REALISATION : Brillante Mendoza
PRODUCTION : Swift Productions
AVEC : Coco Martin, Julio Diaz, Mercedes Cabral, Maria Isabel Lopez, John Regala
SCENARIO : Armando Lao
PHOTOGRAPHIE : Odyssey Flores
MONTAGE : Kats Serraon
BANDE ORIGINALE : Teresa Barrozo
ORIGINE : France, Philippines
GENRE : Thriller
DATE DE SORTIE : 18 novembre 2009
DUREE : 1h50
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Peping, étudiant en criminologie, est recruté par son ancien camarade de classe, Abyong, pour travailler en tant qu’homme à tout faire au service d’un gang local de Manille. Cette activité lui permet de gagner de l’argent facilement pour faire vivre sa jeune fiancée, étudiante elle-aussi, qu’il a décidé d’épouser. Mais pour ça, il lui faut encore plus d’argent. Abyong propose alors au jeune homme de s’engager dans une « mission spéciale », particulièrement bien rémunérée…
Durant ces dernières années, rarement aura-t-on assisté à l’émergence d’un cinéma aussi immersif que celui de Brillante Mendoza. Cinéaste philippin sur lequel il va être désormais vital de compter dans les années à venir, Mendoza est de ces artistes qui poussent si loin le traitement de l’image et du son qu’ils en arrivent à abattre littéralement la frontière entre l’écran et le spectateur. Il y a constamment chez ce cinéaste une virtuosité quasi surnaturelle dans la façon de marier la fiction immersive à une forme extrême de cinéma-vérité, le tout en s’inspirant autant que possible d’événements authentiques (généralement des faits divers), et ce sans aucune crainte de briser les tabous ou de casser les conventions du genre. Si ses premiers films (dont l’intéressant John John) se révélaient avant tout des tentatives d’approche sur la mise en scène du réel, c’est avec l’époustouflant Serbis que le style Mendoza éclate au grand jour : sous couvert d’explorer le quotidien d’une famille pauvre dans un vieux cinéma porno de Manille, c’est à une fiction auto-construite que l’on pouvait assister, de celles dont l’objectif n’est aucunement de dérouler simplement leur scénario. En effet, le film effectuait l’inverse : tout partait d’un décor labyrinthique que la caméra va s’acharner à triturer dans tous les sens, captant ici et là une micro-intrigue et s’attardant sur tel ou tel personnage, et tout cela pour, au final, créer une dramaturgie et en extraire une vraie richesse thématique, tout en conférant au spectateur une liberté infinie de regard et de jugement. Ce style surexcité, déployant mille détails dans chaque cadre, se retrouve totalement dans les derniers films de Mendoza : d’une part, le très beau Lola, portrait intimiste de deux vieilles femmes en quête du salut de leurs familles respectives, et d’autre part, le foudroyant Kinatay, récompensé à très juste titre au festival de Cannes 2009, qui pousse la méthode Mendoza au centuple.
Les effets produits par le visionnage de ce nouveau long-métrage étaient suffisamment forts pour mériter une analyse critique. Or, pour commencer, autant faire simple : Kinatay est un électrochoc. Le genre de gifle qui, en plus de démontrer en moins de deux heures le pouvoir ensorcelant de l’image et du son, marque avant tout une étape décisive dans une vie de cinéphile et se greffe sur l’esprit pour ne plus s’en détacher. C’est surtout un film suffocant au sens le plus littéral du terme, une plongée irréversible du paradis vers l’enfer, un trip hallucinant au cœur des rues sombres de Manille qui se mue vite en expérience sensorielle vers les facettes les plus sombres de l’âme humaine. L’âme de Peping, jeune étudiant en criminologie qui, le temps d’une nuit, ne sera plus jamais le même homme qu’avant. Il était promis à un brillant avenir en tant que policier, il venait tout juste de se marier avec sa fiancée, il était déterminé à offrir le plus beau des avenirs à sa fille. Sauf que pour nourrir sa famille, il faut de l’argent. Alors, lui et son meilleur ami viennent épauler de temps en temps les membres d’un gang de Manille contre quelques billets. Mais ce soir, la mission proposée promet d’être aussi inhabituelle que (très) lucrative. Embarqué dans une camionnette dont il ne sortira pas pendant une trentaine de minutes (le spectateur non plus), Peping ne sait pas encore jusqu’où ce travail de nuit va l’emmener, surtout au fond de lui-même. Le temps d’un arrêt au bord d’un club de strip-tease, voilà qu’une gogo-danseuse est embarquée de force dans le véhicule, puis violemment battue, et enfin bâillonnée sans état d’âme par les deux conducteurs. Puis vient un long trajet au fin fond de la nuit philippine, vers on ne sait quelle destination…
De son ouverture quasi angélique jusqu’à son dénouement aussi coupant que la lame d’un rasoir, Kinatay devient donc un film-piège, malin et pervers, qui se renferme sur son héros comme sur son spectateur à la manière d’un nœud coulant, tout en travaillant la suspension d’incrédulité avec une vraie intégrité d’artiste. Au début, rien ne laisse filtrer l’horreur qui va s’abattre sous nos yeux (ou plutôt, dans nos oreilles) : à la manière de ses précédents films, fortement ancrés dans un contexte urbain qu’il s’attachait à explorer sous tous ses aspects, le cinéaste suit le quotidien de son jeune héros en temps réel, laissant tout filtrer à travers ses images fluides et ses captations sonores. Le trajet vers l’école de police, le mariage avec sa fiancée, le bonheur partagé avec les proches, les rencontres avec les potes, etc… Des scènes a priori anodines qui laissent néanmoins transparaître le parti pris récurrent de Mendoza, à savoir investir un lieu ou un environnement pour s’immerger dans sa globalité, en espérant que la caméra portée va peu à peu en extraire la fiction. Déjà, dans Serbis, comme on le soulignait auparavant, le cinéaste réussissait une attachante chronique familiale en se contentant de s’aventurer dans les moindres recoins d’un vieux cinéma porno, suivant chaque personnage dans ses moindres déplacements, en espérant que la fiction allait finir par surgir (ce qui arrivait tout le temps). Sans en donner vraiment l’impression au premier regard, Kinatay apporte une sacrée dose de nouveauté, puisque sa caméra, en plus de se limiter à suivre un personnage précis (voire à capturer son regard pour en épouser la vision), atteint ici un degré de radicalité plus élevé.
Dès l’instant où un coucher de soleil digne d’une carte postale vient se présenter à l’écran, l’écran noir qui suit laisse place à une ambiance dont les effets secondaires vont témoigner d’une réelle faculté d’hypnose. C’est surtout à partir de là que le film quitte sa vision touchante d’une existence relativement saine pour vriller dans un canevas dramaturgique totalement opposé. A la lumière optimiste et quasi naturaliste des vingt premières minutes se succède très rapidement une ambiance nocturne terriblement angoissante, dérivant peu à peu vers un cauchemar éveillé aux allures de snuff hardcore. Dès que le héros monte dans cette camionnette, le film épouse un point de vue subjectif qui intensifie l’immersion jusqu’au point de non-retour. Tout comme Peping, on ne sortira pas de cette camionnette pendant un bon moment, contraints de suivre ce trajet sans rien savoir, sans pouvoir rien dire ou faire. Le monde extérieur se met alors à défiler à travers les vitres du véhicule : rues glauques, reflets des lampadaires, buildings striés de néons, voitures qui s’entrecroisent, etc… Cette longue séquence d’une trentaine de minutes impose un rythme et une puissance stylistique qui tranchent d’emblée avec les habitudes du cinéma contemporain. D’un point de vue purement subjectif, on pourrait parler de « séquestration », aussi bien celle du public que du protagoniste. Mais voilà, c’est la règle du jeu. Et au-delà de ça, c’est surtout une inestimable qualité.
Brillante Mendoza prend le pari de faire s’éterniser l’action, d’étirer ses plans à l’infini, de ne rien dissimuler de ce que les yeux de Peping peuvent observer. Sauf que ce long périple lancinant aux allures de prison hypnotique a ici une double fonction : d’une part, capter les nuances sourdes de la mégalopole philippine à travers un regard cruel sur un cadre urbain qui camoufle une véritable détresse sociale, et d’autre part, jouer sur les perspectives émotionnelles qui s’offrent aux témoins de la scène, le héros comme le spectateur. De temps en temps, Mendoza laisse filtrer quelques perspectives de fuite ou d’interruption, comme un arrêt anodin au péage ou la présence menaçante d’une voiture de police qui suit la camionnette, mais à chaque fois, ne fait rien aboutir : il choisit juste de jouer sur le suspense, de créer un stress inouï qui ne baisse jamais en intensité, au point qu’on finisse par craindre réellement de se choper une balle en pleine tête à chaque carrefour. C’est la peur, la trouille, la vraie. Celle qui s’empare de vous et qui ne vous lâche plus. En témoigne ce plan-séquence magistral où, tentant de s’enfuir pendant une pause sur le trajet, Peping finit par se résigner à la suite d’un appel téléphonique impromptu. La situation se poursuit, l’étau se resserre, le voyage au bout de l’enfer s’éternise. Aucune issue. Pas d’échappatoire. Tout comme Peping, nous voilà condamnés à subir, à suivre cette longue nuit dont on se demande vraiment quand elle finira, si tant est qu’elle ait vraiment une fin…
Or, ce qui frappe le plus ici, c’est que Mendoza ne s’est surtout pas limité à une expérience de manipulation unilatérale, où le spectateur ne serait qu’une simple marionnette dont les ficelles seraient tirées par un illusionniste prétentieux. En effet, loin de toute complaisance, le cinéaste a choisi de bannir le hors-champ absolu pour capter l’horreur de façon frontale. Il a beau côtoyer les limites en matière de cruauté (soyez donc prévenus), jamais son film ne s’attarde sur l’horreur en soi mais davantage sur ses effets, jamais sur ce qu’elle peut avoir d’éminemment voyeuriste mais davantage sur ses conséquences psychologiques. Le plus souvent, c’est le visage de Peping, impassible et terrifié, qui reste fixé par la caméra : comme le disait Ingmar Bergman, un visage en dit souvent plus qu’un long discours. Et quand Mendoza capte frontalement l’horreur, c’est toujours par petits glissements curieux, quasiment primitifs dans leur furtivité. On n’en sait jamais plus que Peping, on se contente d’épouser son regard à la fois terrifié et curieux. On entend plus qu’on ne regarde, on perçoit plus qu’on ne voit, parce que l’atrocité qui se terrait jusque-là (à savoir le viol et le massacre sadique de la fille kidnappée) agit avant tout sur le mental du spectateur : comme à son habitude, Mendoza déploie un travail extraordinaire sur la bande-son, lequel, couplé à une maîtrise inouïe des esthétiques contradictoires (lumière/obscurité, jour/nuit, clair/flou, etc…), impose une perfection sensorielle que seule une poignée d’artistes comme David Lynch ou Philippe Grandrieux ont su atteindre jusque-là.
Rappelons également que Kinatay fut le vainqueur du Prix de la mise en scène lors de sa présentation controversée à Cannes. Récompense courageuse pour un film qui, fait rare dans le cinéma moderne, s’attache moins à faire du public un voyeur qu’un témoin de l’action, sans lui enlever la possibilité d’imposer son propre jugement sur ce qu’il voit. Ce qui rend du coup le cinéma de Mendoza si précieux, c’est également cette faculté récurrente de filmer le monde réel comme si le cinéma n’existait pas, d’oser de nouvelles tentatives de filmage comme autant de perspectives sensitives, quitte à dilater la temporalité ou à abolir les règles classiques. Cette audace quasi révolutionnaire d’inventer sans cesse un nouveau langage visuel ou sonore, afin que le spectateur s’interroge sur son propre regard et sa propre faculté à s’approprier les images, induit en soi une définition assez juste de ce que doit être la « mise en scène » : prendre des éléments, les utiliser et les mixer, pour que le public puisse lui-même se les réattribuer. En cela, le film s’impose comme une claque absolue où le spectateur est invité à ressentir les choses plus qu’à les intellectualiser. Et si le film doit créer les mêmes effets qu’une épreuve physique et psychologique, c’est aussi dans une optique où chacun, l’acteur comme le spectateur, est appelé à ne plus se voiler la face.
Pour autant, plus attaché que jamais envers ce que le cinéma peut capter du monde moderne, Mendoza n’en oublie pas non plus d’ancrer son film dans un véritable contexte social : rien que dans la première partie du film, l’insertion de petits événements tragiques (comme la tentative de suicide d’un adolescent du haut d’un immeuble) au sein d’un environnement urbain saturé de bruit et de gens est déjà une annonce inquiétante de l’enfer à venir. Parce que la vraie violence, celle que l’on aura dû côtoyer et endurer durant 1h49, est aussi bien celle qui inonde les médias à grand renfort de spectaculaire que celle, hideuse et insidieuse, qui reste cachée aux yeux du monde. En mettant justement le doigt sur cette « horreur du quotidien », le cinéaste éclaire tout ce qui reste généralement plongé dans l’obscurité, à savoir des bourreaux indifférents et des témoins aussi impuissants que les victimes. Avec, au bout du trajet, une incertitude : celle de conserver son innocence et son intégrité. Bien que les horreurs de cette nuit se soient quasiment évaporées dans les bruits et le tumulte urbain du jour, Peping sera hanté à jamais par ce qu’il a vu et ce qu’il a vécu. Le spectateur, aussi prisonnier que lui de cet engrenage dérangeant, n’en sortira pas indemne non plus : en nous manipulant intelligemment par la seule force de sa caméra, Brillante Mendoza nous emmène en enfer. Celui qui s’enfonce dans les nuits sombres et ténébreuses de Kinatay peut s’attendre à ressortir de la projection avec une drôle de sensation : celle de ne pas être entier, mais en morceaux. Terrible.
3 Comments
Encore une fois, merci à courte-focale de parler d'un cinéaste dont on entend que très peu de choses (si quelqu'un a des informations sur son prochain film avec Isabelle Huppert…).
Sinon petit truc en plus pour les gens qui n'auraient pas vu ses films. Brillante Mendoza répète très souvent qu'il préfère le fond à la forme (films tournés en numérique), et pourtant, il y a dans ses films, d'un point de vu technique, une grande liberté (caméra presque instinctive) et un immense professionnalisme (rien n'est baclé, rien n'est fait gratuitement). La technique au service du sens.
Par contre quel dommage que les dvds de ses films soient si pauvres en suppléments (surtout Kinatay avec sa courte vidéo de Tarantino qui fait coucou à la caméra).
Tient, c'est ce qu'on s'était dis en regardant "Kinatay" c'est le fait que Mendoza ne rechigne pas à employer des artifices de mise en scène (certains cadrages de la seconde partie sont très composé…alors que la première partie semble plus proche d'un cinéma vérité) qu'on ne voyait pas (me semble t-il) dans ses précédents films comme "Serbis".
Chronique bien sympa, sinon.
L'approche cinéma vérité était déjà là dans ses précédents films, notamment dans "Tirdor".