La Classe de neige

REALISATION : Claude Miller
PRODUCTION : France 3 Cinéma, Les Films de la Boissière, Rhône-Alpes Cinéma, StudioCanal, Warner Bros
AVEC : Clément Van Den Bergh, Lokman Nalcakan, François Roy, Yves Verhoeven, Emmanuelle Bercot, Tina Sportolaro, Yves Jacques, Chantal Banlier, Benoît Herlin, Julien Le Mouel, Tom Jacon, Cécile Siméone
SCENARIO : Claude Miller, Emmanuel Carrère
PHOTOGRAPHIE : Guillaume Schiffman
MONTAGE : Anne Lafarge
BANDE ORIGINALE : Henri Texier
ORIGINE : France
GENRE : Drame, Horreur, Thriller
DATE DE SORTIE : 23 septembre 1998
DUREE : 1h36
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Craintif et anxieux, Nicolas, 12 ans, est en proie à un imaginaire terrifiant. Un jour, en classe de neige, il apprend qu’un enfant du village voisin est porté disparu. Puisant dans le stock de ses cauchemars familiers, il entraîne son ami Hodkann dans un morbide scénario à suspense…

Avec ce drame glacial et perturbant, Claude Miller et Emmanuel Carrère se livraient à une exploration de cette prison intérieure que représente le monde de l’enfance. Prix du jury à Cannes en 1998.

La Meilleure façon de marcher en 1976, L’Effrontée en 1985, La Petite Voleuse en 1988… On savait Claude Miller très doué pour filmer le monde de l’enfance, surtout quand celui-ci se définit comme le terreau de la révolte et de la transformation. Le passage à l’âge adulte, la perte de l’innocence, l’attitude rebelle de l’individu envers le groupe et le reste du monde, l’apparition d’un facteur extérieur qui perturbe la mue de l’enfant… Sur ce dernier point, le terrifiant roman d’Emmanuel Carrère semblait taillé pour lui. Publié en 1995 et récompensé du Prix Femina dans la foulée, La Classe de neige se voulait à la fois insolite et percutant dans son optique de fouiller au scalpel la psyché perturbée d’un jeune garçon de douze ans, solitaire et fragile, au cours d’un voyage scolaire en Haute-Savoie. En dépit d’un foyer a priori sans histoires, Nicolas (Clément Van Den Bergh) s’avère d’entrée bien placé pour guetter la vérité derrière les apparences, à l’inverse de sa mère qui feint de ne rien voir et qui lui refuse la moindre affectation. Si malaise il y a chez lui, l’origine provient surtout des déséquilibres de son père (François Roy), représentant de commerce toujours lancé sur les routes. Trop exigeant avec son fils et persuadé de ne pas être aimé par lui, ce dernier ne cesse, par pur effet castrateur et névrotique, de l’effrayer avec des histoires d’enfants kidnappés et mutilés sur fond de trafic d’organes. Déjà troublé vis-à-vis d’une figure paternelle d’autant plus inquiétante qu’elle porte au poignet les traces d’une vieille tentative de suicide, Nicolas exhibe aussi un caractère taciturne qui ne facilite pas son intégration dans la vie collective, et surtout, voit son sommeil chahuté par l’énurésie et les cauchemars morbides. La disparition tragique d’un enfant du village, très vite suivie de la découverte de son cadavre, va dès lors conforter Nicolas dans ses délires, allant même jusqu’à le laisser entraîner son meilleur ami Hodkann (Lokman Nalcakan) et les animateurs chaleureux de la classe de neige (Yves Verhoeven et Emmanuelle Bercot) dans les méandres de son monde intérieur.

En choisissant d’associer Carrère à l’écriture du scénario, Miller se sera montré fidèle au déroulé global du livre, tout en y puisant assez de matière pour franchir un nouveau cap dans son apnée au sein du cocon jeune, là où l’imaginaire des enfants se frotte aux réalités les plus sordides des adultes. Le résultat ? Un précis fou de météo hivernale au sein d’un organisme si fortement frappé par une vague de froid que le cerveau peine à réguler son propre chauffage. Le froid a ici d’autant plus d’impact qu’au premier abord, un détail pas piqué des hannetons laisse d’abord un peu circonspect dès l’arrivée de Nicolas au chalet : où diable est passée la neige ? Un quart d’heure plus tard, alors qu’elle se fait toujours attendre, une simple balade en voiture sur les reliefs a lieu sous un plein soleil, avec une géographie aux alentours qui évoquerait davantage le fin du printemps ou le début de l’automne. Le genre de détail qui frappe encore plus lorsqu’on est soi-même un habitué du domaine skiable des Portes du Soleil, en particulier du village savoyard des Gets et des rives sauvages du lac de Montriond où le film fut tourné. En réalité, la neige tardera à arriver dans le récit, et un petit coup d’œil sur les conditions du tournage nous éclairera sur l’inquiétude initiale de Miller et de son équipe, lesquels auront dû user de multiples trucages et astuces de mise en scène en plein mois de janvier dans l’attente des premiers flocons. Osons toutefois lire cette étrange absence d’une toute autre façon, pour le coup en accord parfait avec la diégèse psy du récit : si la neige retarde son apparition, c’est parce qu’elle se veut avant tout le prolongement des angoisses de Nicolas, d’abord tues et intériorisées avant d’être dites et propagées, pour ne pas dire carrément cristallisées, au contact du turbulent Hodkann et des adultes. Le titre du film voit de facto sa signification détournée : ce n’est pas tant d’une « classe de neige » dont il est question (d’autant qu’on ne voit personne faire du ski et que les quelques cours d’école sont systématiquement interrompus pour une raison X ou Y) mais d’un facteur atmosphérique qui, à défaut d’enseigner quelque chose à quelqu’un, l’invite surtout à se révéler soi-même.

La narration du film, construite à partir de flashbacks, s’emploie à multiplier les passerelles entre le rêve et la réalité sans pour autant titiller la fibre lynchienne. Ici, le rêve se voit amorcé sans prévenir au sein du montage jusqu’à ce qu’un effet choc possible ne fasse office de réveil brutal, et ce de façon bouclée avant que l’apparent cauchemar ne vienne dessiner l’effroyable visage de la réalité. Sans chercher à multiplier les rebondissements à la manière d’un thriller lambda, Miller joue à plein régime sur la texture de l’image (très belle photo de Guillaume Schiffman qui bleute toujours plus le cauchemar lorsque la neige arrive) et multiplie les signes de la menace qui se profile en faisant en sorte de laisser l’angoisse affleurer dans les détails les plus anodins. En vrac : un chalet enseveli sous la neige dans une quasi nuit américaine, un enfant en pyjama qui trottine péniblement pieds nus dans la poudreuse en direction d’une voiture, un plan furtif sur une poignée de porte cassée qui surgit sans crier gare au beau milieu d’un échange dialogué, etc… Sans parler de ces plans fixes qui tendant sensiblement vers le zoom avant, où le cadrage d’une porte semi-ouverte dans la semi-pénombre laisse échapper quelques sons lointains au sein d’un espace vide. On retrouve ici et là une fibre assez voisine de celle du cinéma de Lucile Hadzihalilovic, elle aussi peintre du monde fantasmatique de l’enfance et de la délicatesse du passage à l’âge adulte, et dont on sait l’aptitude à laisser la poésie plus ou moins diffuse s’infuser dans une morbidité toujours plus confuse. De plus, là où Carrère ne faisait qu’esquisser les fantasmes morbides de Nicolas dans son roman, Miller aura fait le choix – risqué mais sacrément payant – de les matérialiser plein cadre, via le filtre d’un cinéma d’angoisse – pour ne pas dire d’horreur – que l’on sait être la continuité des contes enfantins les plus terrifiants. Les hallucinations en question, animées par le même leitmotiv sous-jacent (la mort du père) et entrecoupées de plans sur un Nicolas tantôt endormi tantôt éveillé (mais opaque dans tous les cas), jouent ici moins la carte de la ligne exponentielle (on ne cesse de monter vers le pire) que celle de la montagne russe (on épouse l’instabilité de l’esprit).

Côté calme, on perce toute l’ambiguïté sous-jacente du rapport à la mère lorsque la tendresse quasi maternelle de l’institutrice envers Nicolas se met tout à coup à dériver vers l’attirance sexuelle – une scène hallucinatoire qui met d’autant plus mal à l’aise que le regard d’Emmanuelle Bercot évoque alors celui d’une sorcière. Côté agité, à l’inverse, ce sont les visions choc qui prédominent, avec une forte propension de Miller à expérimenter des contrastes et des effets de décalage pour mieux brouiller les pistes. Brutalité anxiogène de cette scène de tuerie hardcore dans un chalet, où les enfants tombent un à un sous le feu nourri d’une milice cagoulée, le tout sur fond de la Petite messe solennelle de Gioachino Rossini. Leitmotiv récurrent d’un accident de voiture fatal sur une route sinueuse ou d’une noyade dans une piscine qui devient la continuité déformée d’une séance de sophrologie. Funérailles tristes et forestières d’un Nicolas mort de froid qui se réveille paniqué et hurlant dans son propre cercueil sans que personne ne l’entende. Lecture subjective de La Patte de singe de W.W. Jacobs qui laisse Nicolas intégrer ses propres parents dans un récit mêlant surréalisme barré, crudité gore et apparition de la Chose de La Famille Addams. Jusqu’au moment – fondamental – où l’imagination de celui qui raconte se confronte de plein fouet à celle de celui qui écoute et qui « comprend ». C’est précisément là que Miller fait un sans-faute pour tisser la lecture interprétative des contes en tant que réseau arachnéen, où la propagation d’une idée n’en évite pas souvent la lecture déformée, où chaque signe extérieur (un inconnu, une couleur, une cicatrice…) devient preuve évidente aux yeux d’un esprit conditionné, où chaque histoire racontée devient porte ouverte sur les abîmes refoulés et inavouables du réel. Et quand la réalité rattrape la fiction de la plus tragique des façons lors d’un final aussi beau que douloureux, ce n’est que pour prendre acte de ce qui constituait déjà la moelle épinière du roman de Carrère : l’enfance est une prison dont on ne sort jamais et qui laissera chez l’adulte des blessures que les années seront incapables de cicatriser.

Pour un conte en suspens(e) où un enfant tente de dénouer une situation terrifiante par le biais de l’imaginaire, La Classe de neige aura mis toutes les chances de son côté pour désorienter son public tout en interpellant le lecteur familier des contes (l’institutrice s’appelle Mme Grimm !) et même le cinéphile pur et dur (le générique de début décalque avec malice celui de Shining, avec une musique jazz bien trop pépère pour être rassurante). D’aucuns argueront que Miller aurait abusé du sursignifiant, mais un tel reproche vaut peanuts dans la mesure où son film obéit à la logique symbolique du conte, ou tout du moins choisit de laisser cette dernière trouer la tonalité concrète du récit. Ici, le réel est un mystère et le rêve une lecture de ce même mystère. En cela, La Classe de neige épouse à la perfection la psyché tourmentée de son jeune protagoniste, chez qui l’imagination et le rêve se muent vite en outils insoupçonnés pour gérer au mieux la violence de la réalité, en particulier celle dévoilée en boucle par la télévision. L’ultime regard pénétrant de Hodkann face à un journal télévisé révélant la nature criminelle du père de Nicolas laisse alors le silence chuchoter tout ce qui doit l’être. De même que cette fin clarifie tout grâce à l’apparition d’une inconnue – une jeune mère de famille aimante et souriante – qui laisse soudain le bracelet porte-bonheur de Nicolas se détacher de son bras (signe que son « vœu » a été exaucé) et qui ramène in fine un peu de soleil au cœur de cette dépression hivernale (c’est d’autant plus ironique dans la mesure où l’inconnue est jouée par Cécile Siméone, ancienne Miss Météo de Canal+ !). La vision d’un parent attentionné : voilà l’absolu qui offre la clé du récit, la matière qui réchauffe un minimum à défaut de pouvoir faire fondre les neiges éternelles de l’enfance. Si le conte en soi a pour vocation cathartique d’inviter les enfants à affronter leurs peurs et à appréhender via le symbole toute la noirceur de leur future réalité d’adulte, alors ce grand film méconnu de Claude Miller en est un. Parce qu’il sait perturber son public, le soumettre à une certaine forme d’hypnose et lui laisser in fine une cicatrice cotonneuse dans un coin de la tête.

Photos : © LCJ Editions & Productions. Tous droits réservés

1 Comment

  • Anonyme Says

    Brillante critique pour un film qui balance entre le film d’horreur gore et le film psychologique magistral et me fait pencher vers le second. On en sort pas indemne. Merci

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