Copenhagen Cowboy

Copenhagen Cowboy jaillit de mon propre feu révolutionnaire, cherchant à séduire et à divertir les sens, conçu pour stimuler l’esprit, les yeux, la langue, le cœur et l’âme où des émotions nerveuses s’enflamment dans un tour de force macabre qui se manifeste dans le personnage de Miu. Elle est la suite de mes alter-egos, qui sont au cœur de mon travail passé, présent et futur.

Nicolas Winding Refn

Ce n’est honnêtement pas avec ce genre de déclaration que la démarche de Nicolas Winding Refn sur cette nouvelle création sérielle va s’éclaircir. Façonner le futur par une création se voulant l’expansion de ses propres alter-egos, on veut bien (et on pige très bien l’idée), mais encore faut-il que l’issue soit marquée par un choc, par une prise de conscience, par quelque chose de novateur qui puisse se cristalliser en bout de course. Or, en sortant de la première projection française des six heures de Copenhagen Cowboy au Festival Lumière en octobre 2022, on était à vrai dire moins préoccupé par le nombre (élevé) de fauteuils qui avaient claqué d’une heure à l’autre que par les mots à plaquer le plus justement possible sur un tel résultat. L’éblouissement suscité par les treize heures tentaculaires de sa précédente série Too Old To Die Young – qui donnait l’impression de reboucler la filmo de NWR sur un point culminant indépassable – était même encore trop présent pour que cette nouvelle série plus resserrée puisse éviter de passer au scanner comparatif – et il est clair qu’on y avait senti une légère perdition. Digérer la chose en mode zen dans l’attente de sa diffusion sur plateforme (Netflix prend ici le relais d’Amazon) était donc primordial pour ne pas se tromper d’angle. Quel angle, du coup ? Difficile à dire lorsqu’on revoit à tête reposée la bête dans son format morcelé en six et que l’on se sent encore plus désorienté qu’à la première fois. Outre la citation ci-dessus, trois conditions de production peuvent apparaître comme des pistes. Il y a déjà le désir du réalisateur de Drive de revenir sur sa terre natale après quinze ans de travail aux Etats-Unis. Il y a aussi la nécessité de tirer profit de la crise du Covid et du confinement pour concilier enfin son métier et sa vie de famille – son épouse produit, ses deux filles jouent. Il y a enfin le choix de plaquer un point de vue féminin – le cinéaste fait ici appel à trois scénaristes danoises – sur ce qui s’annonçait comme une peinture de l’underground criminel danois, avec tout ce que cela peut supposer d’archétypes virils et de rapports violemment pulsionnels. Trois détails qui nous mettent la puce à l’oreille : et si l’ami Nicolas était tout simplement revenu à la case Pusher ?

Si l’idée consistait à repartir à zéro, mieux vaut ne pas s’y précipiter soi-même et prendre le temps de délimiter l’endroit où l’on s’était arrêté. La synthèse virtuose que représentait Too Old To Die Young avait enfoncé le clou de tout ce qu’avaient prophétisé les précédents films de NWR, en particulier Only God forgives et The Neon Demon. A savoir une civilisation passée de la terre vierge au terrain vague, résumable à la prédominance de créatures cannibales, rongées par le pouvoir et le culte de l’apparence, qui s’en allaient dévorer tout ce que l’innocence pouvait encore compter de miettes dans ce monde toujours plus sombre. A partir d’un filmage sous acide qui avait fait le choix de troubler le distinguo entre proies et prédateurs tout en nous inoculant la moindre fulgurance cryptique à la manière d’un terrible venin, NWR avait amplifié comme jamais sa lecture fétichiste et plastique d’un monde contemporain régi par les recoins les plus tordus de l’ésotérisme. Avec un détail pas piqué des hannetons en guise de manifeste : la présence de personnages féminins, tantôt oracles bienveillants tantôt criminelles perverses, qui autopsiaient l’extrême violence de ce monde pour mieux le contrôler et le plier à leurs désirs. La série s’était ainsi achevée sur un terrible dilemme en guise de porte ouverte : fallait-il prendre acte du chaos en s’isolant toujours plus dans une position nihiliste, ou embrasser ce rôle d’archange de la destruction qui tire profit du chaos pour mieux abolir le Mal ? En faisant le choix de ne pas y répondre, le cinéaste nous avait mis à terre, aspirés que l’on était dans un gros vortex d’énergies négatives qui n’en finissaient plus de tout avaler et de tout détruire. Nul doute qu’après ça, Copenhagen Cowboy n’allait pas faire montre du retour des beaux lendemains. Mais de là à s’imaginer que tous nos repères allaient prendre la poudre d’escampette…

A sa sortie il y a une vingtaine d’années, la trilogie Pusher avait déjà frappé très fort en matière d’exploration des souterrains de la pègre de Copenhague. De sous-sols sombres en bars malfamés, de restaurants glauques en taudis sous-éclairés, la liste des points chauds était déjà trop conséquente pour résister à l’envie d’assimiler la capitale danoise à une cocotte-minute toujours plus sur le point d’exploser. Et par extension, se savoir en immersion dans une société aussi sale que corrompue suffisait à susciter l’effroi à chaque flambée de violence – difficile d’oublier cette découpe bouchère d’un cadavre suspendu dans Pusher 3. Il n’est pas si surprenant d’en prendre à nouveau le pouls dans cette nouvelle série, pour le coup riche d’un vivier encore plus cosmopolite (la mafia albanaise et la triade chinoise pèsent ici aussi lourd que les avocats véreux et les têtes brûlées locales) et d’un tableau encore plus cru (des trafics de sexe et de drogue régis par des parangons de perversité malsaine). Deux gros « plus » à noter, cela dit. D’abord le cadre, crépusculaire à l’envi : ici, comme pour mieux faire sentir que l’abîme est désormais tout proche, la ville est perpétuellement engloutie par la nuit, et les rares extérieurs investis en plein jour sont ceux qui peuplent la périphérie du cadre urbain. Même l’occasion pour tout un chacun de respirer l’air frais est souvent bloquée par des confrontations en vase clos sur fond de silence de vide spatial – c’est tout juste si l’on ne sent pas la coupure d’oxygène au détour de chaque dialogue pressurisé. Ensuite, on peut là encore compter sur le style visuel si caractéristique de NWR, en l’état à des années-lumière du filmage sec de Pusher et toujours aussi propice à une stimulante dilatation du temps. Non seulement la violence s’y fait cette fois-ci moins graphique que d’habitude (le hors champ visuel et le travail sonore mènent ici la danse pour malaxer les terminaisons nerveuses), mais à l’instar du cinéma de Lynch, la perversité du cadre naît plus que jamais de ces ambiances sonores et lumineuses qui repeignent ce nouvel inframonde halluciné et lascif. Et tout cela avec ce que la signature NWR a depuis longtemps imposé comme principes : couleurs saturées, néons hypnotiques, lenteur assumée, ambiance sépulcrale, silhouettes indolentes et mutiques, pureté matérialisée par la présence florale, lecture symbolique du rapport entre art et violence.

Et l’intrigue, du coup ? Beaucoup moins ample que celle de Too Old To Die Young mais pas moins envoûtante en raison d’une écriture éminemment lynchienne qui multiplie les échos et les connexions, qui joue ouvertement de son tempo lancinant et qui laisse l’enjeu suprême de son récit coincé dans une zone grise narrative. A priori, tout a l’air simple comme bonjour : une jeune héroïne, Miu (Angela Bundalovic), vendue et exploitée depuis son enfance en tant que porte-bonheur par de riches personnes désireuses de tirer profit de ses pouvoirs, entame un lent processus de vengeance envers tous ceux qui (lui) ont fait du mal. On sent bien que ce personnage n’a pas grand-chose d’humain. Qui est-elle vraiment ? Un spectre ? Une entité chamanique ? Un alien à la sauce Under the skin, au vu de ce qui est suggéré à la fin du deuxième épisode ? En tout cas une hydre abstraite, à la fois page blanche, grigris en combi, parangon d’innocence, démiurge omniscient, démon surnaturel, figure protectrice et ange exterminateur. Soit un personnage-épicentre qui, par sa seule présence, drive l’intégralité de la narration et en bouscule la logique par des ruptures de ton elles-mêmes sujettes à caution. Et comme toutes les figures féminines de la série, elle ne cesse d’être objet de convoitise et d’asservissement pour des hommes malsains et ivres de pouvoir, représentants d’une sorte de néofascisme à visage cosmopolite, qu’il s’agisse de proxénètes albanais, de truands chinois ou d’une élite danoise à l’aura crypto-vampirique. A noter que la série mettait cartes sur table là-dessus dès sa scène d’ouverture, via l’étranglement d’une prostituée en escarpins au beau milieu d’une porcherie par un psychopathe aryen en costard.

D’un bout à l’autre, on sent surtout un NWR désireux de tancer le virilisme dans tout ce qu’il peut avoir de toxique et de morbide, avec un personnage féminin et mystique qui tente de renverser le pouvoir. Et il sait s’y prendre, tant caractériser les figures du Mal est tributaire chez lui d’une forte propension au grotesque. Voyez ces créatures maléfiques qui friment en clip et en selfie, qui poussent des cris de cochon, qui pratiquent le fight club dans des sous-sols éclairés au néon (très Only God forgives, ça) ou qui considèrent le pénis comme « l’ultime symbole du pouvoir créé par notre Seigneur ». Par-dessus cette logique de conte bouffon se plaque alors un ésotérisme des plus prégnants qui tend à séparer le monde physique du monde spirituel. D’où le fait que des individus puissent ici avoir une existence multiple et non unique, et que la mort du corps n’empêche pas l’esprit de hanter les recoins de cet inframonde ultra-dark (un cercueil renferme ici ce qui semble être la clé mystique du récit). D’où le fait aussi que le mysticisme de l’ensemble, toujours plus proche de la science-fiction à mesure que le récit avance, ne soit jamais pleinement éclairci mais juste chuchoté en tant que tel par de puissants choix de mise en scène. Le plan fixe pictural sert la savante scénographie du rapport de force entre la menace (zen et physique) et l’angoisse (agitée et métaphysique). La focale se fait double et schizophrène : l’usage de la longue floute la profondeur de champ pour révéler l’incertitude croissante au sein des enjeux, tandis que celui de la courte coince ces mêmes enjeux dans un horizon trop déformé et abstrait pour être englobé. Le panoramique à 360° annihile la monotonie du champ/contrechamp par une danse génératrice de désorientation et de vertige. Le travelling latéral incarne à lui tout seul l’horizontalité des échanges, avec le ralenti ou l’arrêt pour signifier une potentielle menace. Le flash subliminal provoque la perte des repères tandis que le néon acidifie l’espace et la matière comme pour mieux prendre acte du règne de l’artifice. Le split-screen use de la posture iconique pour mieux isoler, réincarner et confronter deux gangs ennemis (l’un façon La Cène, l’autre façon Sons of Anarchy). Les nappes électro-wave de Cliff Martinez persistent une fois encore à suspendre le temps dans un entre-deux à la lisière du trip méditatif. Et bien entendu, la violence, inouïe et sanguinaire, nous couple toujours le souffle en surgissant sans crier gare dans un silence de mort.

Il ressort de tout cela une création ô combien inclassable, solidement ancrée dans un réalisme cru et brutal que NWR soumet toujours plus à l’acidification mystico-surnaturelle, quitte à laisser son audience dans un profond état de frustration. Reprocher au cinéaste de laisser trop de fausses pistes et d’enjeux irrésolus, de laisser son récit divaguer d’un personnage à un autre, et même de prendre à revers toutes les conventions de la structure sérielle (adieu le montage rapide, les arcs narratifs complexes, les personnages fouillés et le goût du twist qui fracasse !) est d’autant plus aberrant qu’un certain David Lynch croule désormais sous les dithyrambes pour les mêmes raisons. Expérimentateurs de génie et promoteurs d’une forme novatrice de narration où la fulgurance symbolique fait jeu égal avec la lecture intuitive, les deux hommes ont su trouver dans le format de la série TV le terrain idéal pour laisser éclater leurs pulsions créatrices. De même qu’utiliser le surnaturel pour remettre la réalité en question et en perspective est en soi une démarche aux antipodes d’un quelconque schéma arty. A titre d’exemple, ce cri strident, point d’interrogation apparent sur lequel l’univers psyché de la série semble se refermer, peut très bien se lire comme le signe d’une victoire du Mal ou de ce trouble disjoncteur sur laquelle la trinité télévisuelle Twin Peaks s’était brutalement achevée. Et cette simple opposition entre le bleu (Miu) et le rouge (sa Némésis Rakel) suffit en soi à stimuler l’imagination sans qu’il soit nécessaire de clarifier la nature de quoi que ce soit. C’est une expérience qui se vit de l’intérieur, qui se décrypte par l’intérieur, qui rallume le feu des mondes intérieurs. C’est une invitation à se laisser pénétrer par le monde spirituel pour mieux appréhender le monde physique. Copenhagen Cowboy n’a rien d’un retour aux sources mais tout d’un geste révolutionnaire qui relie la création et la destruction, comme pour engendrer de nouvelles mythologies à partir des anciennes. Transcendance garantie face à tant d’ambiances en série, au sein d’un espace mutant et instable où textures, couleurs, formes et perspectives tendent à provoquer nos cinq sens… et peut-être à en activer un sixième.

CRÉATION : Nicolas Winding Refn, Sara Isabella Jønsson Vedde
PRODUCTION : Netflix, byNWR
AVEC : Angela Bundalovic, Lola Corfixen, Zlatko Buric, Andreas Lykke Jørgensen, Jason Hendil-Forssell, Li Li Zhang, Dragana Milutinović, Ramadan Huseini, Valentina Dejanovic, Fleur Frilund, Per Thiim Thim, Slavko Labovic, Mikael Bertelsen, Mads Brügger, Nicolas Winding Refn, Lizzielou Corfixen, Hideo Kojima
RÉALISATION : Nicolas Winding Refn
SCÉNARIO : Sara Isabella Jønsson Vedde, Johanne Algren, Mona Masri
PHOTOGRAPHIE : Magnus Nordenhof Jønck
MONTAGE : Allan Funch, Matthew Newman, Olivier Bugge Coutté, Olivia Neergaard-Holm
BANDE ORIGINALE : Cliff Martinez, Peter Kyed, Peter Peter, Julian Winding
ORIGINE : Danemark, Etats-Unis
GENRE : Drame, Fantastique, Horreur, Thriller
STATUT : Terminée
NOMBRE D’EPISODES : 6
FORMAT : 50 min
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Après une vie de servitude en tant que porte-bonheur humain, une femme aux étranges pouvoirs cherche à se venger de ceux qui lui ont fait du mal…

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