J’aimerais pas crever un dimanche

REALISATION : Didier Le Pêcheur
PRODUCTION : Program 33, PolyGram Film Distribution
AVEC : Elodie Bouchez, Jean-Marc Barr, Martin Petitguyot, Patrick Catalifo, Gérard Loussine, Jean-Michel Fête, Zazie, Florence Darel, Jean-Jacques Vanier, Jeanne Caslilas, Samir Guesmi, Jacques Seiler, Irina Ninova, Maciej Patronik, Dominique Frot, Marc Andréoni, Cédric Chevalme
SCENARIO : Didier Le Pêcheur
PHOTOGRAPHIE : Denis Rouden
MONTAGE : Sylvie Landra
BANDE ORIGINALE : Philippe Cohen-Solal
ORIGINE : France
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 6 janvier 1999
DUREE : 1h32
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Ben est chargé de réceptionner les cadavres à la morgue. Une nuit, il accueille le corps de Teresa, jeune femme déclarée morte après avoir absorbé de l’ecstasy dans une rave-party. Trouble par sa fascinante nudité, Ben la viole et la ramène ainsi à la vie. Contre toute attente, la jeune femme ne porte pas plainte. Mieux encore, elle veut revoir son sauveur. Mais Ben n’est pas facile à approcher : blessé par le départ de sa femme et la maladie d’un ami cher, il cherche l’absolu dans des jeux érotiques extrêmes auxquels il mêle aussi Teresa…

Passé inaperçu en fin de millénaire, le deuxième film de Didier Le Pêcheur obéit à un cinéma extrême, fasciné par la mort et la déviance, qui ose quérir l’humanité là où elle ne semble pas prendre racine.

Dur à encaisser, ce film-là. Surtout lorsqu’on apprend que son intrigue à l’odeur de soufre est inspirée d’un fait divers. En effet, lorsque le viol du corps d’une jeune femme déclarée morte après un abus d’ecstasy aboutit au réveil de la belle qui s’accroche dès lors à son « sauveur » au lieu de porter plainte, on pourrait se croire dans Blanche-Neige ou La Belle au bois dormant, mais avec un prince charmant qui aurait sacrément perdu de sa superbe en passant du conte de fées à la réalité. Sauf qu’en l’occurrence, ce n’est pas la chute finale d’un récit mais bel et bien son point de départ, la suite s’apparentant à la folle immersion d’une « morte-vivante » dans un monde de « vivants morts », terreau de pulsions interdites et extrêmes que l’on va explorer sans repère moral ni ceinture de sécurité. C’est qu’en cette fin de siècle et de millénaire, Didier Le Pêcheur – à qui l’on devait déjà le très surprenant Des nouvelles du bon Dieu – n’hésitait pas à poser un regard cru sur une époque où s’abîmait toujours plus le rapport de l’animal social au sexe, où la pratique d’une sexualité solitaire, ici en l’occurrence par l’onanisme et les VHS porno, permettait de suppléer à une absence de contact avec l’Autre. Et de facto, dans la mesure où le lien avec autrui se confond ici avec la peur de mourir, les personnages de J’aimerais pas crever un dimanche évoluent en boucle à l’intérieur de ce malaise, traversés ad nauseam par des interrogations sur lesquels Le Pêcheur se garde bien d’apporter des réponses… Tout ceci a autant valeur de précision que de mise en garde à destination d’un public averti, tant ce film-choc exprime une obsession rare pour la mort en plus de dégager un fond beaucoup trop clivant pour qu’on puisse le recommander à tout le monde. Il est donc inutile d’aller plus loin si l’on se sent déjà mal à l’aise à la seule lecture du synopsis. Parions malgré tout que ce conte pour adultes constituera une forte expérience de cinéma pour quiconque a froid partout sauf aux yeux.

Histoire de ne pas être pris à revers par une narration riche en aftershocks, le spectateur averti devra se caler d’entrée sur la force d’un découpage viscéral, dont la force serre le ventre autant qu’elle contribue à « écrire » l’énergie interne du récit. Le ton est donné dès la scène d’ouverture choc, montage parallèle sur fond de techno ultra-pulsative entre les flashs d’une partouze glauque dans une morgue et la vision stroboscopique d’une rave-party où la divine Elodie Bouchez fait une violente overdose sous ecstasy. Rien de tapageur là-dedans : quand bien même Le Pêcheur reste un transfuge du clip (on lui doit notamment celui, très polémique, de Ça fait mal et ça fait rien de Zazie), il en oublie ici les effets de style branchouilles et/ou sensationnalistes. Point de stylisation abusive, point de caméra soumise au looping, juste une image sèche, non pas proprette mais aussi clinique et réfrigérée que ceux qu’il met en scène. Des personnages que le cinéaste filme caméra à l’épaule, sans filtre ni profondeur de champ, avec une mise à distance à la fois variable et très réfléchie : la caméra isole ainsi chacun d’eux par rapport au décor – les gros plans ont la priorité – afin de mieux refléter leur intériorité par ses propres mouvements (le trouble du personnage devient ainsi celui du cadre lui-même). Même lorsqu’il s’efforce de filmer l’immontrable, Le Pêcheur esquive parfaitement tous les pièges, notamment dans son approche de ce que l’on qualifie de « pornographie » : ici, filmer le sexe importe moins que de capturer, via les visages et les dialogues, tout ce qui traverse la psyché d’un individu, à commencer par ce qui reste feutré. Dans quel but ? Celui de faire acte de franchise envers un genre humain ne feignant jamais à jouer la carte du langage cru mais persistant à taire ses sentiments envers autrui, comme si la mise à nu intérieure lui était plus obscène que celle extérieure – c’est d’ailleurs là un peu le paradoxe gonflé de notre cinéma français qui persiste à fuir la nudité de l’émotion au profit de celle du réel.

A ce titre-là, le personnage de Ben, auquel le jeu toujours aussi extraterrestre de Jean-Marc Barr confère une sidérante richesse, est un cas d’école. Véritable bloc de cynisme en béton armé, brisé par l’échec de son couple (notons la présence inattendue de Zazie dans un double rôle) et éloigné de la normalité, l’homme part toujours plus loin dans les déviances, espérant ainsi y retrouver cette sensation rare que l’acte sexuel « normal », celui qu’il s’interdit, ne lui procure plus. On le sent bien dès le début : pour lui, tout retour en arrière sera impossible, et c’est la fuite en avant qui imposera sa logique jusqu’au bout. Mais derrière l’opacité d’un visage se niche bien cette incapacité à concilier le sexe et le sentiment – le second est brouillé par le premier qui devient ici comme une drogue dont on augmente sans cesse les doses – en même temps qu’une incapacité à dire « Je t’aime » à l’objet de son désir (une telle phrase forme ici le tabou ultime, impossible à franchir).

A ce stade, le couple sort tout sauf vainqueur d’une telle équation : au vu des ceux présents dans le film (volcan éteint avec Barr et Zazie/Bouchez, volcan éruptif avec Catalifo et Darel), l’entité conjugale n’a plus grand-chose de fusionnel mais pratiquement tout de dissociatif, avec deux égoïsmes qui s’affrontent pour peut-être espérer s’additionner d’un commun accord. Et les âmes solitaires, de leur côté, se laissent driver par un abandon de soi à triple visage. Soit on consent à quérir l’absolu dans des rituels BDSM marqués par la souillure et l’humiliation (difficile d’oublier le regard perdu et déchirant de Jeanne Caslilas en adepte éthérée du subspace), soit on jouit de la souffrance et du désir des autres (c’est ainsi que Ben exprime son plaisir d’impuissant), soit on singe l’idiot dostoïevskien qui dit des vérités en se moquant des autres et de soi-même (le personnage de « Ducon » évite constamment au film de basculer dans le mélo). Que peut donc faire le personnage de Teresa (Elodie Bouchez) dans toute cette smala maudite et malade ? Ni plus ni moins qu’entamer une relation d’attraction/répulsion avec Ben : il s’efforce de la dégoûter pour qu’elle le lâche (ou pour ne pas qu’elle s’abîme avec lui ?), elle s’accroche à lui et le provoque en continu, histoire d’expérimenter cette « vie en accéléré » jusqu’au point de non-retour. Au bout du compte, ici, dans un sens comme dans l’autre, tous ont basculé dans une autre dimension où griller les étapes trop vite a force de loi. Tout repose donc sur la possibilité d’un virage à 360° avant que tout ne soit foutu.

Doit-on par ailleurs lire le titre du film tel qu’il est exprimé au détour d’un dialogue, via cette crainte de passer à trépas « le jour où l’on se lève tard sans avoir rien branlé » ? Au-delà de ce qui frise la tournure ironique à la Blier, on retiendra surtout l’inquiétude infusée dans la formule, et ce d’autant plus que tout un chacun ne résiste jamais ici à l’envie de déballer crûment ce qui le taraude sur le bien et le mal, la vie et la mort, le sexe et le sida, quitte à se croire de temps en temps chez un émule trash de Lelouch. C’est là une faiblesse, ou plutôt un excès de zèle, tant Le Pêcheur fait parfois dire à ses personnages ce que l’on ressent déjà par l’image. Au moins, la prose n’a ici rien de démonstratif et se borne à traduire un état d’esprit, une angoisse sourde, voire une pensée fugace, à l’image de cette confession vidéo de Teresa qui concentre tout l’enjeu du film (« J’étais vivante et je ne le savais pas »). Car ne nous y trompons pas : loin de se reposer sur la violence des images et des échanges, le cinéaste met un point d’honneur à dénicher la plus petite goutte d’humanité dans cet océan de morbidité. Sa stratégie s’organise ici en deux temps. D’abord via une sous-intrigue à base d’ami sidéen que l’on kidnappe à l’hôpital pour lui offrir de passer ses derniers moments dans un vrai lit. Peut-être est-ce là le plus beau geste à glaner chez ces individus insensibles à la mort à force de la côtoyer au quotidien, et qui, en la voyant en train d’emporter lentement un proche, semblent tout à coup reprendre conscience de la valeur de la vie. Ensuite via une vision finalement peu sexuelle du rituel SM, ici enregistré comme une pure mise en scène, une sublimation théâtrale dont le rituel exprime la violence du sentiment entre deux personnes qui s’aiment – le paradoxe entre le coup et la caresse est ici très bien retranscrit. Tendresse et violence : l’une se veut le corollaire de l’autre, et vice versa, dans ce film dérangeant qui quête – et finit par choper – une émotion qu’il ne se refuse pas. Et parce qu’il privilégie l’attention et l’empathie à toute forme de jugement, Didier Le Pêcheur frappe fort. Droit au cœur.

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