Kontroll

REALISATION : Nimrod Antal
PRODUCTION : Café Film, The Film Sales Company, Luminor
AVEC : Sándor Csányi, Eszter Balla, Zoltán Mucsi, Csaba Pindroch, Sándor Badár, Zsolt Nagy, Bence Mátyássy, Győző Szabó, Lajos Kovács, László Nádasi
SCENARIO : Jim Adler, Nimrod Antal
PHOTOGRAPHIE : Gyula Pados
MONTAGE : István Király
BANDE ORIGINALE : Neo
ORIGINE : Hongrie
GENRE : Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 9 avril 2009 (DTV)
DUREE : 1h45
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Bulcsu est un contrôleur de métro solitaire qui passe ses jours et à ses nuits à errer dans les couloirs de métro. Son quotidien est fait de courses poursuites, de fuites, et de provocations. Bientôt il va se heurter aux violences répétées d’une bande rivale d’inspecteurs (« the Roadrunners ») et traquer sans relâche un serial-killer inconnu qui tue ses victimes en les poussant sous les rails. Très vite, il va se rendre compte que sous terre se cache un véritable enfer…

A la fois relecture onirique du mythe d’Orphée et virée cauchemardesque dans les bas-fonds du métro, le premier film de Nimrod Antal mélange les genres avec une acuité inouïe. Une pépite de cinéphile.

On imagine que pour pas mal de gens, la Hongrie représente surtout le pays de naissance de l’actuel conjoint de Carla Bruni ou la capitale européenne du tourisme sexuel. Pourtant, c’est aussi le terrain d’expérimentation de quelques cinéastes hors normes, allant des valeurs sûres locales (citons István Szabó ou Béla Tarr) jusqu’à une nouvelle génération d’auteurs forts en gueule (dont György Pálfi, auteur d’un Taxidermie particulièrement siphonné, ou Kornél Mundruczó, à qui l’on devait récemment La Lune de Jupiter). Sur cette liste, il serait de bon ton de ne pas oublier Nimrod Antal, certes installé depuis à Hollywood pour appliquer son talent sur des séries B aussi inégales que techniquement soignées (Motel, Blindés, Predators), mais dont l’apparition sur la scène internationale avait donné lieu à une vraie bombe locale en 2003. Malgré une très jolie réputation glanée dans moult sélections en festival (dont Cannes), il aura fallu poireauter pendant six ans avant que Kontroll, à défaut de se trouver un distributeur sagace, puisse au moins trouver le chemin des sorties DTV dans la patrie du fromage qui pue. Le genre de destin qui a de quoi faire rager tout cinéphile normalement constitué lorsqu’il découvre la bête, ovni magnifique et précieux autant que preuve absolue qu’une gestion savante du cadre et du découpage peut suffire à transcender les trois lignes d’un synopsis. D’entrée, Antal déconcerte son audience en détournant le traditionnel carton informatif qui se place parfois en locomotive d’une fiction : un individu, présenté comme le big boss du métro hongrois (et le nouvel ami du réalisateur !), nous rassure face caméra sur l’image réelle des transports en commun de Budapest, tout en précisant ce qui l’a amené à accepter le tournage du film dans ses infrastructures souterraines. La scène pourrait friser le mode d’emploi gadget, mais sa solennité trop appuyée fait surtout sourire. Presque un prélude azimuté à une cour de miracles qui l’est encore plus.

Il sera difficile de ne pas rapprocher Kontroll du Subway de Luc Besson, les deux films partageant le même cadre (le métro) et la même volonté de mettre en scène une galerie de personnages marginaux et décalés, le tout avec une association image/son qui porte l’essentiel de la mise en scène. Le film d’Antal a cependant une carte plus forte à jouer que celle de notre mogul national : ce monde souterrain et baigné de lumière artificielle ne sera pas réincarné en refuge face au monde extérieur pour un quelconque héros romantique, mais bel et bien en univers dérangé et quasi infernal, reflet d’une société au bout du rouleau où la haine et la confrontation ont redéfini les rapports humains, et où le chaos a pris depuis longtemps racine dans le béton. Dès la première scène du film, le ton est posé : le métro y est visualisé comme un endroit sale, mécanique, tantôt grisâtre tantôt lugubre, où une femme, fagotée comme une tapineuse, déambule ivre sur un escalator avant de disparaître sur le bord de la rame, ayant flairé une menace potentielle qui semble l’avoir avalée au passage du train. C’est là un avant-goût de la dimension thriller du récit, centrée sur un mystérieux serial-killer qui s’amuse à pousser des innocents sur les rails. Soit l’arrière-plan angoissant de ce qui constitue avant tout le cadre central du film, à savoir le destin chaotique d’un contrôleur et de sa bande de collègues pieds nickelés, tous rustres, pathétiques et pas zélés pour un sou. Antal offre là aussi un contrepoint très fort avec la faune underground parisienne de Subway : cette bande de fonctionnaires désabusés et sapés comme des SDF ne dégagent rien d’insolite. Ils se caractérisent surtout par des zestes de folie (le dépressif, l’hystérique, l’alcoolo, le narcoleptique, etc…) et par une conscience professionnelle qui frise le zéro pointé, la faute à une forme de démence sociétale qui leur pend toujours plus au nez (grande scène du défilé de leurs plaintes au psychologue local).

Tous les signaux sont au vert pour les pousser au bord de l’abîme, de l’hostilité ambiante des gens à contrôler (gangs belliqueux, touristes japonais faussement éberlués, resquilleur yamakasi, mac frimeur avec son cortège de putes surmaquillées…) à une hiérarchie défiante et écrasante qui rappelle l’âge d’or de la Stasi. Fort d’un regard cru et sans complaisance sur cette population bigarrée, Antal se la joue comportementaliste en décalé, isolant des détails et des caractères qui font vriller la chronique radicale et violente vers le surréalisme provoc. Un exemple : tandis que l’on ramasse les restes d’un cadavre déchiqueté sur les rails du métro, les contrôleurs observent la scène en récitant des recettes de cuisine tout sauf appétissantes. Et surtout, un étrange jeu semble animer des équipes rivales de contrôleurs : courir le plus vite possible sur les rails entre deux stations avant que le train ne vienne les faucher ! Bref, c’est chaos reigns 24 heures sur 24 dans cet underworld de la sinistrose. Pour autant, ce cadre est aussi reconfiguré par ceux qui, par choix ou par contrainte, en ont fait leur habitat. Et sur ce point-là, deux personnages se détachent du tout-venant à force de faire corps avec leur environnement. D’un côté, le contrôleur Bulcsu (Sándor Csányi), si terrorisé par le monde extérieur et ses impératifs de réussite sociale qu’il n’est pas remonté à la surface depuis des années, préférant errer en solitaire dans ce dédale qu’il affectionne tant. De l’autre, la belle Szofi (Eszter Balla), fille de contrôleur qui a elle aussi quitté son emploi et qui explore les entrailles du métro vêtue d’un costume d’ours (part d’enfance intacte). La rencontre amoureuse entre ces deux êtres aussi désenchantés l’un que l’autre dévoile ainsi la couche symbolique cachée du film : un monde souterrain assimilable à un bestiaire où errent d’étranges oiseaux de nuit, plus attirés par la lumière blafarde des néons que par les rayons du soleil, avec au centre un Orphée moderne qui descendrait aux Enfers alors qu’il s’y trouve déjà.

Loin de s’en tenir à un quelconque regard critique sur la société hongroise (même si celui-ci a quand même voix au chapitre), Nimrod Antal se sert surtout du mélange des genres pour amplifier la multitude d’enjeux qu’il a lui-même installés au préalable. Ça titille d’abord les codes du western, via ce jeu quasi leonien de regards et de silence sur les quais avec un resquilleur espiègle. Ça lorgne ensuite sur une combinaison de polar réaliste et de thriller hallucinatoire, en partie grâce au suspense autour de ce tueur encapuchonné qui active une drôle de schizophrénie chez un Bulcsu déjà violemment écartelé entre psychose et réalité (serait-il lui-même le tueur ?). Et ça dérive in fine vers la quête identitaire sur fond d’onirisme pur, remodelant le métro en une authentique dimension parallèle, à l’architecture et à la géométrie génialement reflétées par les cadres évocateurs d’Antal. Le périple du héros devient alors limpide : remettre en question son mode de vie, laisser ses démons sous la surface (ici personnifiés par ce tueur recroquevillé dans un tunnel glauque) et puiser dans la rencontre avec l’Autre un besoin d’épanouissement et non d’affrontement. Chaque découverte dans les souterrains passe pour une étrangeté supplémentaire au sein de cette obscurité morne : les étincelles générées par une scie à onglet deviennent source de magie, les reflets d’images vidéo sur les murs transforment les décors du métro en toile vivante, sans parler ce bal costumé très allégorique qui clôt le film et qui appuie la dimension « zoo » du lieu. La présence récurrente d’un rapace, seul signe tangible d’un monde extérieur qui ne sera ici jamais visualisé, sera ainsi comme un signe éclairant au cœur du labyrinthe. Presque un œil omniscient qui jouera les aiguilleurs lors de la sortie du dédale, le temps d’une scène finale sublime : la femme-ours est devenue un ange qui emmène amoureusement l’âme torturée (et enfin libérée) vers la surface lumineuse, là où le paradis se vit à deux.

En tant que conte urbain clairement assumé, Kontroll n’aura ainsi exploité son cadre anxiogène et oppressant que pour mieux tendre vers cette porte de sortie existentielle. Jusqu’au bout, les inégalités de ton et de vitesse qui le caractérisent n’étaient en rien des effets de style, mais des faits à part entière, disséminés sur un trajet où l’errance se voulait signe de progression. La bande-son s’en faisait déjà le relais, alternant de la techno furieuse avec des nappes planantes lorsque l’action devenait plus contemplative (joli solo de trompette pour les phases romantiques) jusqu’à ne plus chercher à les opposer. Ce gros méli-mélo de confrontations – parfois violentes – entre les contrôleurs et les contrevenants ne visait pas à prendre acte d’un litige prégnant entre deux faunes humaines, puisque l’une n’est que le miroir de l’autre, soumise à la même forme d’aliénation sociale et tournée en dérision par un sacré sens du burlesque. Quant au métro lui-même, il était moins un décor concret qu’une allégorie en huis clos, un véritable méandre de fable où l’intérêt consistait à suivre les signes de lumière au sein de l’obscurité, au risque de s’aveugler ou de se brûler les ailes. Comme dans tous les contes, l’apaisement et le retour à la normale passe ici par une mise à l’épreuve, celle d’un schéma de vie toujours plus bousculé par ses propres angoisses, et ce dans un espace aux antipodes parce que trop refermé sur ses propres codes. Au fond, le conseil adressé aux deux protagonistes visait sans doute aussi le spectateur : « Prends le temps de vivre ». Qu’une phrase aussi banale n’ait jamais résonné aussi fort qu’ici est un signe qui ne trompe pas.

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