De beaux lendemains

REALISATION : Atom Egoyan
PRODUCTION : Alliance Communications Corporation, ARP Sélection, Téléfilm Canada, The Movie Network
AVEC : Ian Holm, Sarah Polley, Bruce Greenwood, Tom McCamus, Gabrielle Rose, Caerthan Banks, Alberta Watson, Maury Chaykin, Arsinée Khanjian, Stéphanie Morgenstern
SCENARIO : Atom Egoyan
PHOTOGRAPHIE : Paul Sarossy
MONTAGE : Susan Shipton
BANDE ORIGINALE : Mychael Danna
ORIGINE : Canada
TITRE ORIGINAL : The Sweet Hereafter
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 8 octobre 1997
DUREE : 1h52
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Mitchell Stephens, avocat, débarque dans une bourgade secouée par un terrible accident de bus qui a emporté la majorité des enfants du village. Il va peu à peu convaincre les parents d’intenter un procès contre ceux qu’ils considèrent responsables de l’accident…

Grand Prix cannois en 1997, le plus beau film d’Atom Egoyan émeut et envoûte, autant par sa mise en scène que par son sujet délicat. Le genre de chef-d’œuvre dont on sort avec le cœur en lambeaux…

Le cinéaste, ce « voyeur » discret qui aime observer la façon dont vivent les gens pour ensuite réaménager et réorganiser leur vie… Cette définition vous plait ? Le cinéma d’Atom Egoyan est fait pour vous. Un cinéma tout sauf mainstream, certes, mais dont on s’est vite familiarisé avec le style planant, l’approche théorique et éclatée du contemporain, la relecture d’un « monde-carrefour » où l’aliénation et la solitude servent de feu clignotant, le goût des chassés croisés et des récits imbriqués. Adoré par certains et conspué par d’autres, ce cinéaste canadien d’origine arménienne est en tous cas de ceux qui décèlent toujours un trait d’union manquant dans une connexion universelle (des personnages travaillés par le « pourquoi »), voire même un léger angle mort qui fragilise notre propre champ de vision (des spectateurs travaillés par ce qui semble « au-delà » des choses). Jusqu’ici, la plupart de ses fictions, aussi paranoïaques qu’érotisées, carburaient à la distanciation théorique, invitant alors leur audience à épouser l’aliénation d’untel tout au long d’un dédale imposant, narratif et formel. Ce jeu stimulant sur la frontière toujours plus mince entre le leurre et la vérité avait même fini par atteindre son Everest avec le magnifique Exotica. Il lui aura suffi d’adapter pour la première fois un matériau littéraire dont il n’était pas l’auteur pour qu’Egoyan prenne soudain la tangente. A le revoir aujourd’hui, De beaux lendemains n’est pas seulement son film le plus ample, mais une sublime effraction du côté d’un registre aux antipodes du sien, à savoir le drame réaliste. Le matériau fictionnel offert par le livre éponyme de Russell Banks signe donc la prédominance des affects en lieu et place de la mise à distance, avec un refus délibéré de dramatisation qui gomme toute trace de pathos sans pour autant bannir l’émotion. Et le sujet, alors ? Lourd de promesses et d’appréhensions, comme en témoigne son interrogation première : comment l’individu et le collectif, chacun à leur manière, peuvent-ils vivre les suites d’un traumatisme ?

Le « comment » est donc bien là, mais comme toujours chez Egoyan, il y a un « pourquoi » qui s’impose peu à peu en origine du récit. Pourquoi, ce matin-là, dans un bourg de Colombie-Britannique recouvert par le manteau neigeux, un car de ramassage scolaire a-t-il soudain quitté la route et atterri sur la glace du lac, emportant avec lui une quinzaine d’enfants au fond de l’eau ? Ce « pourquoi », à vrai dire, une seule personne se le pose ici : Mitchell Stevens (Ian Holm), avocat de son état, qui débarque sur place pour mener l’enquête. Quelle enquête ? Son but est en réalité de convaincre les parents des victimes de faire un procès afin de les faire réclamer des dommages et intérêts au(x) responsable(s) de leur malheur. L’homme n’en démord pas, martelant à qui veut l’entendre que les accidents n’existent pas, que la négligence est constante, qu’un responsable se doit toujours de donner compensation à celui qui a souffert. Sauf que le début du film avait déjà à peu près tout chuchoté au sujet de cet étrange enquêteur : une discussion tendue au téléphone avec sa progéniture droguée aura pris la suite d’une mystérieuse image de fusion familiale (laquelle éclairera plus tard l’angoisse qui le ronge), l’imposant d’entrée en bloc de souffrance et d’impuissance mêlées. Prisonnier d’une image (celle d’un bonheur saccagé), privé d’une fille qu’il a autrefois sauvé de la mort et qui aura pourtant fini par lui échapper, Stevens ne fait que jouer de la symétrie entre sa propre situation et celle de ceux dont il se proclame le défenseur. Se charger soi-même de donner une voix à la colère d’autrui ne reflète pas tant un moteur de justice individuelle qu’un désir de réconfort via le collectif, histoire de s’arranger de ses propres névroses. Mais à force de semer le trouble dans les esprits du coin (quitte à se mettre parfois au diapason de la douleur de ses clients), l’avocat en vient à réactiver des secrets, à réveiller des vérités étouffées et enfouies sous la neige.

Que cache exactement cette ville pour avoir mérité une telle tragédie ? On ne voit là que des gens minuscules confrontés à des interrogations majuscules, et qui, pour se protéger contre la douleur, ont fait le choix du repli communautaire, caractérisé par ces maisons éparpillées sur le flanc montagneux qui dessinent à elles seules un espace insensible et gelé. Le fascinant décor hivernal du film installe donc une mosaïque de destins isolés qui, en voyant peu à peu leurs secrets sortir de l’ombre et briser la glace, vont en quelque sorte redonner vie à la communauté, en l’état assimilable à un puzzle éclaté. D’où ce choix d’une narration en cercles concentriques, jamais abstraite et toujours fluide, qui use à loisir des ruptures temporelles – on ne peut plus vraiment parler de flashbacks à ce stade. Dans le roman de Banks, la structure se faisait déjà très complexe, multipliant les points de vue à la première personne : les deux survivantes de l’accident (une conductrice de bus et une adolescente), le père garagiste de deux jumeaux morts dans l’accident, et l’avocat lancé dans un combat judiciaire. Face à un matériau littéraire à ce point proche d’une spirale où chaque narrateur ne cesse de reprendre et de recouper celui qui l’a précédé, Egoyan procède par démontage et par reconstruction, accouchant ainsi d’un va-et-vient entre trois lignes narratives qui recomposent au fur et à mesure une vérité pourtant parcellaire. C’est que si la causalité se veut un mystère irrésolu chez Egoyan, il est nécessaire de partir au départ d’une constellation de liens et de moments de vie, collectés et juxtaposés au détriment de la temporalité. D’entrée, il n’y a donc pas un monde, mais plusieurs, avec toutefois des cloisons étanches que l’on traverse une à une. Ensuite, il y a des rites et des codes, exploités par untel pour meubler sa solitude dans un espace sociétal qui a perdu le sens de la globalité. Enfin, il y a des fils invisibles qui vont se tendre au détour des raccords de plan et dévoiler l’envers de la vie sociale : actions illégales, trafics divers, sexualité inavouable, non-dits en cascade, etc… Le système Egoyan est ainsi fait, implacable dans sa traque de la vérité des êtres. Avec, cela dit, une virtuosité folle pour escamoter l’horreur et épurer le drame au maximum.

La plus grande audace d’Egoyan vis-à-vis du roman original aura consisté à paralléliser le double parcours de l’avocat et des survivants avec une lecture symbolique, douloureuse et moralement ambiguë, du Joueur de flûte de Hamelin. Cette légende allemande, qui donna lieu à un célèbre poème de Robert Browning au milieu du XIXème siècle, articule en effet les thèmes du roman de Banks sous un angle lyrique et mélancolique. Par la seule force de ce choix narratif, le drame devient ici une métaphore : attiré par un joueur de flûte, les enfants quittent leurs familles et s’enfoncent à jamais dans les ténèbres. Qui est ici le joueur de flûte ? On devine très vite son identité : Nicole Burnell (Sarah Polley), belle adolescente aux yeux clairs, chanteuse surdouée à la voix d’ange, seule survivante des enfants piégés dans le bus et désormais clouée dans un fauteuil roulant. Avant l’accident, celle-ci héritait déjà d’un double rôle de musicienne (elle envoûtait les gens – nous aussi) et de baby-sitter (elle était la gardienne des âmes innocentes qui venait consoler les enfants tristes). Après l’accident, la voilà en plein dilemme : non seulement sa déposition définira à elle seule l’avenir de la communauté, mais surtout, un terrible secret la taraude, à savoir cet amour trop fort que lui porte son père. Cet inceste impossible à exprimer, Egoyan ne l’aborde pas sous un angle violent ou dominateur, mais au contraire étrangement irréel, un peu comme si deux êtres issus du même cocon familial, gagnés par une confusion amoureuse qui aurait très vite déraillé, s’étaient créés un monde secret. Le statut de revenante qui devient le sien poussera finalement Nicole à aller jusqu’au faux témoignage – il faut dire la vérité en passant par le mensonge – pour briser ce cycle infernal et préserver la cohésion de sa communauté en détresse. A ses côtés (ou plutôt face à elle), il y aura un autre joueur de flûte : Stevens, bien sûr, un personnage finalement assez voisin de l’assureur joué par Elias Koteas dans The Adjuster, et que l’on croyait capable de « jouer du pipeau » pour aiguiller les gens du coin sur sa voie à lui (le commerce de la douleur), mais qui, en pénétrant le village des enfants disparus, ne s’attendait pas à tomber sur un tel os. La dimension cathartique du film est donc ici corollaire de ce poème, assez troublant en l’état pour offrir une vision rare de cette humanité fragile, marquée et téméraire, qui brûle intensément sous la froideur apparente du désespoir.

Dernière question capitale : pourquoi le sentiment d’un film réaliste n’est ici jamais au rendez-vous ? Il y a certes ce montage ô combien planant, renforcé par la douce partition de Mychael Danna et le choix des prises de vue en hélicoptère, mais on sent bien qu’Egoyan n’utilise pas ce parti pris pour nous placer à distance du réel ou pour nous inciter à tout prendre de haut. Il y aussi ce goût du mystère narratif qui, ajouté à l’envoûtant timbre vocal de Sarah Polley en guise de voix off, donne moins l’impression de suivre l’évolution d’un traumatisme que de tourner autour par à-coups, comme si l’on pénétrait par effraction au sein d’une mémoire collective et chaotique. On se demande surtout de quelle façon ses cadres et ses images ont fini par épouser les contours d’un rêve cotonneux, éthéré, pour ne pas dire carrément magique. Est-ce à dire qu’en plus de se laisser envahir par l’émotion pure (la vraie, la grande, concentrée et pas larmoyante), son cinéma lorgnerait enfin du côté du genre (le vrai, le grand, évocateur et pas arrogant) ? On en revient alors au point de départ. Dès le générique de début où des rayons de lumière traversaient la pénombre et zébraient la surface boisée d’un plancher, le tout au son d’une entêtante flûte (tiens tiens…), on se sentait déjà ailleurs, et clairement pas dans un drame lambda. L’idée d’une mise en scène qui flotterait entre le ciel et la terre, entre le mythe et la réalité, se faisait déjà active, sans doute parce que chaque personnage du film agissait de même en raison de son état post-traumatique. Scène après scène, le doute s’estompe, et il ne faut pas grand-chose pour laisser à penser que De beaux lendemains serait une sorte de western déguisé. Les cases à cocher se remplissent une à une : la topographie (de grands espaces, cette fois-ci enneigés), la figure centrale et symbolique (Stevens n’est-il pas ici « l’étranger qui arrive dans la ville » ?), le rythme lancinant qui étire le temps, les bars et les hôtels qui connotent illico, les espaces hors-la-loi (une grange délabrée qui cache ici un lourd secret), les signes identifiés par la bande-son (petit bruit de serpent à sonnette lorsque le regard de Nicole croise celui de son père lors de la déposition finale), sans oublier le choix évident du Scope qui confère aux paysages une dimension mythologique et qui cadre les individus dans un environnement qui les enferme. La nouveauté vient ici de la fibre secrète propre au western, à savoir cette « nouvelle frontière » qu’il s’agit de repousser, et qui, ici, fait écho à un espace magique et secret, uniquement destiné aux survivants et aux disparus.

On aura d’abord eu tout le temps nécessaire pour dessiner la figure de cette communauté : une existence commune en dépit d’un habitat éparpillé dans la blancheur aveuglante, avec une tâche de couleur jaune – le bus scolaire – qui offre autant le tracé du lien social que la preuve d’un système bien organisé sur lequel il faut garder un regard averti – d’où le fait que l’un des parents le suive chaque jour avec sa voiture. Le jour où le bus atterrit au fond du lac (scène furtive, cadrée de loin) et laisse ainsi ses enfants suivre le joueur de flûte dans un autre univers, tout s’effondre : le village, les décors, les rituels collectifs, les secrets bien gardés, plus rien n’a de sens dans cette zone dévastée. Celui qui tente alors d’y remettre de l’ordre par le biais de l’argent et du jeu d’acteur (c’est Stevens) est condamné à échouer. A l’inverse, celle qui choisit de se libérer de son statut d’objet sociétal et familial (c’est Nicole) est assurée de retrouver son unité, loin de toute valeur marchande et de ce système acquis à l’exploitation de ceux qu’il est censé servir – on parle bien sûr des enfants. Ces deux individus fonctionnent certes sur le même mode (ils tirent leur force de cette « pièce manquante » qui leur sert de faiblesse), mais c’est Nicole qui touchera du doigt la transcendance. Jusqu’ici « consommée » par son monde (surtout par son père !) et menacée de finir « consumée » par le chagrin, elle devient en fin de compte la porte-parole du cinéaste, la seule figure rebelle de ce western onirique. Son acte de courage dit tout de ce qu’elle est devenue, à jamais résidente d’un monde qui a changé de visage et de paramètres, et où le « pourquoi » n’a plus lieu d’être. L’imaginaire lui ouvre ainsi grand ses portes, la laissant libre de repousser cette frontière poisseuse imposée par le lien social et de visualiser in fine ces « beaux lendemains » tant espérés. Ceux-là même qu’une ultime vision onirique, ici subtilement casée juste avant le générique de fin, laissait déjà filtrer à travers sa fenêtre. Ceux-là même dont Atom Egoyan se fait ici le peintre, sensible et chaleureux, à fleur de peau et de pellicule.

Je me demande si vous comprenez que tous autant que nous sommes, nous autres, survivants ou disparus, sommes désormais citoyens d’une autre contrée. Un pays avec ses propres règles et ses propres lois. Où les gens vivent de beaux lendemains. Où les sources sont claires. Où abondent vergers et rivières. Où les fleurs ont couleur plus belle. Où toute chose est nouvelle.

Nicole Burnell (Sarah Polley)

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