Heli

REALISATION : Amat Escalante
PRODUCTION : Mantarraya Producciones, Le Pacte, Foprocine
AVEC : Armando Espitia, Andrea Vergara, Linda Gonzalez Hernandez, Juan Eduardo Palacios, Reina Julieta Torres
SCENARIO : Amat Escalante, Gabriel Reyes
PHOTOGRAPHIE : Lorenzo Hagerman
MONTAGE : Natalia Lopez
BANDE ORIGINALE : Lasse Marhaug
ORIGINE : Allemagne, France, Mexique, Pays-Bas
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 9 avril 2014
DUREE : 1h45
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Très bon copain avec le petit ami de sa sœur Estela, le jeune Heli se laisse convaincre par ce dernier que la seule chance d’échapper à leur situation est de détourner un peu de la drogue que lui-même, en tant que policier, est chargé de brûler au nom de la lutte menée par le gouvernement. Le début d’un engrenage de violence dont la possibilité d’une issue va peu à peu s’obscurcir…

Décidément, la situation ne s’arrange pas au Mexique. Du moins sur le terrain social, si l’on en juge par ce que bon nombre de péloches récentes, du radical Miss Bala au film d’horreur Borderland, n’en finissent pas de révéler au compte-gouttes. A l’inverse, du côté de ses cinéastes, tout va pour le mieux, de l’Oscar du meilleur réalisateur décerné cette année à Alfonso Cuaron pour Gravity jusqu’au Prix cannois de la mise en scène décerné il y a deux ans au controversé Carlos Reygadas pour Post Tenebras Lux. Et lors du dernier festival de Cannes, ce fut au tour d’Amat Escalante de prendre la relève de Reygadas en voyant son nouveau film Heli primé. Là, pour le coup, on pouvait s’interroger, le style de ce jeune cinéaste mexicain n’ayant pour l’instant révélé qu’un style faussement rentre-dedans et surtout assez coincé, usant du plan fixe étiré à l’infini pour installer une tension hélas préfabriquée de tous les côtés, avec par-ci par-là quelques inserts de violence choc et hyperréaliste qui avaient au moins le mérite de nous sortir des bras de Morphée. Pour caricaturer, imaginez Michael Haneke en train de cuisiner un chili con carne, mais sans connaître la recette et avec pas mal de barbaque humaine pour remplacer la viande épicée. En définitive, là où Reygadas transcendait toujours son sujet et sa mise en scène par une narration instable et une esthétique sans cesse retravaillée, Escalante restait collé au plancher des vaches en se complaisant dans l’immobilité : à titre d’exemple, on garde encore en mémoire l’interminable plan fixe de cinq minutes qui ouvrait Los bastardos, ou encore ce goût de la provocation intimiste au travers du couple zinzin de Sangre. Basé sur un canevas narratif que l’on pensait épuisé (un jeune homme pris dans l’engrenage de la violence tente de s’en sortir), Heli offre néanmoins à Escalante de radicaliser son hyperréalisme sans concessions par une approche plus immersive et moins poseuse que d’habitude.

L’ouverture étant souvent ce qui reste en mémoire dans un film d’Escalante, c’est par une scène-choc que s’ouvre Heli : on y voit deux cadavres ligotés, dont un avec le visage bâillonné et écrasé par une botte, transportés dans un camion qui termine sa route près d’un pont où l’un d’entre eux sera pendu. Autant dire que pour dépeindre une violence à laquelle son pays semble de plus en plus habitué, Escalante ne va pas y aller par quatre chemins, avec des partis pris de mise en scène qui ne manqueront pas d’en déranger certains (à Cannes, ça n’a d’ailleurs pas loupé). Mais dès cette introduction, le cinéaste donne avant tout le ton d’un style qui se radicalise à travers une sécheresse graphique plus accentuée et un rejet définitif du plan poseur qui rendait irritant Los bastardos. Cette fois-ci, Escalante se fait clinique dans sa description du quotidien des personnages, intégrés au sein d’une région reculée et désertique du Mexique, et se plait à y intégrer (peut-être malgré lui) un niveau de lecture symbolique au travers de la façon dont il filme les paysages et l’environnement. Le goût du cinéaste pour les grands espaces se matérialise ici par la captation d’un monde désolé, où l’autorité des adultes s’est évaporée, où la morale a fait ses bagages depuis longtemps, où les frontières (celle des territoires ou celle de la loi) semblent de plus en plus floues.

C’est un décor de pure désertion qui prend vie sous nos yeux, quasi crépusculaire, comme abandonné après une apocalypse qui aurait eu lieu et dont personne ne se soucierait. Un Mexique comme on ne l’avait jamais vu au cinéma, territoire schizo qui continue d’enclencher une guerre contre lui-même alors que celle-ci a peut-être déjà tout ravagé depuis longtemps. Et dans ce terrain vague de violence où la nuit la plus sombre succède à la chaleur la plus extrême telle une boucle sans fin, aucune issue n’est possible. Le reste n’est qu’un cirque vivant, lorgnant aussi bien du côté du détail comique (le jeune policier se muscle en utilisant le corps de sa petite amie comme des haltères) que de l’absurde (voir ce travelling où, devant un vaste bûcher de cocaïne en arrière-plan, un policier haut gradé annonce au micro la poursuite de la guerre contre la drogue). Ainsi, avec Heli, la mise en scène d’Escalante trouve enfin le contrepoint symbolique qui lui permet de conférer à une œuvre de cinéma un relief autre que naturaliste. Il en est d’ailleurs de même sur le scénario et les personnages, le premier étant réduit à une trame linéaire dont la résolution de l’enjeu s’active aux deux tiers en éclairant la scène d’ouverture (le dernier tiers reste fixé au traumatisme du héros), les seconds devenant de puissantes incarnations en raison d’un très subtil équilibre entre compassion et mise à distance (qu’il s’agisse d’Heli ou de sa petite sœur, chacun semble animé par des sentiments contradictoires). Et c’est de cet équilibre que le film tire toute son éprouvante tension dramatique, laquelle n’en finit jamais de gonfler jusqu’à l’inévitable déflagration.

Du côté de la mise en scène de l’insoutenable, on le disait plus haut, Amat Escalante n’est pas du genre à détourner l’œil de sa caméra. Il filme frontalement, ne dissimule rien et prend le risque (ici payant) de faire de la violence une question de mise en scène. Si les scènes chocs ne manquent pas, deux d’entre elles restent en mémoire. D’abord, la torture d’un prisonnier à qui des policiers font renifler des excréments avant de simuler sur lui une noyade façon Guantanamo : la violence de cette scène ne fait pas qu’appuyer les dérapages de la corruption policière, mais prend surtout son propre pouls de virus insidieux, contaminant toutes les strates d’un système étatique. Ensuite, le tabassage du dos d’un homme attaché au plafond avant de lui brûler le sexe aspergé à l’essence, pendant qu’une poignée d’adolescents jouent tranquillement à la Wii juste à côté : dès l’instant où les jeunes passent du statut de spectateurs à celui de participants, Escalante renforce autant l’idée d’un jeu que d’un rite initiatique qui corrompt l’esprit et l’âme des générations. Et là où l’objectivité de son point de vue esquive habilement toute forme de complaisance, c’est en jouant à plein registre la carte de l’impuissance, autant celle du héros que celle du spectateur.

En cela, la violence du film, terrifiante parce qu’impossible à enrayer par une quelconque réaction (d’où l’usage du plan fixe et l’étirement de la durée), ne fait que refléter l’état du Mexique contemporain : une société corrompue à tous les étages, marquée par une passivité résignée de ses habitants et une incapacité de leur part à stopper ce processus. Escalante nous met ainsi le nez dans le purin de la même manière que Brillante Mendoza plaçait le jeune héros de Kinatay (tiens, encore un Prix de la mise en scène à Cannes !) dans l’impuissance totale face au lent massacre d’une prostituée, perdu dans une nuit qui continuera de le hanter. Jusqu’à un plan final, à la fois apaisant et nihiliste, qui étire là aussi sa propre durée en remettant le désir au cœur de cet enfer, comme une possible porte de sortie. Inutile de dire qu’on en sort en état de choc.

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