée d’un riche homme d’affaires libanais ; de l’autre l’ex-militaire taiseux devenu le garde du corps de celle-ci. La fascination d’Alice Winocour est clairement orientée vers le second, nouvel exemple de corps traumatisé qui vire à l’incontrôlable, entre somatisations et accès de violence. Le langage du corps vu comme écriture à ciel ouvert d’un cerveau malade, c’était déjà ce qui travaillait la réalisatrice dans son premier film Augustine, où un clinicien pionnier – le professeur Charcot – pratiquait l’hypnose sur une jeune hystérique en vue de la guérir. Fort heureusement dénué de la fibre didactique de ce premier essai, Maryland inverse les rôles – c’est désormais l’homme qui est ici visé par un désordre psychique et physique – et rapproche les états – deux individus « enfermés », l’un dans son corps, l’autre dans sa maison. Et pose ainsi les bases d’un film d’action tendu comme un arc.

Hasard du calendrier, deux films au sujet quasi similaire auront connu chacun les joies de la sélection officielle Un Certain Regard au festival de Cannes : Maryland en 2015, Voir du pays en 2016. Chez Winocour comme chez les sœurs Coulin, même approche des perturbations psychiques de soldats revenus du front, même mise en scène tendue et sensitive d’un syndrome de stress post-traumatique, même immersion dans un cadre concret que d’infimes déviations sonores et de savants jeux de scénographie allaient finir par lézarder. Le très gros « plus » de la réalisatrice de Maryland, c’est qu’elle bannit l’explicatif, l’argumentation, le sens littéral. L’apparition d’un médecin au tout début du film est presque une fausse joie : ce que le soldat Vincent éprouve intérieurement appartient au non-dit, à l’inverse de l’hypothétique exclusion qui lui pend au nez en raison de ses troubles post-traumatiques. Fidèle à l’obsession de Winocour pour des acteurs qui imposent une présence charnelle dans un cadre aux antipodes, Matthias Schoenaerts ne se contente pas ici d’élargir sa galerie de personnages virils et torturés après Bullhead et De rouille et d’os. Il est avant tout un corps, un cobaye, un objet d’étude. Son regard angoissé, son faciès gorgé de sueur, ses mains esquintées, ses divers tatouages (le mot « chaos » sur le bras droit, la prière des paramilitaires sur le torse, etc…), même son souffle de plus en plus bruyant, sont les seules choses que la mise en scène de Winocour invite à décrypter. Notons qu’aux côtés de ce bodyguard bien plus fiévreux que Kevin Costner, la magnifique Diane Kruger – ici dans le rôle de l’épouse Jessie – n’échappe pas non plus à cette étude commune du corps et de son environnement : physique de blonde hitchcockienne, génératrice croissante de peur et d’attirance, mais avant tout sujet terrestre qui paraît toujours déphasé au contact d’une activité concrète – elle fait son entrée dans l’intrigue dans une somptueuse robe de soirée en train de donner à manger à son chien.

Que se passe-t-il réellement entre cette femme stressée et ce militaire angoissé ? On devine bien une relation ambiguë où le rapport professionnel se troublerait, suggérant un désir réciproque ou une attirance à sens unique, mais sans certitude. Pour deux personnages qui ont en commun de ne jamais trouver le sommeil, le simple fait de les voir dormir côte-à-côte est presque une scène d’amour en soi. Le système de mise en scène du film s’ordonne très précisément à partir de cette tension érotique, de cette forte hésitation entre distance et proximité. A ce jeu d’attraction sensuelle vient vite s’ajouter un enjeu-clé, à savoir la menace que Vincent ne cesse de percevoir partout et dont Jessie, visiblement au fait des activités louches de son mari, serait la cible potentielle. Après avoir transformé un décor en milieu, Winocour transforme un milieu en personnage à part entière : la villa du film, toute en pièces vides et en corridors sombres, entourée d’un vaste jardin impossible à délimiter, est alors un œil ouvert autant sur le monde extérieur (la télé branchée sur les chaînes info) que sur elle-même (les caméras de surveillance qui filment tout). C’est un Etat verrouillé dans lequel s’agitent des états vérolés. Un lieu confiné de plus en plus contaminé par le chaos extérieur (géopolitique, sans doute). Un espace où, beau paradoxe, tout se fait plus inquiétant et anxiogène dès lors que le cadre est épuré, vidé de ses potentiels éléments perturbateurs. Ne serait-ce que sur le contraste entre une fête nocturne où l’on parle beaucoup sans faire connaissance (qui est qui ?) et un jardin où l’individu n’est plus qu’un point perdu dans une vaste perspective paysagiste, on se croirait presque dans un film d’Antonioni. Et lorsque la menace se dévoile enfin (de mystérieux agresseurs cernent la villa), ce sont les codes du home invasion que Winocour retravaille avec brio : les mots se raréfient au profit des gestes et des regards, les caméras de surveillance captent des espaces vides qui sont autant d’énigmes visuelles à traduire, et chaque petite « anormalité » du quotidien (comme un son d’alarme ou un éclairage déglingué dans une pièce, par exemple) devient amorce d’un danger.

Très douée pour filmer au premier degré des scènes d’action sèches et sans fioritures (elle partage avec Kathryn Bigelow le même goût d’une tension étirée jusqu’au moment choc), Alice Winocour fait aussi des merveilles sur la percée symbolique d’une intrigue qui, en l’état, tiendrait presque sur un demi-ticket de métro. Avec un homme, une femme et une maison revisitée en camp retranché, c’est peu dire qu’elle tenait entre ses mains un terrain de jeu physique et mental, idéal pour fouiller les pulsions cachées d’un esprit torturé. Difficile, en cela, de ne pas déceler une connexion symbolique entre la maison et la femme : pour Vincent, fermer les accès à la première est un moyen de protéger la seconde, mais aussi, voir la maison saccagée dans tous les sens lors de l’assaut final nous donne une idée de ce qui semblait animer Vincent lors d’une scène antérieure dans une cuisine (était-il sur le point d’agresser Jessie alors que sa discussion avec elle se faisait de plus en plus tendue ?). C’est enfin sur son travail visuel et sonore que Winocour atteint un saisissant degré d’excellence dans la distorsion du réel. D’un côté, cela se traduit par de très beaux effets de flou et de ralenti, et de l’autre, la décélération sonore saborde la normalité, aidée en grande partie par ces acouphènes qui se la jouent leitmotiv jusqu’au climax final. Et il y aurait aussi fort à dire sur la sensationnelle techno pulsative de Gesaffelstein, parfait écho de la psyché torturée de Vincent, où tant de sons métalliques (dont un évoquant le rechargement bouclé d’un flingue) et de beats ultraviolents dérivent vers l’hallucinatoire à mesure qu’il perçoit la menace. Tout ceci permet en tout cas de polir et d’enrichir le style Winocour, que le récent – et très beau – Proxima aura fini par amener au niveau d’une vraie centrifugeuse à émotions fortes. On prend les paris : avec un peu plus de puissance sensorielle dans le découpage, un lâcher-prise plus prononcé sur les jonctions narratives et des personnages enrichis par la seule façon dont la caméra sonde leur mystère intérieur, Alice Winocour pourrait bien à terme devenir la nouvelle Claire Denis. A suivre…

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