La Région sauvage

REALISATION : Amat Escalante
PRODUCTION : Le Pacte, Mantarraya Producciones
AVEC : Ruth Jazmin Ramos, Jesus Meza, Simone Bucio, Eden Villavicencio, Andrea Pelaez, Oscar Escalante, Bernarda Trueba, Fernando Corona, Kenny Johnston
SCENARIO : Amat Escalante, Gibran Portela
PHOTOGRAPHIE : Manuel Alberto Claro
MONTAGE : Fernanda De La Peza, Jacob Schulsinger
BANDE ORIGINALE : Guro Moe, Lasse Marhaug, Martin Escalante
ORIGINE : France, Mexique
TITRE ORIGINAL : La región salvaje
GENRE : Drame, Fantastique, Horreur
DATE DE SORTIE : 19 juillet 2017
DUREE : 1h38
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Alejandra vit avec son mari Angel et leurs deux enfants dans une petite ville du Mexique. Le couple, en pleine crise, fait la rencontre de Veronica, jeune fille sans attache, qui leur fait découvrir une cabane au milieu des bois. C’est ici que deux chercheurs cachent et étudient une mystérieuse créature, source de plaisir et de destruction dont le pouvoir reste irrésistible et sans limites…

Amat Escalante quitte la peinture radicale du Mexique contemporain pour un cinéma de genre empreint de pistes réflexives vertigineuses sur la question du désir. Destination : une région (très) sauvage.

C’est quoi, ce putain de caillou ? Balancé tel quel avant l’apparition du titre et le début d’un scénario fermement arrimé au plancher des vaches (enfin, façon de parler…), ce plan incongru d’une mystérieuse météorite noire flottant dans l’espace a d’entrée valeur d’allégorie. Car, si tout commence ici dans les étoiles, c’est avant tout pour créer un avertissement, pour suggérer un arrière-plan science-fictionnel qui va hanter le réel et laisser ses forces agir en parallèle des enjeux les plus prosaïques. Que le réalisateur de la chose soit Amat Escalante est en revanche une légère surprise. On s’était déjà (un peu) acclimaté au style de ce fer de lance du cinéma mexicain indépendant aux côtés de Carlos Reygadas et de Michel Franco, et ce après que ses deux premiers films (les très provocateurs Sangre et Los Bastardos) aient été suivis par le très violent Heli, primé à juste titre pour sa mise en scène au Festival de Cannes en 2013. Le pré-carré d’Escalante, c’est le délabrement social et moral, les rapports sociaux régis par la cruauté, l’hyperréalisme lézardé par le surréalisme, la tension naissant de l’étirement de la durée, la violence confinant à l’étrange à force de se la jouer extrême. Bref, des contextes riches en tension compressée où ça se trucide en famille pour cause de frustration sexuelle, où ça s’explose la tronche au fusil à canon scié afin de mieux s’extraire d’une situation précaire, et où ça torture à tout-va sur fond de prostitution et de trafic de drogue. Contre toute attente, La Région sauvage fait figure d’aboutissement pour cet enfant terrible du cinéma burrito, opérant un parfait effet de continuité tout en laissant le fantastique – et le cinéma de genre in extenso – passer tout à coup de l’épisodique à l’explicite. Sa part surnaturelle constitue ainsi la substance interdite qui, une fois inoculée, va se répandre lentement mais sûrement dans les veines les plus concrètes du corps sociétal, quitte à devenir la métaphore déguisée et déformée de ses propres enjeux. Virus ou vaccin, ce film ? Tout dépend de la réaction qui prolonge l’effet de sidération, en l’état pas si voisin de celui provoqué par n’importe quel conte ouvert au désir, à la violence et aux pulsions les plus viscérales.

Ceux qui ne savent pas encore à quoi ils s’attendent sont de loin les plus à envier vis-à-vis de cette expérience bizarre, et de ce fait, on leur conseillera la double mise en bouche qui suit. Observez d’abord cette affiche très suggestive qui inverse celle – si mémorable ! – de L’Empire de la passion de Nagisa Oshima. Lisez ensuite le synopsis ci-dessus en sachant que, sous bien des aspects qu’il convient de taire jusqu’ici, le film d’Escalante tisse un lien tellement évident avec le Possession d’Andrzej Zulawski qu’il en viendrait à s’imposer comme le seul héritier digne de ce nom. Voilà. Si votre connaissance de La Région sauvage se limite à ces deux détails, laissez-les donc vous travailler lentement le cortex en attendant de découvrir la bête, et stoppez illico la lecture de cette critique… Au premier plan, rien de moins qu’un pitch de telenovela prompt à friser la parodie. Alejandra (Ruth Jazmin Ramos), femme au foyer épuisée par la pression sociale, et Angel (Jesus Meza), ouvrier buté et mutique, forment un couple en crise avec leurs deux enfants dans une petite ville de la campagne mexicaine. Tandis que l’une souffre d’être sexuellement insatisfaite, l’autre la trompe avec son beau-frère Fabian (Eden Villavicencio), infirmier gay et gracile qui, un jour, reçoit aux urgences la jeune Veronica (Simone Bucio), jeune fille sans attache avec une grave morsure sur le flanc. Point de triangle amoureux qui virerait peu à peu au carré chaotique, vu que le film nous a déjà mis en alerte dès son deuxième plan, via une Veronica à la fois effrayée et excitée par un étrange tentacule qui, malgré le hors champ, semblait bel et bien lui titiller le buisson ardent. Sa blessure ne venait pas d’un chien enragé, mais d’une bête monstrueuse, cachée dans une cabane en pleine forêt et étudiée par deux individus mi-scientifiques mi-gourous – lesquels dispensent un breuvage psychotrope à tous ceux qui souhaiteraient approcher leur objet d’étude de très près.

Le contact avec la créature proto-Giger en question, mêlant bestialité et sexualité, n’obéit pas au même principe qu’Alien. Loin de chercher à utiliser l’être humain comme un incubateur, ce monstre né d’une matière apparue sur Terre à la suite de la chute d’un astéroïde (d’où le plan inaugural) ne vise rien d’autre qu’un plaisir total et transgenre, laissant ses tentacules en forme de vers visqueux et phalliques serpenter sur tout le corps humain – homme ou femme – et le pénétrer par tous les orifices. Pour tous ceux ayant déjà tâté du shokushu au détour de leur exploration des recoins les plus adultes de la galaxie manga, une telle vision érectile ne surprendra qu’à moitié, quand bien même les brèves scènes en question, aidées par de stupéfiants effets spéciaux, déploient une puissance érotique hors du commun. Là où l’idée s’avère paradoxale vis-à-vis du contenu réaliste du film, c’est quand le mystère métaphysique qui devrait alors le retravailler se voit zappé au profit d’une clarification de l’aura et de la visée de cette créature, ici livrées sans ambiguïté au détour d’un simple dialogue. C’est que cette sorte de pieuvre alien se veut la matérialisation la plus pure de la part primitive de l’être humain : l’« essentiel », l’absolu au sens le plus large, impossible à restreindre ou à éteindre, dont l’extension sine die finit tôt ou tard par engendrer une lassitude d’où peuvent découler des accidents mortels – la blessure de Veronica en est donc le premier signe avant-coureur. Un constat des plus limpides qu’Escalante place ici en superposition d’une autre scène tout aussi édifiante, où le cratère terrestre formé par l’astéroïde devient le théâtre d’une hallucinante orgie animale, exacerbant les instincts primaires de la faune locale (chiens, chèvres, poules, oiseaux, serpents…). Si l’on ajoute à cela une forêt inquiétante où le symbole animal se mêle à une angoisse sourde amplifiée par les sons environnants et les forces obscures qui semblent s’y tapir, nous voilà revenus à la case Antichrist et à son exorcisme trash de nos angoisses les plus mortifères. Or, comme on le disait plus haut, c’est clairement du côté de Possession qu’il faut chercher un début de cousinage.

Comme dans le chef-d’œuvre cathartique de Zulawski, Escalante louche du côté du vaudeville adultère teinté de gore, zébrant son cadre hyperréaliste de petits zestes de sidération plastique afin de mettre en exergue une société convulsée de toutes parts – le Mexique intolérant de La Région sauvage tutoie ici la même dimension maladive que la RDA totalitaire et schizo de Possession. Inutile d’espérer trouver là une quelconque parabole sur la corruption politique ou les dégâts du trafic de drogue (deux lectures un peu trop faciles avec un tel pays), car ce sont bien les caractéristiques épidermiques d’une société, à savoir celles découlant du regard posé sur la sexualité, qui se retrouvent ici dans l’angle de visée. L’hypocrisie ambiante, l’homophobie latente, le machisme prégnant, l’oppression subie par les femmes, et plus généralement l’intolérance envers la sexualité de l’Autre : tout est ici traité via des personnages ni accablés ni stigmatisés (même les pires), dont l’exaltation des sens et de leur liberté sexuelle finit par les menacer – à tort ou à raison – d’être ravalés par la part sombre de leur désir à force de s’y frotter de trop près. Le fait que le cinéaste prenne soin à un moment donné de brouiller les pistes avec une série de crimes sauvages – dont un qui met le mari gay en position de suspect idéal – obéit au même principe retors. Cette idée du « mal qui rôde » génère un effet de paranoïa vis-à-vis de l’animalité pulsionnelle de tout un chacun – le William Friedkin de Cruising n’aurait sans doute pas dit mieux – et entretient le doute par de savants effets de correspondance entre les plans, signe d’une mise en scène redoutablement pensée en amont. En témoigne ainsi l’agression supposée de Fabian par Angel, certes isolée dans le hors champ (donc inexistante en tant que telle) mais entretenue par la seule force du montage : d’abord un léger zoom avant sur la future victime (avec l’amant positionné en amorce), ensuite un lent travelling nocturne dans une ruelle semi-éclairée qui s’achève sur une porte verrouillée (allô, Dr Freud ?), enfin un panoramique en pleine nature qui finit son mouvement sur la présence d’un cadavre nu dans un marécage boueux.

Sans jamais carburer à une charge crypto-puritaine sur l’abandon à l’étreinte sexuelle qui conduirait à la mort, Escalante se contente ici d’isoler des abîmes d’absolu et de s’y aventurer de façon objective, effrayé et fasciné qu’il est par cette « zone taboue et mortifère » que le titre du film symbolise à coup sûr. D’où le fait que sa mise en scène repose en majorité sur de légers et inquiétants travellings, casés ici et là au détour de la narration, parfois même en tant qu’effets de transition entre deux scènes pourtant sans lien direct. C’est un peu comme si sa caméra tentait d’opérer un zoom imperceptible sur la matière mystérieuse du monde en y faisant sourdre l’invisible et l’abstrait au-delà de ce qui semble visible et concret (une ruelle, une plaine, un arbre, l’entrée d’une forêt, etc…). La tension n’en devient alors que plus forte, amplifiée par un agencement sonore inouï (tempo lynchien garanti avec cet acouphène strident et ce vent qui fait danser les arbres) et un découpage malin qui tutoie la séance d’hypnose, à l’image de ces plans subjectifs du ciel par une Alejandra ayant bu le psychotrope des deux gardiens (doit-on s’étonner d’apprendre que Gaspar Noé a donné un coup de main à Escalante sur le montage ?). Il y aurait aussi fort à dire sur ces cadres évocateurs sur des embrasures, isolées comme autant de figurations du sexe au sens large, qui imposent leur trace sur cet espace originel qu’est la nature sauvage : une coulée d’eau derrière un buisson (symbolique du vagin), les racines d’un arbre à moitié déterré (lien diffus avec les tentacules du monstre), la culotte d’une Veronica rassasiée d’où s’échappe un liquide noirâtre (signe de maladie ou d’innocence perdue ?). La Région sauvage brasse ainsi une très large matière symbolique, tant sur l’émancipation féminine que sur le clash entre deux formes de primitivisme (originel et sociétal), mais en faisant en sorte que sa profusion de signes ne débouche sur rien d’autre qu’une porte ouverte. Et la toute dernière réplique du film, pourtant lâchée sous le filtre d’un regard d’enfant, est celle qui hante le plus à force de laisser actif ce vertige violent qui aura confronté les quatre protagonistes – et le spectateur par extension – à un désir dévorant, inaltérable, irréversible, indélébile, avec lequel il n’y a rien d’autre à faire que de se démerder. Chute logique et bilan plus que concluant pour un film-ovni décidément insensé qui, après avoir démarré par un gros caillou dans l’espace, nous laisse au final avec un gros caillou dans la chaussure.

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