Les Looney Tunes passent à l’action

REALISATION : Joe Dante, Eric Goldberg
PRODUCTION : Warner Bros, Baltimore/Spring Creek Pictures
AVEC : Brendan Fraser, Jenna Elfman, Steve Martin, Timothy Dalton, Heather Locklear, Bill Goldberg, Joan Cusack, Robert Picardo, Vernon Wells, Ron Perlman, Matthew Lillard, Dick Miller, Roger Corman, Peter Graves
SCENARIO : Larry Doyle
PHOTOGRAPHIE : Dean Cundey, Steven Poster
MONTAGE : Marshall Harvey, Rick Finney
BANDE ORIGINALE : Jerry Goldsmith, John Debney
ORIGINE : Etats-Unis
TITRE ORIGINAL : Looney Tunes : Back in Action
GENRE : Animation, Aventure, Comédie
DATE DE SORTIE : 10 décembre 2003
DUREE : 1h33
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Bugs Bunny travaille avec son collègue Daffy Duck pour la Warner. Mais le canard décide de partir, ne supportant plus le traitement de faveur réservé au lapin. Il est bientôt rejoint par D.J. Drake, un vigile apprenti-cascadeur licencié le même jour. Ce dernier découvre au même moment que son père disparu, ancienne star de cinéma, était un agent secret à la recherche du mythique Diamant du Singe Bleu et kidnappé par le sombre Mr. Chairman. D.J. décide de reprendre la quête de son illustre paternel et de retrouver sa trace, aidé par Daffy. Convaincus de l’efficacité de son tandem avec Bugs Bunny, les dirigeants du studio décident alors de récupérer leur star animée coûte que coûte, et lancent Bugs Bunny et la jeune productrice Kate Houghton à leur poursuite, de l’enfer hollywoodien à la jungle africaine en passant par Paris, Las Vegas et la mystérieuse Zone 52…

Confiez le chant du cygne des Looney Tunes au papa des Gremlins et admirez l’ampleur des dommages collatéraux ! Un summum de satire entriste et iconoclaste qui redessine le monde réel en cartoon taré.

Qui se souvient des Looney Tunes ? Plein de gens, bien sûr, mais qui s’amuse encore aujourd’hui à revoir leurs cartoons, voire à propager leur existence autour d’eux ? Sans doute pas la génération Z, que l’on imagine plus conditionnée à trouver matière à se marrer devant des guignols en lycra qui moulinent de la vanne frelatée (oui, désolé, on en rajoute une couche…). Tant et si bien qu’il faut aller glaner du côté de la vieille garde nostalgique pour trouver des esprits réceptifs à l’irrésistible folie des créatures sorties de l’esprit de Chuck Jones. A l’heure où l’on écrit ces lignes, l’hypothèse d’un come-back sur grand écran joue toujours l’arlésienne aléatoire au gré de la valses des exécutifs à la tête des studios Warner, mais de notre côté, la prise de conscience s’impose sur le fait que l’âge d’or des Looney Tunes est déjà derrière nous – la récente sortie de la minable suite de Space Jam a plus ou moins soldé les comptes. Revenir quelques instants sur l’opus maudit – et le dernier grand film – de Joe Dante n’est pas juste signe de nostalgie en action. C’est surtout l’occasion de prendre acte d’un chant du cygne on ne peut plus idéal pour un double parti pris. D’abord celui d’un cinéaste longtemps étiqueté en sale gosse d’Hollywood, dont l’esprit dingue et joyeusement impertinent était destiné à se frotter un jour ou l’autre à celui des Looney Tunes. Ensuite celui d’un genre de divertissement à haute valeur technologique, visant à faire cohabiter des personnages de dessins animés dans un univers réel, avec tout ce que cela suppose de décalage visuel et de gags en cascade. Et si la controverse concernant Space Jam semble destinée à ne jamais prendre fin (les uns criant au plaisir coupable, les autres hurlant au blasphème marketing), il convient en revanche de réhabiliter totalement Les Looney Tunes passent à l’action, vraie réussite du genre doublée d’un manifeste d’effervescence iconoclaste qui, au-delà de jubiler à tout détruire sur son passage (et ce juste pour la beauté du geste), met surtout un point d’honneur à plier le réel aux lois du cartoon.

Les cinéphiles avertis auront à cœur d’estimer que Robert Zemeckis avait déjà fait le tour de la question avec Qui veut la peau de Roger Rabbit ?, et on s’autorisera à leur donner – un peu – tort. Loin de prétendre fondre les univers réels et animés dans un tout symbiotique et indiscernable, le film de Zemeckis relevait surtout d’une relecture plus ou moins assumée du Chinatown de Roman Polanski, servant avec brio l’immixtion des enjeux d’un système hollywoodien corrompu au sein d’une intrigue de polar sans cesse chahutée par la présence de toons en roue libre. Plaisir infini, audace technologique inédite pour l’époque, culte on ne peut plus mérité. Mais pour le coup, un autre film restait encore à faire, et ce ne fut clairement pas Space Jam qui rattrapa le retard, vu son claquage polémique entre un panier à trois points des Looney Tunes et un véhicule-promo à deux doigts du forfait pour la star de basketball Michael Jordan. Pour un électron libre capable d’honorer un vrai défi technique et de servir l’impertinence quasi-méta des zinzins animés de Chuck Jones, on pouvait difficilement envisager meilleur choix que Joe Dante. Son nom fait toute la différence, tant le bonhomme s’efforce ici de faire ce qu’il sait faire mieux que personne : foutre le bordel. Les Looney Tunes ne sont en l’occurrence pas traités autrement que ne l’étaient les Gremlins sadiques ou les jouets en révolte de Small Soldiers, et pour cause, ils s’imposent comme les héros-parasites d’un authentique film-attentat. Que Joe Dante ait douloureusement vécu l’ingérence constante de la Warner dans le processus créatif, au point de voir le script d’origine considérablement remanié, ne l’a pourtant pas empêché de lâcher les chiens en matière de décalage agressif comme à la grande époque de Gremlins 2. On peut même analyser Les Looney Tunes passent à l’action comme un prolongement direct de ce dernier, tant ses toons revenchards servent à merveille ses ambitions de parasitage absolu des codes de ce système capitaliste carnassier et dégénéré que constitue Hollywood.

Mieux vaut d’ailleurs ne pas s’attendre à retrouver ici une performance technique équivalente à celle du film de Zemeckis. Fidèle à son ton irrévérencieux, Joe Dante s’en tient à une anarchie graphique tous azimuts, quitte à exhiber la saleté de certains artifices et incrustations pour ne conserver que la célérité permanente d’un récit et d’un découpage tous deux soumis à un joyeux survoltage. Plutôt que crédibiliser le faux qui s’incruste dans le vrai, il s’acharne à surligner ce qui est artificiel, histoire de tutoyer dans chaque scène ce qui demeure à jamais la force matricielle du cartoon – un combo vitesse/saturation qui se fiche éperdument du perfectionnisme visuel. Les inconditionnels du cinéma de Dante n’ont jamais oublié son traitement de l’effet spécial en tant que système phobique et dégénéré, qui caractérisait déjà ses débuts chez Roger Corman et qui s’était ensuite étendu à des projets plus ambitieux (de Gremlins à Small Soldiers en passant par L’Aventure intérieure). Rebelote ici, et mieux encore : c’est le programme même du scénario et de la mise en scène. Pas de quoi s’étendre longtemps sur l’intrigue, en soi un résidu d’espionnite à la James Bond dont Dante va même jusqu’à expédier le pourquoi du comment à mi-parcours, via un petit cartoon bidon narré par Peter Graves (ici dans son tout dernier rôle). En somme, tout repose ici sur deux humains (Brendan Fraser et Jenna Elfman) et de deux toons (Bugs Bunny et Daffy Duck) lancés dans un trajet globe-trotter totalement invraisemblable, avec dans leur ligne de mire un gros diamant maléfique – le « Singe Bleu » prend la relève du « Diamant Vert » – qu’un mogul mégalo, forcément le big boss de la corporation ACME (qui s’en serait douté ?), veut s’approprier afin de transformer les humains en chimpanzés. On s’en fout ? A vrai dire, oui, complètement. Et d’autant plus quand on perçoit dans chaque scène la stratégie maline de Dante, laquelle tient par ailleurs en une seule ligne : laisser aux toons les pleins pouvoirs pour prendre le contrôle de l’action et prendre d’assaut les conventions d’un système formaté à l’extrême.

On en ressent les premiers effets dès les scènes inaugurales, enfilées comme des perles le long d’un fil narratif que Dante tisse à vitesse supersonique. Un cartoon qui soumet Daffy Duck à un carnage facial ininterrompu, sa prolongation dans le monde réel qui le montre se faire virer comme un malpropre par les pontes rondouillards de la Warner, sa révolte irraisonnée au sein d’un studio qu’il saccage une fois poursuivi par un cascadeur raté… Jamais manchot pour réécrire la dichotomie humain/toon en cohabitation zinzin impossible à freiner, Dante vise à transformer chaque scène en prétexte à une enfilade de gags nés de la folie du contact et de la confrontation, et ce sans autre possibilité d’arrêt que le fondu enchaîné ou l’écran noir. Tout le film exhibe ainsi sa matière, son principe, sa loi : mille actions en cascade vouées à inverser la logique interne de la scène, à faire dévier le récit vers des situations inattendues, voire même à soumettre les personnages à des métamorphoses tantôt inédites (on change souvent de look là-dedans !) tantôt sadiques (ça charcute presque autant que chez Bill Plympton !). On était aussi en droit d’attendre des Looney Tunes une torsion maline de leur programme habituel, et là aussi, tout est chamboulé en beauté. Les exemples valant mieux que les mots, faisons le tour des dégâts : Daffy Duck pilote la Batmobile dirigé par Roger Corman himself, Coyote passe plus de temps à faire exploser mille choses (surtout lui-même !) qu’à courser Bip Bip à travers les routes désertiques de l’Arizona, Taz transforme Hellboy en squelette, Sam le Pirate dirige son propre casino à Las Vegas où la garce blonde de Melrose Place joue les meneuses de revue, et même un Titi peut cacher un humain qui cache lui-même un Grosminet qui cache aussi le Michael Jordan de Space Jam qui cache pourtant le vilain du film qui cache en réalité… (oui, c’est sans fin).

A ce titre, deux points d’orgue sont à relever dans cette narration infernale à plus d’un titre. D’abord une courte excursion de nos quatre héros dans un espace-temps invisible en plein désert d’Arizona, où la fameuse Zone 51 révèle sa nature de fantasme voué à dissimuler une authentique « Zone 52 » peuplée de toutes les créatures fantastiques imaginées par le 7ème Art. Dans ce laboratoire secret s’active alors la cohabitation désintéressée et bordélique de plusieurs régimes d’image et de citations : la couleur et le noir et blanc, le carton-pâte et la 3D, l’humain et le cartoon, le terrestre et l’extraterrestre, Roswell et Planète interdite, le sérieux et la distance, le réel et le cinéma. Bref, un espace-temps inédit où, le temps d’une scène, toutes les « formes » au sens large cohabitent sans effet de distinction, comme si quelqu’un mettait soudain sur pause la confrontation vénère entre humains et toons. Du moins avant que l’excursion suivante, située en plein musée du Louvre, ne réactive tout à coup le conflit animé en offrant au film sa scène la plus ahurissante : Daffy et Bugs qui voyagent de tableau en tableau pour échapper à cet indécrottable flingueur compulsif d’Elmer Fudd. Les voir pénétrer les peintures les plus célèbres et subir de plein fouet l’effet des techniques picturales sur leur nature de créatures dessinées est un régal : le surréalisme gluant de Dali, l’expressionnisme hurlant de Munch, le postimpressionnisme kitsch de Toulouse-Lautrec et le pointillisme minutieux de Seurat servent alors un savant jeu de contamination réciproque entre la citation et l’image, chacune cessant dès lors d’être « à plat » pour devenir une forme mutante qui auto-commente l’autre avec malice. Petit détail à relever : il n’y a pas un seul personnage non animé à l’œuvre dans cette scène. Preuve encore que le facteur humain n’a pas ici voix au chapitre.

Face à des créatures de cartoon à qui il s’agit de tenir la dragée haute coûte que coûte, aucune autre option ne s’impose aux acteurs que celle de changer leur fusil d’épaule, optant moins pour la nuance que pour un sens aigu du too much. Ce jeu cartoonesque devait certes se caler dans le mood siphonné des Looney Tunes, mais donner surtout la sensation de voir le monde réel revu et corrigé par ce même degré de folie, un peu comme si l’ensemble devait basculer sans prévenir du film live au cartoon à l’état pur. Sans surprise, c’est à Steve Martin que ce cinglé de Joe Dante confère le soin de repousser les limites de la pantomime surjouée. Et là, on manque clairement de mots pour décrire le caractère over the top – aussi revendiqué soit-il – d’une telle interprétation. Capable de faire passer le Dr Denfer d’Austin Powers pour un parangon d’austérité bergmanienne, ce super-vilain ridicule opère un violent contraste avec tout autre humain prompt à rentrer dans le cadre, en particulier le meilleur interprète de James Bond à qui revient ici l’honneur de singer le super-espion beaucoup trop sobre et protocolaire pour remplir sa mission dans un monde dont la logique et les lois ont quitté la stratosphère. Point de repère à repérer dans le monde des Looney Tunes passent à l’action pour des êtres humains qui ne sont pas « animés », et par le biais de cet adjectif-là, on glisse un double sens qui éclaire tout. Les humains peinent ici à égaler l’énergie interne des Looney Tunes parce qu’ils finissent par devenir eux-mêmes les intrus de leur propre monde, refaçonné par autrui animé d’une vraie folie (et par des fous du gag). D’un bout à l’autre du récit, leurs émotions sentent le fake (quand elles n’ont pas l’air trop scénarisées), leurs réactions sont forcées (parce qu’il n’y a pas d’autre logique à suivre) et leur interprétation bute sur cette surface où les toons glissent tels des pros de la transgression. Un principe qui se voit d’ailleurs parfaitement résumé dans ce court plan fixe où Daffy pénètre dans un décor peint en deux dimensions afin d’échapper à un humain qui se mange le mur en essayant de le suivre. Reste que si les Looney Tunes font ici la loi, la compétition persiste aussi entre eux. Bugs Bunny a une carotte d’enfer et Daffy Duck déballe un Maxi Best Of de son incontournable registre de râleur agité, mais en fin de compte, c’est le second qui gagne par KO en s’imposant comme le vrai héros du film.

On en oublierait presque d’évoquer ce que le film prétendait incarner, à savoir une satire insolente d’Hollywood par un Joe Dante que l’on imagine avide d’en découdre et de mordre la main qui le nourrit. Osons affirmer que croire d’entrée à cela est un bon moyen de tomber dans le panneau. Dante s’avère bien plus malin qu’on aurait pu le croire dans la mesure où son propos, a priori plus taquin que réellement corrosif, fait d’abord mine de se couler pépère durant les premières scènes avant de s’évaporer au profil du pur récit d’aventure. Ce superbe travelling latéral sur des tables de la cantine du studio Warner nous donne ainsi ce que l’on pense attendre d’un tel film : Porky Pig et Speedy Gonzales se lamentent sur le politiquement correct qu’on leur impose désormais d’incarner, Sammy et Scoubidou engueulent Matthew Lillard pour les avoir ridiculisés dans une adaptation live de triste mémoire, et une executive-woman incite Bugs Bunny à changer définitivement de registre. Sans parler des pratiques d’un studio à fond dans l’idiocratie : ici, on remake L’Arme fatale pour les marmots de la crèche (les deux flics sont des bébés !), on vire les exécutifs au premier faux pas accidentel (à moins qu’ils aient déjà dépassé le milliard au box-office) et les stars sont des divas tout juste bonnes à laisser leurs sosies cascadeurs faire tout le boulot à leur place (Brendan Fraser se livre à un joli numéro d’autodérision). Que tout ceci prenne la tangente à la fin du premier tiers ne doit pas nous tromper sur la position d’entriste que Dante adopte jusqu’au bout. Que ce soit pour se jouer du placement de produit au détour d’une scène ou pour récupérer in extremis sa fibre satirique par un effet de mise en abyme, son numéro d’équilibriste tord les ficelles de la commande avec un aplomb évident, et ce sans jamais faire défaut à l’énergie stupéfiante de son découpage. Comme quoi si ce projet lui a échappé, alors il y a quelque chose qui nous échappe.

Alors certes, dans un rollercoaster aussi généreux, la crainte d’une grosse gamelle ou d’en faire trop par excès de zèle n’est jamais à exclure. On reconnaîtra ainsi qu’à l’image d’un duel final Bugs/Marvin appuyant pour la énième fois sur le bouton Star Wars, l’abus de clins d’œil cinéphiles ne fait pas toujours pencher la balance du bon côté. En témoignent ce détournement de la scène de la douche de Psychose qui fait pièce ajoutée en plus d’avoir été monté par un stagiaire (chaque raccord de regard sur Jenna Elfman sonne vraiment faux) et cette tentative de sauvetage ramollo sur la tour Eiffel qui ferait passer Dangereusement vôtre pour du Michael Bay. Reste que cette sensation d’une mascarade qui ne prend pas toujours va quelque part de pair avec la distance ironique voulue par Joe Dante. C’est par le biais du mauvais goût (le bon) de l’effet spécial qu’il devient possible d’acidifier et de cannibaliser le mauvais goût (le pas bon) du monde réel, ce qui tend à faire des Looney Tunes passent à l’action un bâclage revendiqué, un parasitage malin de la commande hollywoodienne, un goût de l’excès destiné à toucher du doigt le point de non-retour quitte à finir soi-même explosé en mille morceaux sous la contrainte. Au fond, ce petit montage ci-dessous des malheurs de notre Coyote adoré résume bien la position de sale gosse qui colle à la peau de Joe Dante : même sous-payé par les gars du dessus, même chargé d’une tonne de TNT méta qu’il fait sauter sans réfléchir, même placé aux commandes d’un très gros engin dont on lui saborde salement la mécanique, il garde malgré tout le sourire quand le grand boum lui tend les bras. Encore plus toon que les vrais, ce cher Joe…

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