Litvinenko

Pour un peu, on se croirait dans un roman d’espionnage, voire dans un thriller hollywoodien basé sur la théorie du complot dont Sydney Pollack et Alan J. Pakula étaient les prodiges. Il n’y a qu’à voir de quoi il est question : le 26 novembre 2006, au terme d’une longue agonie de trois semaines dans un hôpital londonien, un certain Alexandre Litvinenko décédait d’un cas rarissime d’empoisonnement, dû à l’ingestion d’une tasse de thé contenant une substance hautement radioactive appelée le polonium 210. Une affaire qui aura fait beaucoup de bruit pour une raison très précise : bien longtemps après avoir été agent du KGB et lieutenant-colonel du FSB (successeur du KGB), Litvinenko était surtout connu comme enquêteur subversif fermement opposé à Vladimir Poutine (qu’il accusait publiquement de négliger la lutte contre la corruption), ce qui l’aura conduit à s’exiler à Londres pour poursuivre son enquête. Son empoisonnement aura été le sujet d’une longue investigation menée par Scotland Yard, dont le verdict fut sans appel : un meurtre pur et simple, lequel fut produit juste après un déjeuner dans un restaurant à sushis, où Litvinenko prétendait détenir des preuves liant le gouvernement de Poutine à l’assassinat récent de l’opposante russe Anna Politkovskaïa. Ce qui n’a pas manqué de soupçonner le Kremlin d’être le principal commanditaire de ce meurtre, vu les innombrables accusations de corruption et de liens avec le crime organisé que Litvinenko n’avait eu de cesse que de révéler au grand jour tout au long de son enquête. C’est cette investigation que le cinéaste Andreï Nekrassov, homme de théâtre et ancien assistant de Tarkovski, aura tenté de retranscrire à travers ce film-enquête, dont l’objectif avoué est d’élaborer un vaste éclairage sur les dessous d’affaires de crime ou de corruption qui taillent l’image de la Russie dans le vif, sur le climat répressif qui s’est installé pour clouer le bec aux opposants, et surtout, sur l’installation progressive d’un capitalisme en pleine dérive totalitaire. Rien qu’avec la multitude d’informations (dont certaines assez édifiantes) délivrées tout au long de ce documentaire à charge, l’affaire semble gagnée d’avance, qui plus est très actuelle si l’on en croit la forte contestation populaire qui secoue la Russie depuis quelques semaines, voire avec la sortie récente de films relatifs à Politkovskaïa et Khodorkovski (précisons que l’auteur de cette critique n’a pas encore vu ces films). Ce qu’il va être intéressant de décortiquer ici est moins l’engagement militant qui précède la mise en chantier d’un documentaire à charge que la manière de bâtir une mise en scène de cet engagement. Et si l’on se permet de poser cela en base de réflexion sur la conception d’un documentaire, la justification est très simple : Andreï Nekrassov n’est pas seulement le réalisateur du film, il était avant tout un ami personnel de Litvinenko, et aura choisi de se mettre lui-même en scène dans le rôle de l’enquêteur. Où s’arrête l’objectivité du regard, où commence sa subjectivité ?

Plus globalement, on assiste surtout à la continuité d’une tendance toujours aussi vivace au sein du documentaire engagé, qui s’est généralisée bien après avoir connu son heure de gloire avec les pamphlets de Michael Moore : aujourd’hui, le documentaire n’est plus vraiment là pour informer ou documenter son sujet, mais plutôt pour enquêter à partir d’un regard interne non dénué de subjectivité. Cet effet, souvent qualifié de reaction-shot, ne vise plus réellement à conférer au spectateur le statut de témoin objectif du réel (sur lequel sa propre interprétation du monde peut alors se greffer au fil de la réflexion), mais tend plutôt à en faire le récepteur d’une information subjective délivrée par le cinéaste-enquêteur, véritable guide au sein du média. L’autre paradoxe, c’est que la définition du documentaire élaborée il y a longtemps par Jean Vigo, à savoir « un point de vue documenté », n’est même pas trahie par ce processus, ce qui rend l’analyse critique plus compliquée que prévu (preuve en est les débats analytiques entourant la sortie de chaque nouveau film signé Michael Moore). Ce qu’il est néanmoins possible d’analyser, c’est comment l’enquêteur s’y prend pour élaborer son point de vue subjectif, et en ce qui concerne le film de Nekrassov, il va y avoir fort à dire. La scène d’ouverture est déjà édifiante de facilité pour poser les bases d’une menace indescriptible : d’abord, un simple plan en caméra portée, épiant la silhouette de Litvinenko dans son salon (à quoi bon, si ce n’est pour surligner la présence d’une ombre menaçante sur cet homme ?), et juste après, Nekrassov qui filme la découverte du cambriolage de sa propre maison pendant son absence (tiens, avait-il une caméra vidéo au moment des faits ?). Ce qui s’achève par une phrase-clé du réalisateur : « Ce film est mon témoignage ». Une phrase dont la sincérité et l’engagement n’ont pas à être remis en question, mais qui pèse malgré tout sur le reste du métrage.

En effet, la suite s’inscrit dans une logique similaire : quelques images d’archives sur les terribles attentats de Moscou en 1999 et les exactions militaires en Tchétchénie, quelques gros plans de femmes en pleurs et de cadavres d’enfants, et juste après, ce cher Nekrassov en train de présenter un documentaire sur cette intervention lors d’un débat public où sont captées les réactions du public. Des moments comme ceux-là, il y en a beaucoup durant tout le film, et l’on en retiendra quelques exemples : la main de Nekrassov posé sur le pied de Litvinenko dans son lit de chevet au moment où ce dernier agonise, la démarche consistant à ne retenir que des points de vue convergeant vers une seule version des faits (celle du cinéaste), ou encore, plus simplement, cette façon de ponctuer chaque interview par un plan du réalisateur en train de réagir à leurs questions. Pourquoi ces images posent un réel problème ? Parce qu’au lieu de se concentrer sur les accusations lancées par Litvinenko, elles tendent plutôt à illustrer une enquête sur ces faits, et ainsi, ne se focalisent que sur l’homme qui les recense. Avec surtout, pour point d’orgue du projet, un réalisateur face à son sujet (Litvinenko) et entièrement acquis à sa cause, ce qui pousse alors Nekrassov à baser son enquête sur les seuls dires de son interlocuteur (nul doute qu’il ne devait pas être le seul à nourrir des soupçons sur le FSB). Dès lors, si l’on s’en tient au pur devoir d’objectivité d’un documentaire, le film apparait parfois douteux, d’autant plus qu’il donne in fine à Litvinenko une figure de martyr pour le moins embarrassante. Des procédés qui ne sont pas sans rappeler un certain cinéma hollywoodien, que le combat de Litvinenko suffirait à inspirer pour nourrir un énième scénario de thriller d’espionnage à vocation contestataire.

Problématique sur le plan du cinéma, Litvinenko n’en reste pas moins essentiel sur le plan informatif. Pour commencer, Nekrassov n’hésite pas à clarifier attentivement le fonctionnement réel du KGB en se basant sur sa propre expérience, notamment en ce qui concerne le système de délation utilisé pour lutter contre l’idéologie ennemie. Ensuite, il met à jour ce terrifiant paradoxe autour de la transition du pouvoir vers une forme démocratique : autrefois légitimes sous le régime soviétique, les services secrets sont alors devenus illégitimes, et ont eu besoin d’un pouvoir illégitime pour redevenir légitimes (d’où la nécessité pour eux de recourir à une guerre en guise d’élément déclencheur). Quant à la multiplicité des hypothèses brassées par le film, celles-ci se mettent souvent en corrélation avec les soupçons de corruption entourant aujourd’hui le gouvernement de Poutine. Il n’y a qu’à voir les différents points soulevés par l’enquête menée par Litvinenko, dont de nombreux points abordés font froid dans le dos, surtout à propos des véritables commanditaires des attentats de Moscou en 1999 (des agents secrets du FSB déguisés en terroristes tchétchènes) qui auront donné au régime une bonne raison pour légitimer la guerre en Tchétchénie. Dans ces moments-là, Nekrassov parvient à relever une tragique dichotomie sur la place du peuple russe au sein de leur nation : le peuple aura beau soupçonner le gouvernement d’être lié à ce genre d’horreur, il ne pourra pas admettre cela, sans doute d’un point de vue émotionnel et/ou patriote, et se figera dans une optique silencieuse.

La mise en place d’un système répressif s’abattant sur les personnalités opposantes au régime en arrive à passer de la fiction à la réalité, avec tout ce que cela suppose de menaces, d’intimidations et d’assassinats. A ce titre, on n’est pas prêt d’oublier le témoignage pétrifiant d’Anna Politkovskaïa, journaliste engagée que son combat contre la corruption aura mené en 2006 à la mort (horrible coïncidence : elle fut assassinée le jour de l’anniversaire de Poutine !), et dont les propos amènent à une conclusion terrible : la Russie de Poutine n’est pas qu’une société lorgnant vers le totalitarisme le plus abject, c’est surtout une nation où le peuple n’a plus aucun droit de critique, où la moindre action contestataire est source de danger, et où la notion de démocratie ne semble pas être envisageable pour le peuple russe. Tous ces éléments dressent un panorama glaçant de la Russie et rendent ainsi ce film indispensable, d’autant plus que sa sélection cannoise fut accompagnée d’une interdiction logique sur le territoire russe, avec des pressions internationales assez fortes. Reste que sur le plan du documentaire, dénué de procédés faciles et hérités de l’enquête à sensation, Litvinenko n’est pas le grand film tant désiré, et c’est bien regrettable.

Réalisation : Andreï Nekrassov
Scénario : Andreï Nekrassov, Olga Konskaïa
Production : Olga Konskaïa
Bande originale : Vadim Kulitskii, Eicca Toppinen
Photographie : Marcus Winterbauer
Montage : Olga Konskaïa
Origine : Russie
Date de sortie : 30 janvier 2008

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