Cléo de 5 à 7 : Antoine

L’analyse séquentielle : Cléo et Antoine, les amants errants

Avec Cléo de 5 à 7, Agnès Varda fait une entrée remarquée dans le mouvement de la Nouvelle Vague (même si La Pointe courte en était déjà l’annonciateur). Le film nous immerge à la manière d’un documentaire dans le Paris des années 60, une métropole au mouvement continu, un espace sonore et anxiogène dans lequel l’individu n’est jamais qu’un animal politique. La réalisatrice met en scène Cléo, une jeune chanteuse qui attend avec inquiétude les résultats d’un examen médical et nous rend palpable la crainte du cancer qui, très vite, ne quitte plus le personnage. Or, Cléo se sent vivre quand elle se reflète dans le regard des autres. Privée d’une image sociale, elle a l’impression de ne plus s’incarner aux yeux du monde. En atteste le topos du miroir intensément exploré par Agnès Varda dans le film.

Si Cléo se rassure en admirant son propre reflet – se montrant particulièrement vaniteuse – elle se laisse peu à peu imprégner de sombres présages. En faisant face à une mort possible, elle supporte de moins en moins d’être dévisagée, comme si les passants parisiens pouvaient lire ses peurs les plus atroces et percevaient en elle un corps vieillissant, c’est-à-dire déjà évanescent. C’est pourquoi la jeune femme s’isole du monde en se promenant dans le parc Montsouris. Elle y traverse un petit pont pour s’éloigner des activités ludiques puis s’arrête quelques instants pour contempler le flux de l’eau. C’est probablement la plus jolie scène du film qui s’ouvre alors, dans un cadre bucolique magnifié par le chef opérateur Jean Rabier. Cléo rencontre Antoine, un soldat étonnamment candide qui l’accoste et la pousse dans ses retranchements. Si elle se montre d’abord méfiante vis-à-vis de l’inconnu, elle accepte toutefois le dialogue et écoute attentivement ses propos. En outre, leurs situations sont assez similaires : elle craint de mourir du cancer, il redoute d’être blessé en Algérie pour une cause qu’il ne soutient pas, elle prend conscience de sa propre finitude et lui mesure les dangers imminents qui l’attendent, sa permission étant presque achevée. Cependant, chacun vit la situation différemment : elle se laisse ronger par l’anxiété tandis que lui ressent l’urgence de vivre. Alors que les déambulations de notre Narcisse au féminin ne semblent pas vouloir se transmuer en parcours initiatique, c’est donc l’arrivée de son double qui catalyse la métamorphose.

La jeunesse en errance

Après avoir rendu palpable le quotidien des parisiens, Agnès Varda nous livre un personnage atypique, Antoine, jeune soldat qui retournera bientôt en Algérie après quelques semaines de permission. On sent une volonté affirmée d’en faire un soldat lambda que rien ne prédestinait à cette épreuve. En refusant toute caractérisation précise du personnage, la réalisatrice permet aux spectateurs de s’identifier à lui aisément. Cléo de 5 à 7 serait alors l’expression d’une jeunesse qui refuse l’ordre du monde. Cela explique la structure narrative du film : une errance dans Paris qu’on suit en caméra portée, des personnages ballotés par la vie et qui, dans l’attente du prochain acte ne savent plus où se rendre. Cléo recherche la seule zone du parc Montsouris qui soit désertée par les humains. Toujours filmée en plongée, la jeune femme paraît cette fois perdue au milieu d’une végétation florissante : la caméra est positionnée derrière les branches visibles au premier plan, l’objectif s’éloigne comme pour mieux laisser le personnage respirer. L’artiste habituée aux feux des projecteurs trouve du réconfort à explorer la marge urbaine et montre un fort rejet des codes sociaux qu’elle avait pourtant l’air de vénérer. Elle qui semblait flattée d’être sifflée par de jeunes gens dans la rue, voilà qu’elle admet qu’il valait mieux singer l’ignorance, détourner le regard et s’effacer. Aussi, la guerre d’Algérie hante le film et hante la France des années 60 ; sous cette lumière on comprend qu’Antoine et Cléo sont les porte-drapeaux d’une jeunesse qui vit dans une société violente, sclérosée par des conflits géopolitiques qui la dépassent. L’avenir est gorgé d’incertitudes dont le cancer est l’image : un monstre tentaculaire qui métastase. Antoine dit d’ailleurs plus tard : « Avec moi, vous auriez toujours peur. Moi, mourir pour rien me désole. Donner sa vie à la guerre, c’est triste. J’aurais préféré mourir d’amour. » Finalement, les jeunes dépeints par Agnès Varda aspirent à l’indépendance et réclament le droit de mener une vie insouciante, sans être tenaillés par des obligations morales. Ils cherchent un sens à leur existence mais se heurtent à un monde déboussolé ; c’est pourquoi ils s’épanouissent aux marges du monde et non en son sein.

 

Le parc Montsouris : limbes ou espace idyllique ?

Grâce aux filtres verts de Jean Rabier, un parc rendu neigeux.

Sans savoir qu’il commet une bévue, Antoine fait le rapprochement ente Flore et le signe astrologique du cancer, réveillant les superstitions de la jeune femme. Par conséquent, la rencontre est placée sous le signe de la mort. En outre, le personnage vêtu de noir a traversé un pont pour pénétrer cette zone du parc abritée des regards, or les représentations des ponts symbolisent souvent le passage de la vie à la mort ou du réel au monde magique. Il semblerait ainsi que Cléo ait changé de dimension et quitté le monde réel qui l’oppressait. Agnès Varda s’est appuyée sur le travail de son chef opérateur pour renforcer l’onirisme de la scène, en effet, par l’utilisation de filtres verts et par une compréhension du noir et blanc, les surfaces vertes paraissent blanchies. Les contrastes sont ainsi renforcés et nous immergent dans un paradis maculé de blanc. Cléo serait-elle au seuil de la mort ou au contraire sur le point d’accéder à la rédemption ? Aussi, Antoine surgit du hors champ et s’approche de la chanteuse sans prévenir. On apprend bien qu’il s’agit d’un soldat en permission mais il laisse échapper peu d’informations intimes. Par son incessant monologue mais surtout sa candeur patente, il obtient un sourire de Cléo – sourire du bout des lèvres. La discussion prend un tournant inhabituel, point de badinage ou de potins citadins ; on virevolte de facéties en échappées spirituelles. Cet Antoine surgi de nulle part serait-il un envoyé des dieux ? Pourrait-on y voir un deus ex machina venu remettre Cléo sur le chemin de la vie ? Quoi qu’il en soit, il vient lutter contre les assauts de Thanatos qui ont été inspirés à Agnès Varda par Hans Baldung Grien et restaurer un certain équilibre existentiel.

Cléo et Antoine : figures doubles, figures duelles

Antoine, le soldat au sourire angélique n’est pas cadré de la mène manière que Cléo et le montage marque aussi un traitement différent. La présence d’Antoine irradie l’écran – vêtu de blanc, il fusionne avec la végétation – au contraire Cléo paraît mal-à-l’aise dans son environnement. On suit par des panoramiques la jeune femme, on l’observe de loin et en lointaine plongée. On l’épie discrètement et on a l’impression qu’elle ne sait où poser le regard. Si peu habituée à la solitude, elle ne sait comment se livrer à l’introspection et la voilà perdue visuellement au milieu des éléments naturels. Varda cherche à réveiller le spectateur comme Antoine cherche à réveiller Cléo. Le champ contre-champ est erratique car les personnages ne se font pas miroir : posture différente, valeur de plan différente, etc. Le raccord mouvement (quand Antoine lève les bras au ciel) a de quoi déstabiliser, en effet, le plan qui le suit est si court que cela crée une dissonance. Chacune des interventions d’Antoine provoque la surprise et change de l’ordinaire. La différence visuelle souligne donc son idéalisme et son atypie. Lui est filmé en gros plan et de manière frontale, elle, en plan rapproché taille et de profil. Elle est toujours dans la posture, c’est-à-dire la mise en scène de soi tandis qu’il est dans la vérité du moment (en entrant dans ce petit paradis, elle ne peut s’empêcher de se livrer à quelques pas de danse, toujours en représentation). En gros plan, son sourire et ses dents du bonheur renvoient à son idéalisme ; au contraire, Cléo se morfond telle une artiste romantique du 19e siècle. Elle est pessimiste tandis que lui accepte son destin. Elle cherche à maîtriser tous les pendants de son image tandis qu’il se montre chaque instant spontané. Le langage est pour lui ludique : il manie les jeux de mots et cherche à faire sourire ses auditeurs. Au contraire, Cléo cherche la mélopée, elle susurre, elle se contient et prend tout avec gravité.

Le parcours initiatique

Or, Antoine rappelle que le véritable prénom de Cléo est Flore (diminutif de Florence), il en appelle donc à la dualité qu’elle abrite. Son identité profonde et son image médiatique ne seraient pas en harmonie, ce qui expliquerait les tourments qu’elle traverse. Il y a la Cléo qui se voit déjà condamnée et la Cléo qui pourrait survivre ou renaître. Il y a la Cléo qui se morfond en attendant les résultats et celle qui pourrait profiter du temps qui lui reste. Antoine se fait professeur de la jeune femme : il n’a pas peur de mourir, seulement de ne pas vivre pleinement. A contrario, elle ne vit qu’à moitié et craint la mort. On devine toutefois qu’il n’en est pas l’antithèse mais correspond à la partie dissimulée de sa psyché, leur complicité finale de les unir comme alter-ego. Antoine serait donc l’inconscient refoulé de la chanteuse ; si elle aime l’art et le raffinement, on imagine qu’elle a oublié ce qui l’inspirait autrefois, son essence-même. Elle ne paraît plus en capacité de s’inspirer du monde en étant trop égocentrée. En entrant dans sa vie, son alter ego lui fait retrouver la part perdue d’elle-même. En effet, Cléo traverse une phase d’errance existentielle. On devine – mais cela demeure dans le champ du non-dit – qu’elle remet sa vie en question jusqu’à douter de ses valeurs morales. Son errance mentale se traduit donc par une errance physique, elle choisit le parc Montsouris au hasard et s’y dirige à l’instinct. La végétation ne semble pourtant pas l’apaiser, seul le personnage d’Antoine purgera ses angoisses et leur joute verbale se révèlera cathartique. Ainsi, la seule scène du film se déroulant dans un espace naturel révèle le parcours initiatique entrepris par la jeune femme. Cléo quitte ses vêtements de scène et redevient Flore, une femme de son temps qui retrouve le chemin de la communication : elle était dans un premier temps dans une posture passive, celle de la jolie poupée qu’on admire et désormais elle passe au mode actif, c’est elle qui regarde le monde.

Cléo regarde Antoine.

Cléo de 5 à 7 verbalise peu l’évolution de son (anti) héroïne mais la mise en scène du film la souligne subtilement. Si l’épanouissement de Cléo tarde, c’est qu’il lui fallait rencontrer son alter-ego, un jeune homme candide et pétulant. En réveillant son âme d’enfant, ce dernier lui permet de vivre l’instant présent plutôt que de regretter le passé et de s’inquiéter de l’avenir. En se détachant du paraître, Cléo parvient à tisser des liens forts avec un inconnu et accepte l’inattendu. De 5 à 7 désigne habituellement le moment de détente qui suit la journée de travail et qui précède le dîner ; Agnès Varda en fait un moment essentiel dans le développement spirituel de l’être, une flânerie initiatique. Cependant, c’est bien le personnage d’Antoine qui catalysera la transformation de Cléo, lui permettant d’ouvrir les yeux sur le monde et in fine, de libérer son cœur.

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