Girlfriend Experience

REALISATION : Steven Soderbergh
PRODUCTION : 2929 Entertainment, Metropolitan FilmExport
AVEC : Sasha Grey, Chris Santos, Philip Eytan, Peter Zizzo, David Levien, Alan Milstein, Dennis Shields, Caitlin Lyon, Timothy Davis, Mark Jacobson
SCENARIO : Brian Koppelman, David Levien
PHOTOGRAPHIE : Steven Soderbergh
MONTAGE : Steven Soderbergh
BANDE ORIGINALE : Ross Godfrey
ORIGINE : Etats-Unis
TITRE ORIGINAL : The Girlfriend Experience
GENRE : Drame, Expérimental
DATE DE SORTIE : 8 juillet 2009
DUREE : 1h18
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Chelsea est call-girl de luxe à Manhattan. A ses clients, elle offre bien plus que de banales relations sexuelles : elle leur propose d’être pour eux la compagne d’un soir. C’est la « Girlfriend Experience »… Chelsea est convaincue de maîtriser sa vie. Son business marche bien, elle gagne 2000 dollars de l’heure et son petit ami accepte même sa manière de vivre. Mais quand on multiplie les rencontres, on ne sait jamais sur qui l’on va tomber…

De façon encore plus radicale qu’avant, Steven Soderbergh prend ici le pouls de la marche du monde, et fait de la pornstar Sasha Grey la complice et le cobaye de son expérimentation. Un sans-faute intégral.

Elle a des attributs : jeune, jolie, sophistiquée, dynamique, réactive, experte. Est-ce une actrice ? Non, une pute de luxe. Cela dit, dans le cas présent, ça revient un peu au même. Chelsea offre un service intitulé « girlfriend experience », sorte de package donnant à ses golden boys de clients la présence tarifée d’une amie/confidente en plus des relations sexuelles d’usage. On voit d’ici le tableau : le premier plan décrit un rôle à jouer, l’arrière-plan impose un nouveau personnage à incarner pour chaque client. Sauf qu’il y a un niveau supérieur : Chelsea est une actrice qui joue déjà une actrice qui joue un rôle. Elle s’appelle en réalité Christine, elle vit dans un très vaste appartement de Manhattan, elle a un compagnon nommé Chris qui coache au lieu de coucher (il travaille dans un club de gym huppé), elle gère sa carrière au jour le jour telle une working-girl zélée, et on imagine que le monde de la bourse n’est pas une terre inconnue pour elle. On est à New York, plus précisément à l’automne 2008, période à laquelle Wall Street commence à couler sec et où Barack Obama s’apprête à être élu, et la crise financière est autant le sujet de conversation récurrent des clients de Chelsea que la principale source de préoccupation du couple Chris/Christine. Tout est paradoxal : le comédien est l’individu, le sentiment est une apparence, la circulation concrète du sexe n’est qu’un raccourci pour illustrer la circulation abstraite de l’argent (chiffres et profits) au sein même du corps social, le visage d’une prostituée est celui du capitalisme actuel. A peine revenu de son imposant et passionnant diptyque sur Che Guevara, Steven Soderbergh continue donc de creuser le paradoxe du comédien sous la chape d’un projet pensé en réaction (on troque le biopic festivalier pour l’expérimental indé), avec la ferme intention d’inscrire la « grande histoire » dans une « petite histoire ». Un enjeu ample dans un cadre resserré, en somme. Il y a dans Girlfriend Experience plusieurs statuts (prostituée, entraîneur, trader, actrice, cinéaste) qui consistent à « faire croire » jusqu’à finir soi-même par « croire », la force de départ rencontrant in fine sa propre faille. Et de ce fait, il y a là tout ce qu’il faut pour permettre à Soderbergh de prolonger son approche du récit et sa relecture du monde en tant qu’autoroute des flux.

Désormais moins connu que la série télévisée éponyme qui aura suivi sa sortie en salles (putain d’injustice !), Girlfriend Experience relève d’un dispositif voisin de celui de Bubble. Côté scénario, rien que du concret, écrit et structuré avec la rigueur d’un métronome : d’un côté, beaucoup de conversations entre représentants de la faune métropolitaine soumis à la crise économique ou au sursaut boursier (ça laisse froid) ; de l’autre, un enjeu capital pour Chelsea-Christine – l’amplification de sa visibilité grâce à Internet – qui amène sa carrière à glisser sur une pente dangereuse (ça brûle un peu). A l’échelle macro, il y a de nouveau ces perspectives fixes chères au cinéaste qui inscrivent là encore les individus dans un univers urbain dépouillé. En lieu et place du Midwest prolétaire et plombant qui servait de cadre dans Bubble, on récolte ici son antithèse absolue : un terreau urbain de matières froides (verre, acier, marbre) et d’intérieurs über-branchés (limousines, avions privés, suites d’hôtel cinq étoiles, bureaux aussi spacieux que des lofts…), avec tout ce que cela comporte de nature domestiquée, d’éclairages théâtreux au possible, de young urban adults faisant de leur corps et de leur patrimoine une source de fierté, et de pratiques sexuelles réglées et organisées comme s’il y avait un protocole à respecter. Là encore, comme pour Bubble, parler de docu-fiction est source d’erreurs. On parle au contraire d’une authentique fiction qui, en s’inscrivant dans une réalité précise, parvient à en extraire un point de vue lucide, travaillé et objectif, capable de se projeter et de s’incarner dans le cadre. En outre, on fait mention de son objectivité car elle est ici littérale, le cinéaste visant la bonne distance par rapport à son sujet et non la confrontation frontale dont pourrait découler un regard trop orienté.

Le fond est chez Soderbergh comme une surface sur laquelle des textures d’images et des cadres (com)posés peuvent glisser sans la moindre limite. Une fois que la coquille de la structure formelle – souvent géométrique – a été définie, son regard d’observateur distancié n’a plus aucune difficulté à filtrer les innombrables flux du réel, en l’occurrence ces stratégies sentimentales et sexuelles qui ne cessent de transformer les rapports humains en rapports de propriété. Sur un sujet aussi délicat que la prostitution, on peut même dire que son regard a quelque chose d’inédit. Aucune complaisance – le sexe reste constamment hors-champ. Aucun misérabilisme – l’escort-girl cossue du titre n’a rien à voir avec une tapineuse de l’underground new-yorkais. La réussite totale du projet tient ici dans des choix réfléchis de cadre et de découpage : la durée lancinante des plans (usage parcimonieux du plan-séquence), le décalage de la bande-son (le bruit d’une batterie fait écho au dynamisme permanent de Chelsea), la récurrence des motifs visuels et sonores (Chelsea donne en off le détail intégral de ses relations : horaires, tenues, marques…), tout sert ici à dessiner le croquis d’une réalité sociale et des pratiques qui lui sont propres. La prostitution s’incarne alors en métaphore de la « relation » au sens large : une source de travail et de dépendance qui prend la forme d’une pratique matérielle. Les cinq journées de Chelsea qui composent ici le scénario acquièrent de ce fait une importante teneur allégorique : à mesure que la crise s’accentue et que les sentiments les plus concrets laissent les pleins pouvoirs à une abstraction tous azimuts, cette professionnelle du sexe voit sa carapace se lézarder. Dans la première moitié du récit, c’est tout juste si elle ne passait pas pour une psy en laissant son client se confier à elle sur la chute de ses profits. Dans la seconde moitié du récit, elle est devenue sujet d’étude : son propre système est menacé, la faute à une concurrence rude et à l’instabilité du système. Une réalité prend racine : avoir accès aux boutiques de luxe et aux voitures avec chauffeur n’est pas garanti à vie, car la pérennité de son activité est aussi fluctuante que la situation économique elle-même.

Existe-t-il une autre valeur que le business dans ce monde qui a perdu son âme ? Sans que le cinéaste n’impose son point de vue politique, la question est quand même posée tout au long du film, via ces bribes de discussions – montées sous forme de motifs – entre Chris et ses riches clients dans le jet privé qui les emmène en virée à Las Vegas. Peu avant de finir en galante compagnie dans une suite de luxe de la « ville du péché », l’enjeu du groupe consiste à deviser sur le futur des Etats-Unis après l’élection présidentielle. Du flan, on s’en doute bien. C’est l’opacité qui est la reine de ce royaume de blablas vaniteux, de ce simulacre de bonheur climatisé et sexy où l’on cherche moins à changer le système qu’à garder la place confortable qu’on y a creusé – this is the way the world rules. Pour enfoncer le clou, Soderbergh va même jusqu’à mettre en parallèle la virée de Chris à Las Vegas et les péripéties de Christine à New York, sur fond d’une musique rock qui énergise tout à coup le rythme de la bande-son. Une façon lucide d’opposer deux attitudes face à la crise financière – l’un qui extériorise et l’autre qui intériorise – tout en révélant à quel point leur objectif reste le même (une place à garder, quitte à adopter le jeu d’acteur au sein d’un système). Il y a clairement du Bret Easton Ellis dans la façon qu’a Soderbergh de prendre le pouls du matérialisme sociétal et de plaquer une objectivité pare-balles, signe d’une mise en scène qui réfléchit ce qu’elle approche. A bien des égards, la froideur digitale de Girlfriend Experience – mention spéciale au cocon HD obtenu par l’utilisation de la caméra RedOne – a tout sauf les contours d’une esthétique de papier glacé sans affects. Elle est avant tout le vecteur d’un regard ni voyeur ni racoleur qui sort systématiquement grandi de sa faculté à effleurer, à esquisser, à glisser sur les surfaces et les apparences. Cela est d’autant plus tangible quand la figure qui prend place au centre du cadre (se) joue elle aussi de sa propre opacité et de celle qui l’entoure.

Histoire de garder le meilleur pour la fin, il est enfin grand temps d’aborder le cas Sasha Grey. Cette fascinante actrice, rendue célèbre par sa longue percée dans le cinéma X avant d’entamer une carrière parallèle dans le mainstream, offre au film une présence et un jeu troublants qui doivent forcément beaucoup à son aura de star et à son propre trajet de carrière. Comme son titre l’indique, le film met en place une expérience : celle d’un jeu d’acteur interagissant devant et derrière la caméra, qui fait d’une actrice « dédoublée » (car partagée entre le monde du porno et le cinéma traditionnel) la force d’incarnation d’une figure elle-même soumise au même effet (Chelsea est le double de Christine). C’est grâce à Sasha Grey que tout ce que l’on évoquait plus haut sur le personnage, à savoir la mise à distance sentimentale et la superposition de ses jeux de comédienne, pouvait en l’état atteindre une telle perfection. Mais on sent surtout que Soderbergh, fasciné par celle qu’il filme, se sert d’elle comme d’un miroir. Histoire de mettre en perspective son propre travail, il choisit de démarrer son film par une soirée très évocatrice entre Chelsea et un client : on sort du cinéma, on prend un taxi, on va manger dans un restaurant chic, on discute du film qu’on a vu, et là, d’entrée, on balance le brouillage fiction/documentaire en guise d’argument-massue ! Il est facile d’y déceler un clin d’œil amusé sur la façon dont le cinéaste pense son travail perçu et noté. Inutile, donc, d’argumenter ce moment un peu plus tardif dans le récit, où des chanteurs de rue entonnent un « Tout le monde est un critique ! » après que Chelsea ait reçu un commentaire négatif de la part d’un client mécontent. Cet horizon « méta » est ce qui amène très vite Girlfriend Experience à devenir un autoportrait décalé, celui d’un artiste qui se réincarne en putain. Une mise à nu qui vise moins l’actrice principale du film que son propre créateur, lequel préfère déshabiller son art plutôt que son sujet d’étude, quitte à frustrer ceux qui espéraient en avoir pour leur argent. On rappelle qu’avec ce cinéaste-là, le résultat importe moins que le processus qui y mène. C’est ça, la « Soderbergh experience ».

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