César Doit Mourir

REALISATION : Paolo Taviani, Vittorio Taviani
PRODUCTION : Kaos Cinematografica srl
AVEC : Cosimo Rega, Salvatore Striano, Giovanni Arcuri, Antonio Frasca
SCENARIO : Paolo Taviani, Vittorio Taviani
PHOTOGRAPHIE : Simone Zampagni
MONTAGE : Roberto Perpignani
BANDE ORIGINALE : Giuliano Taviani, Carmelo Travia
TITRE ORIGINAL : Cesare Deve Morire
ORIGINE : Italie
GENRE : Drame, N&B, Prison
DATE DE SORTIE : 17 octobre 2012
DUREE : 1h16
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Théâtre de la prison de Rebibbia. La représentation de « Jules César » de Shakespeare s’achève sous les applaudissements. Les lumières s’éteignent sur les acteurs redevenus des détenus. Ils sont escortés et enfermés dans leur cellule. Mais qui sont ces acteurs d’un jour ? Pour quelle faute ont-ils été condamnés et comment ont-ils vécu cette expérience de création artistique en commun ? Inquiétudes, jeu, espérances… Le film suit l’élaboration de la pièce, depuis les essais et la découverte du texte, jusqu’à la représentation finale. De retour dans sa cellule, « Cassius », prisonnier depuis de nombreuses années, cherche du regard la caméra et nous dit : « Depuis que j’ai connu l’art, cette cellule est devenue une prison. »

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Il est bien loin le Padre Padrone, le « père et patron », paysan sarde qui malmenait son fils, l’entravait dans sa quête d’un monde plus grand puis s’en bouleversait, sur fond du Concerto pour clarinette de Mozart (K622). On pensait à cette magnifique Palme d’Or 1977 à chaque fois que l’on voyait un mauvais film des frères Taviani, cent soixante-deux ans à eux deux, doyens du cinéma italien que l’on croyait fatigués et qui depuis près d’une vingtaine d’années ne faisaient que décevoir (Fiorile, 1992, Le Mas des Alouettes, 2007, etc.). Lorsqu’ils ont été annoncés en Compétition Officielle à la 62e Berlinale, autant dire qu’on a eu peur d’être leurré, peur de tomber une nouvelle fois dans le panneau, d’espérer trop fort une résurrection qui ne viendrait toujours pas. En remportant l’Ours d’Or, les frères ont en même temps déjoué les pronostics pré-festival et achevé de confirmer l’engouement que leur nouveau film a suscité à sa présentation en avant-première mondiale… Pour un tandem de réalisateurs qui officie depuis près de soixante ans, César doit mourir a d’étranges airs de nouveau départ : on n’y trouve pas grand-chose de ce qui faisait depuis des années la routine du cinéma des Taviani, ni saga familiale, ni envolées mélodramatiques bien lourdes. La nature même du film est joliment ambiguë. Par des connaissances, les frères ont eu vent de pièces de théâtre jouées par les prisonniers de Rebibbia, un centre pénitencier de Rome. « Hamlet », « L’Enfer » de Dante, etc. : depuis une dizaine d’années, Fabio Cavalli fait monter les condamnés sur les planches d’un petit théâtre situé dans l’enceinte même de la prison et visité par des milliers de personnes chaque année, notamment de plus en plus de scolaires. En collaboration avec l’homme de théâtre, les cinéastes ont initié un nouveau projet annuel : une mise en scène du « Jules César » de Shakespeare, choix judicieux s’il en est. Tandis qu’un vrai casting a eu lieu dans la prison même, comme montré dans le film, ils ont demandé à Salvatore Striano, emprisonné pendant huit ans puis reconverti acteur à sa libération, de venir retrouver ses anciens codétenus pour interpréter Brutus, le rôle principal. Ainsi César doit mourir restitue-t-il, à un premier niveau, une expérience humaine passionnante que les metteurs en scène ont concouru à initier – et c’est tout à leur honneur.

Le film s’ouvre sur le point culminant de la tragédie de Shakespeare : la mort de Brutus. Le jeu sur le clair-obscur et la couleur rouge ainsi que les plans resserrés sur les visages parviennent à focaliser d’emblée notre attention uniquement sur les expressions fascinantes des comédiens et le texte de la pièce, à nous faire oublier l’importance du lieu où celle-ci est jouée. Cela ne tardera pas à nous être révélé, par des élargissements successifs du cadre : on nous dévoile d’abord un petit public, puis, clairement, le cadre de la prison. Ces « zooms-arrière » en cascade sont pour le spectateur une série de chocs : il prend un peu plus conscience à chaque instant que l’allégresse des acteurs salués par les applaudissements sera de très courte durée. Bien vite, les rires et les étreintes prennent fin, on les rappelle à l’ordre et on les ramène, en rang bien serré, dans les cellules du département « haute sécurité » de Rebibbia.

Qui est Giovanni/César ? Pour quels crimes lui et les autres ont-ils été condamnés ? Et à quelles peines ? Le film ne le cache pas. Après l’exposition, on remonte le temps de six mois et on passe au noir & blanc, les principaux prisonniers que nous suivrons pendant près de quatre-vingt-dix minutes nous sont présentés par des cartons indiquant leur nom, crime et peine de prison (de quatorze ans à la perpétuité). D’emblée, les Taviani font le choix de mettre à nu le processus qui a mené à une situation en un sens si étrange à Rebibbia : les prisonniers sont convoqués par la direction et Fabio Cavalli leur présente le nouveau projet. Le pari est plus fou encore que celui de Joseph L. Mankiewicz en 1953, lorsqu’il avait décidé de confier le rôle de Marc-Antoine à un certain Marlon Brando que personne ne croyait capable de jouer autrement qu’en grommelant, comme dans Un Tramway nommé Désir d’Elia Kazan (1951) ! Ici, on décide carrément de laisser les hommes jouer Shakespeare dans leurs dialectes respectifs. Les auditions, où les prisonniers sont filmés frontalement et où ils doivent se présenter dans deux registres radicalement différents, nous ramènent déjà à une remarque que l’on s’était faite à la sortie de Gomorra de Matteo Garrone (2008) : peut-être parce qu’ils vont chercher en eux les images de cinéma qui les ont inspirés dans leurs attitudes, leur autoreprésentation (les grands films de gangsters hollywoodiens), ces petites frappes ou ces grands mafieux italiens ont un don fascinant pour le jeu d’acteur, et plus encore quand on les laisse ainsi jouer dans leur dialecte d’origine, qui les rend plus expressifs encore.

A ce stade, César doit mourir n’est encore qu’un drôle de documentaire. Mais dès lors que les lectures de la pièce débutent, les niveaux de lecture du film apparaissent et s’entremêlent aussitôt. Entre les prisonniers en train de jouer et les sénateurs romains en train de comploter, le jeu d’échos est permanent, parfois presque étourdissant. Ce trouble est permis et accentué par le recours intelligent au noir & blanc, qui fait des condamnés des figures presque mythiques, hors du temps et donc plus ambiguës, aux statuts plus interchangeables, et de la prison de Rebibbia un espace moins nettement identifiable que si des images en couleurs étaient venues en montrer les teintes (eh non, du ciment en couleur et du ciment en noir & blanc, ça n’a pas la même allure). La musique, signée par Giuliano Taviani, le fils de Vittorio, participe elle aussi de ces fluctuations : ses mélodies mélancoliques au saxophone peuvent d’un moment à l’autre prendre un souffle autrement dramaturgique grâce à un accompagnement orchestral opulent. Peu à peu, c’est l’espace entier de la prison qui glisse vers le décor de théâtre : les séquences se déroulant dans la cour intérieure (l’assassinat de César, les discours successifs de Brutus puis de Marc-Antoine) sont les plus beaux moments de tiraillement du film, entre le souffle du texte et de son interprétation remarquable (renforcé par la beauté du noir & blanc et par la musique donc) et la réalité de l’emprisonnement des acteurs que l’on ne peut oublier lorsque les Taviani filment la scène en plongée, à travers une sorte de toit grillagé qui décourage toute tentative d’évasion.

Les liens qui s’établissent entre les différents niveaux de lecture du film ne sont pas forcément ceux que l’on attendait. Ils ne débouchent pas – ou du moins pas seulement – sur une ode à l’art comme échappatoire pour les désespérés ou comme moyen de rédemption ni sur une dramatisation nouvelle des relations entre les prisonniers. Les liens en question sont plus diffus et tiennent à des motifs, à des thématiques qui flottent dans l’air, naviguent entre la pièce et les conditions de son interprétation : la fraternité, l’envie, le regret, la douleur de l’incarcération (dans le texte de Shakespeare, Brutus aussi est en quelque sorte prisonnier, mais d’un destin qu’il s’est lui-même tracé en acceptant de participer à l’assassinat de César). Simplifié, intériorisé par chacun jusqu’au plus profond de lui-même, le texte de Shakespeare est ramené à son essence et à son universalité. La démarche, toute opposée qu’elle soit au cas d’école du Jules César de Mankiewicz qui respectait le texte d’origine à la virgule près, est puissante : à un moment, l’interprète de Cassius remplace sans s’en rendre compte « Rome » par « Naples » dans une réplique, offrant une preuve percutante de l’étroitesse du lien qui s’est établi entre les différents niveaux de l’expérience.

Ainsi César doit mourir se soustrait-il avec brio aux classifications que l’on redoutait : il n’est ni un documentaire sur une prison, ni un hommage trop sirupeux aux vertus rédemptrices de l’art, ni un nouveau produit du « cinéma direct ». Mais il arrive qu’il tombe dans d’autres pièges, ceux-là même que lui tend son parti-pris d’affranchissement des frontières. A plusieurs reprises, les personnages de Shakespeare redeviennent furtivement leurs interprètes-prisonniers, s’emportant les uns contre les autres ou réfléchissant tout haut sur leur condition. Dans ces moments situés « sur le fil », il semble que les cinéastes oublient de rendre les hommes à leur parler naturel et tiennent à maintenir un niveau de langue et une solennité peu crédibles, afin de brouiller encore un peu plus les limites entre réalité et fiction. On doute que les prisonniers se soient mués en de si éloquents orateurs grâce à un simple atelier de théâtre, et l’on ne peut donc s’empêcher de déceler ici la principale maladresse du film. Par contre, lorsque les cinéastes filment le retour total des hommes à la réalité première de leur incarcération, leur œuvre atteint ses sommets d’émotion. « Nous nous interrogeons sur le contraste entre la liberté absolue de l’acteur et la vie réprimée de l’homme reclus », avait expliqué Paolo Taviani peu avant le début du tournage. C’est cette interrogation que cristallise le moment où Cassius redevient le prisonnier Cosimo qui retourne dans sa cellule après la première de la pièce. Immobile, il regarde la caméra et nous dit : « Depuis que j’ai découvert l’art, cette cellule s’est transformée en prison. » En même temps que l’un de leurs prisonniers-sujets, ce sont les Taviani qui se dévoilent à cet instant : s’ils ne se montrent jamais dans le champ, ce sont bien eux les initiateurs du projet « Jules César », eux les cinéastes humanistes auxquels un long passage à vide n’a pas ôté la tendresse pour les opprimés.

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