Coco Chanel & Igor Stravinsky

REALISATION : Jan Kounen
PRODUCTION : Eurowide Film Production, Hexagon Pictures Japan, Wild Bunch
AVEC : Anna Mouglalis, Mads Mikkelsen, Elena Morozova, Natacha Lindinger, Nicolas Vaude, Grigori Manoukov, Rasha Bukvic, Anatole Taubman, Eric Desmarestz, Anton Yakovlev
SCENARIO : Chris Greenhalgh, Carlo de Boutiny, Jan Kounen
PHOTOGRAPHIE : David Ungaro
MONTAGE : Anny Danché
BANDE ORIGINALE : Gabriel Yared
ORIGINE : France, Japon, Suisse
GENRE : Drame, Romance
DATE DE SORTIE : 30 décembre 2009
DUREE : 1h58
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Paris, 1913, Coco Chanel est toute dévouée à son travail et vit une grande histoire d’amour avec le fortuné Boy Capel. Au Théâtre des Champs-Élysées, Igor Stravinsky présente le Sacre du Printemps. Coco est subjuguée. Mais l’œuvre, jugée anticonformiste, est conspuée par une salle au bord de l’émeute… 7 ans plus tard, Coco, couronnée de succès, est dévastée par la mort de Boy. Igor, réfugié à Paris suite à la révolution russe, fait alors sa connaissance. La rencontre est électrique. Coco propose à Igor de l’héberger dans sa villa à Garches, pour qu’il puisse travailler. Igor s’y installe, avec ses enfants et sa femme. Commence alors une liaison passionnée entre les deux créateurs…

Jan Kounen aux commandes d’un biopic sur Coco Chanel ? Oui, ça a l’air étrange, mais en fait non : sa fièvre créatrice et sa fascination pour l’éveil à la transcendance sont plus que jamais au rendez-vous.

Que l’Art ait toujours été favorable à la création d’états seconds, certes, mais d’où vient la fièvre qu’il provoque parfois ? Dans le cas du 7ème, ce n’est clairement pas le biopic qui nous donnera la réponse, tant ce genre à la fois facile et pauvre ne suscite en général que l’indifférence. Parcourir une vie de personnalité comme on en lirait la bio ou la page Wikipédia, c’est un boulot rêvé pour tout scénariste désireux de ranger son audace et son imagination au fond d’un tiroir, et une affaire royale pour tout producteur motivé par la rentabilité à court terme. Quant à la fonction du biopic, répétée ad nauseam, elle ne varie pas : deux heures à démontrer que tout être humain est contradictoire, et hop, ça fait péter un scénario. Pour autant, les exceptions existent dès lors que les impératifs du genre sont rejetés en bloc. Le cas de Coco Chanel mérite que l’on s’y attarde un peu, car il répond en plus à un cas de plus en plus fréquent : la compétition entre deux projets centrés sur le même sujet, avec le pactole assuré pour celui qui franchit la ligne d’arrivée en premier (vu qu’il est prouvé que le public n’aime pas repasser à la caisse une deuxième fois). Ainsi donc, en 2009, Anne Fontaine et Jan Kounen auront malgré eux entamé un sprint pour appréhender l’icône Chanel, l’une signant avec Coco avant Chanel une collection défilé printemps-été sur la bascule de la jeune Gabrielle vers l’adulte Coco, l’autre passant en mode automne-hiver via un épisode microscopique (mais décisif) de la vie de l’artiste. La sortie prioritaire du film d’Anne Fontaine aura condamné d’avance celui de Kounen, quand bien même le traitement de ce dernier détonnait très nettement et connut même les honneurs de la clôture cannoise. Fermons la parenthèse du duel créatif pour s’interroger plutôt sur la présence du réalisateur de Dobermann et de Blueberry aux commandes d’un film à costumes centré sur une célèbre couturière cévenole. Inutile de se la cacher, ce cher Jan était bien le dernier cinéaste auquel on aurait pensé pour un tel projet, et bon nombre de ses fans ne lui ont pas pardonné cet « écart ». Mais l’œil affûté de la productrice Claudie Ossard – dont on connait le goût du risque et l’ouverture d’esprit – avait vu juste : ce cinéaste-là, moins fou furieux qu’animé par la folie douce et l’éveil à la transcendance, avait tout ce qu’il fallait pour élever vers de sacrées cimes un projet conçu d’avance comme l’anti-biopic par excellence. La surprise n’en fut que plus éclatante.

Hors de question pour Kounen de s’attarder sur les moindres recoins de la vie d’une artiste, surtout quand celle-ci traîne derrière elle un lourd bagage de points ambigus – il y aurait fort à dire sur le rôle et les fréquentations de Coco Chanel durant l’Occupation nazie. Ciblant un événement très peu connu et antérieur à tout cela, le scénario de Chris Greenhalgh – également auteur d’un livre sur le même sujet – démarre en quelque sorte là où le film d’Anne Fontaine prenait fin, et se concentre ainsi sur la brève et intense passion adultère qui lia la styliste française au compositeur russe Igor Stravinsky. Deux créateurs, modernes ou postmodernes (c’est selon), qui passent pour des incompris et des parangons de liberté dans des années 20 noyées dans le conformisme ambiant. Lorsqu’ils se croisent sans se voir, le temps d’un admirable plan-séquence aérien dans la grande salle du théâtre des Champs-Elysées, la mise en scène se fait proleptique en diable. On sent Coco épanouie dans son travail de modiste et sa relation avec Boy Capel, on sent Igor impatient de présenter sa nouvelle œuvre (le fameux Sacre du Printemps), mais on sent surtout que cet événement va engendrer un effet inattendu qui va les faire se rejoindre. Kounen transforme alors cette soirée du 21 mai 1913 – dont on connait l’issue tragique – en une première demi-heure bluffante, une performance filmique en or massif, un splendide ballet de regards et de sons cimenté par un alliage savant de travellings lancinants et de plans-séquences millimétrés. La musique sert d’abord de guide dans le silence de la salle, installe en douceur une délicieuse torpeur. Et soudain, les fortes envolées orchestrales de Stravinsky et la chorégraphie quasi spasmodique de danseurs en état de transe (il y est question d’une jeune fille sacrifiée lors d’un rite païen pour faire renaître le printemps) créent une toute autre vibration dans la salle, suscitant tension et colère au sein du public. Au sein de cet impressionnant chaos, il n’y a que Coco qui ait l’air d’abord fascinée et envoûtée (elle ne s’agite jamais dans la salle), ensuite épanouie et apaisée (elle semble flotter en marchant dans les coulisses, indifférente au chahut général). De son côté, Igor, publiquement humilié, rejette à tort la faute sur le chorégraphe Vaslav Nijinski et sa troupe de danseurs. Un éveil heureux pour elle, un réveil douloureux pour lui.

Tout est déjà là dans cette longue ouverture : l’impact d’une œuvre anticonformiste qui joue à plein régime sur les inégalités de ton et de rythme (c’est tout juste si Kounen n’en fait pas un manifeste déguisé de son parti pris de cinéaste), l’audace qui hérisse le poil de tous les flans apathiques qui carburent à l’apriori, et surtout la fièvre créatrice, à la fois musicale et plastique, qui active la réunion de deux sensibilités artistiques. Cette réunion, pourtant, n’aura réellement lieu que sept ans plus tard, une fois que la guerre de 14-18 aura lâché ses dernières cartouches. Lorsque Coco et Igor se rencontrent enfin, bien des choses ont changé : la première se jette corps et âme dans le travail pour noyer sa douleur (Capel est mort un an auparavant) et le second vit en exil à Paris. Admiratrice du travail d’Igor, Coco l’invite alors pendant deux ans à résider dans sa demeure de Garches, entouré par sa femme leucémique Katya et ses quatre enfants, afin de travailler sereinement à sa future reprise du Sacre du Printemps. Cette maison révèle d’entrée un détail étrange qu’un simple dialogue ne tarde pas non plus à relayer : « Vous n’aimez pas la couleur, madame Chanel ? – Tant que c’est du noir ». Ces intérieurs quasi expressionnistes en noir et blanc, reflet des goûts vestimentaires d’une Coco à la fois sévère dans son ton et opaque dans son schéma interne, sont là encore ceux d’un théâtre, d’un huis clos scénique où une rencontre à la fois intellectuelle et physique va prendre peu à peu le relief d’une étrange danse, pour ne pas dire d’un duel. L’un et l’autre ont besoin de toucher pour créer : Coco doit sentir le tissu avec ses doigts pour imaginer, Igor doit sentir la musique avec les touches du piano pour composer. Mais surtout, l’un et l’autre sont animés par l’idée du « mélange », fusion d’idées et de composants pour aboutir à quelque chose d’unique. C’est en effet durant cette courte idylle que Coco inventera son mythique parfum N°5 (composé de plus de 80 ingrédients !), tandis qu’Igor, enfin revitalisé par son contact avec le plaisir charnel et la nature environnante (Kounen filme les jardins presque aussi bien que Malick !), rendra sa musique infiniment plus riche, plus ardente et plus travaillée que d’habitude (ce que son épouse remarquera très vite, devinant ainsi sa liaison avec Coco).

C’est qu’au fond, le cinéaste ne s’intéresse qu’à ceci : la naissance d’une passion – dans tous les sens du terme – capable de faire renaître l’énergie de la création. On mentirait d’ailleurs en prétendant être surpris de le voir traiter ce thème-là. Après tout, au vu des prises de substances psychotropes qui peuplaient Blueberry et 99 F, Jan Kounen ne faisait-il pas état d’un autre système de perception infrasensible du monde extérieur, alternative sincère à la pression sociale et à la soumission aux diktats sociétaux, et ce par le biais d’un éveil à la nature et à l’invisible ? C’est ce que le cinéaste suggère le temps d’un générique-signature absolument inouï, basé sur le même principe de kaléidoscope que dans 99 F : on y décèle des fractales et des motifs psychédéliques qui, par leur mutation et leur entremêlement, installent une sorte de réalité alternative au sein de la matière graphique (le panneau publicitaire est ici remplacé par un décor d’époque qui se reconstitue peu à peu façon puzzle). Le reste du film, s’il tranche clairement avec la frénésie stylistique qui caractérisait jusque-là la patte Kounen, ne se fait pas pour autant aussi classique qu’on pourrait le craindre. Lorsqu’il mixe la musique originale de Stravinsky aux cors et au piano d’un Gabriel Yared en état de grâce, le cinéaste ne fait que figurer par le son cette ivresse des sens chez Coco et Igor. Son travail sur l’image s’en fait le compagnon idéal, usant d’une splendide photographie en clair-obscur et de cadres faussement figés qui installent un motif du décadrage et de la déformation au sein du plan (la silhouette de Coco qui se dédouble dans des miroirs, le reflet diagonal d’Igor dans le couvercle d’un piano à queue…). Reprocher au film sa lenteur relève du contresens, car c’est précisément par ce rythme que le désir et le doute peuvent monter en parallèle, équilibrant leurs forces pour finalement les brouiller. Sans parler de ces grands angles et de cette profondeur de champ inédite, qui accentuent la dimension de huis clos dans ce décor de plus en plus étouffant, où Coco ne cesse de se mouvoir en figure dominante tandis que les autres se complaisent peu à peu dans l’immobilisme, figurés en postures jusqu’à se retrouver floutés et noyés dans le décor lui-même.

On évoquait plus haut un duel, mais parler carrément d’un jeu de domination n’est pas si exagéré que cela. Dès sa première apparition, Coco coupe une robe offerte par Boy Capel à cause d’un corset trop oppressant qui l’empêche de respirer. Après la mort de Capel, l’aisance matérielle dont elle dispose la place alors à la tête d’une entreprise où elle pratique une oppression particulièrement forte sur ses employées – plusieurs scènes du film s’en font l’écho. D’où le paradoxe qui la caractérise, écartelée entre un désir d’indépendance à propager et un caractère autoritaire qui l’assèche de la moindre émotion. Les sens sans le cœur, en somme. Sa rencontre amoureuse avec Igor Stravinsky – auquel le formidable Mads Mikkelsen confère une rare fragilité – ne pouvait donc pas être autre chose qu’un entre-deux, à la fois parenthèse et échec : grâce au jeu à la fois troublant et arachnéen d’Anna Mouglalis, on la sent tout le temps désireuse de prendre le dessus sur celui qui, de par sa position d’exilé, ne possède ni son indépendance ni son succès public. La mise en scène de Kounen suggère toutefois le contraire, notamment au travers de scènes de sexe presque aussi fiévreuses que celle de L’Amant : c’est dans ces moments-là, cadrés de différentes manières (au plafond, au ras du lino ou sur le rebord d’un piano !), qu’Igor apparaît en position de force (son corps musclé cache toujours la silhouette fragile de Coco). Et c’est donc logiquement quand Igor met fin à l’ardeur dominante de Coco en la traitant de « simple couturière » que le duel s’arrête. Tenus l’un et l’autre à distance sur le reste du récit, tous deux puisent alors dans leur fièvre d’un désir sacrifié le moyen de parachever leur création : le parfum pour une Coco glaciale et hermétique aux sentiments, la musique pour un Igor à la fois atteint et stimulé par cet échec romantique.

Que ce soit Coco ou Igor, tous deux, à part égale et chacun dans son domaine, sortent vainqueurs du duel : c’est au travers d’une idylle brève mais bien réelle qu’il aura été possible de réactiver, chez l’un comme chez l’autre, la fièvre créatrice et l’épanouissement artistique. Au fond, n’était-ce pas ce que La La Land avait illustré de façon magistrale, clôturant son récit par un bouleversant regard croisé qui voulait tout dire ? N’est-ce pas aussi ce que Kounen suggère ici par sa scène finale, à savoir cette nouvelle représentation – triomphale – du Sacre du Printemps où la spectatrice Chanel et le chef d’orchestre Stravinsky échangent un court regard avant le début du spectacle ? Difficile de le nier. Tout comme ce parallèle assez casse-gueule sur les deux anciens amants, désormais vieillissants et isolés dans une chambre d’hôtel qui sera le lieu de leurs décès respectifs à quelques mois d’intervalle en 1971 (l’une à Paris, l’autre à New York), permet de révéler à quel point leur éveil commun à la transcendance a su porter ses fruits. Quelques photos mentales, ressurgissant à l’aube de la mort, se succèdent alors comme autant de zooms avant sur un événement micro qui aura fait naître un destin macro. Avec, en bout de course, la vision onirique de Coco qui se fantasme comme épicentre de la troupe du Sacre du Printemps, à la fois maîtresse d’elle-même et création d’un maître. Du début à la fin, tout a fait sens, dessinant le nouveau visage de l’audace et de l’inspiration d’un cinéaste qui n’avait jamais tutoyé pareil absolu.

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