Jésus de Nazareth, le livre de Paul Verhoeven

« C’est plus difficile que ça en a l’air. Chacun y va de son coup de filet. Certains pensent même avoir réussi, mais après examen, le filet s’avère vide. Ils sont tous dans les pattes les uns des autres. Parfois ils se font des croche-pieds exprès. On devrait interdire ce sport, comme la lutte à mains nues. Des gens sont blessés, des réputations massacrées. La proie, pendant ce temps, reste évasive. Objet volant non-identifié et non-identifiable, archéoptéryx douteux. Imposture. Peut-être un tel oiseau n’existe-t-il pas. Son cri, la couleur de son plumage, toutes ces choses sont inconnues. On ne retrouve jamais ses traces. Par contre, celles de ses poursuivants sont partout. Sans cesse, ils passent et repassent en chaussures de football cloutées sur leur terrain d’enquête. Ils réduisent en boue son gazon. Seule leur chorégraphie reste lisible. »

From Hell – appendice II : Le Bal Des Chasseurs De Mouettes

En conclusion de son autopsie de Jack l’éventreur (dans From Hell, une autopsie de Jack l’éventreur), Alan Moore remettait à plat ce que le lecteur devait tirer de sa passionnante et monstrueuse œuvre. Après un premier appendice mettant en exergue le sérieux et la richesse de sa documentation, le scénariste britannique la relativisait dans le second. Le comic book que nous tenions dans les mains ne constituait pas une ultime vérité, il ne correspondait qu’à sa propre vision et interprétation des faits ; des faits anciens ayant désormais plus d’un siècle ne pouvant donc plus être constatés mais seulement étudiés par le prisme de témoignages. Si les faits pouvaient donc être écorchés, cela n’empêchait pas de tisser à leur sujet hypothèse sur hypothèse. Nous n’aurons jamais la vérité sur l’identité du tueur en série de façon avérée, quantifiée et confirmée. Les traces sont trop brouillées et refaire le match n’améliorera pas la situation. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a rien à dire sur Jack l’éventreur. Moore faisait ainsi valoir son regard d’artiste pour explorer tout ce que représente le personnage. Paul Verhoeven, quant à lui, ne revendique pas une ambition si différente lorsqu’il se consacre à l’une des figures les plus emblématiques de l’humanité : Jésus de Nazareth.

La Cène, Léonard de Vinci, 1495-1498

On pourrait évidemment rétorquer que contrairement à Jack l’éventreur, on sait très bien qui est Jésus. Enfin, le sait-on vraiment ? L’inconscient collectif s’est forgé une image du messie tenant du fantasme nourri de discours institutionnalisés et d’iconographies enflammées. Tout demeure fondé sur des textes transmis de génération en génération, déformés parfois inconsciemment parfois intentionnellement, utilisés et popularisés pour des besoins spécifiques au cours de l’Histoire. Comment changer la vision que nous avons de Jésus, inévitablement teintée de mensonges ? Si la vérité sur un homme ayant vécu un siècle plus tôt nous paraît opaque, qu’en est-il d’un individu né il y a deux millénaires ? Comme Alan Moore, Paul Verhoeven se permet un appendice explicitant sa démarche. Il y évoque l’affaire de l’évangile secret de St Marc. Il s’agit d’une découverte qui a fait controverse en affirmant que le texte connu a fait l’objet de coupes. Or, celles-ci pourraient notamment impliquer Jésus dans un rituel homosexuel. Toute l’affaire se base sur la découverte d’une lettre du IIème siècle retranscrite dans la couverture intérieur d’un livre du XVIIIème. Ce document est depuis (volontairement ?) inaccessible et les spécialistes ne peuvent que consulter des photographies prises antérieurement. Difficile en ces conditions d’attester de l’authenticité de ces propos prêtant à polémique et pouvant remettre en cause la position de l’Eglise sur une orientation sexuelle qu’elle condamne (ou fait mine de tolérer selon les propos les plus récents du pape François). La découverte tient du reflet d’un reflet. Verhoeven récapitule tous les faits autour de l’authenticité du document, en se gardant d’avoir un avis définitif sur la question. Il concluait cependant que si falsification il y a, alors celle-ci est parfaite. L’écriture et les tournures de phrase sont exemplaires, imitant au plus près le style de l’époque. Comment alors démêler le vrai du faux ? À la passivité de la foi, Paul Verhoeven invoque logiquement l’esprit critique. Refusant d’avaler sans broncher une ligne officielle, il veut confronter les sources et leurs contenus. À défaut de faire surgir la vérité, il veut en tirer une vérité qui pourrait ouvrir des perspectives au lecteur et l’éclairer sur sa propre vérité.

Ce pragmatisme de Verhoeven se traduit dans le principe de base qui guidera son entreprise : Jésus n’est pas le fils de Dieu (pas au sens littéral du terme en tout cas), il était un homme et c’est par ce point de vue que Verhoeven veut aborder toute son histoire. De l’intégralité des textes et de recherches historiques, il dégage la vision d’un Jésus révolutionnaire comme le clame une couverture le rapprochant de Che Guevara. Un homme de paix à l’éloquence rare mais luttant contre l’occupation de son pays par des forces étrangères et des institutions qui ne font rien pour changer cette situation. Bref, il remet en avant le discours d’un individu du côté des dominés alors que la religion qui en a été tiré est aujourd’hui scandée par les dominants. Là est tout l’intérêt de la démarche de Paul Verhoeven en restituant ce qu’a pu être le personnage à l’origine. Il veut redonner du sens à des textes répétés ad nauseam et auréolés d’une intouchable sanctification. C’est ainsi que Verhoeven se permet d’ailleurs de réinvestir les parties ouvertement fantastiques parmi les plus connues. Selon sa logique, le recours au surnaturel n’est pas sans raison. Il est justement là pour se détacher du réel et donc masquer des éléments gênants dans la vie de Jésus. Dans son étude, cela se pose dès le départ avec la notion d’immaculée conception.

Pour les cinéphiles, le livre peut paraître décevant car Verhoeven y parle très peu de mise en scène et laisse de minces indices sur la forme de son potentiel film (les détails sur quelques passages sont toutefois évoqués). C’est le cas de la seconde visite de Jésus à Jérusalem où son entrée modeste sur un âne serait montée en parallèle avec le faste des cérémonies officielles auxquelles prend part Ponce Pilate. C’est surtout la scène d’ouverture qui a droit à une description approfondie. Le film commence sur un crucifié. Le public pense naturellement qu’il s’agit de Jésus. La caméra recule et dévoile deux autres crucifiés à ses côtés. Cela tend à nous confirmer que c’est bel et bien Jésus. Sauf que la caméra recule encore et ce sont des dizaines, puis des centaines de crucifiés qui remplissent le cadre. La caméra panote et montre alors la ville de Sepphoris en flamme. L’armée romaine la met à sac pour réprimer le début d’une insurrection. Dans le chaos, on suit une femme qui se fait violer par un soldat. Bien sûr, cette femme est Marie. Pure provocation de la part de notre bon Paulo ? Pas vraiment. Verhoeven donne une réponse qui lui semble adéquate à la question « pourquoi la paternité de Jésus est si problématique qu’elle nécessite l’intervention d’un ange ? ». C’est un choix cohérent dans l’idée d’une remise en contexte comme lorsqu’il bouscule d’emblée la symbolique du crucifix pour la renvoyer à sa sinistre réalité (celle d’un châtiment cruel employé de manière commune). Il ne s’agit aucunement de simple obsession sexuelle. Il le signifie d’autant plus par la suite en écrivant ne pas croire à la possibilité souvent fantasmé d’une relation intime entre Jésus et Marie Madeleine. Son point de vue est que le mouvement révolutionnaire de Jésus lui sollicite trop d’énergie pour se perdre en frivolité, sans compter la promiscuité constante avec ses apôtres (nous promettant une représentation cinématographique avec le bruit et l’odeur). Le choix de Verhoeven est plus d’ordre politique et il l’affirme d’ailleurs par l’usage d’une ellipse passant du viol à un Jésus trentenaire. Ce dernier est immédiatement mis en avant en tant que produit de l’oppression.

Toutefois, plus qu’un livre théologique ou même d’Histoire, l’ouvrage de Paul Verhoeven peut se voir surtout comme un livre sur l’écriture. Tel indiqué plus haut, le réalisateur hollandais s’avance en tant que conteur. A partir de ses recherches historiques lui donnant un arrière-plan plutôt authentique, il interroge les différents textes sur le Christ. Il revient ainsi régulièrement à de pures questions narratives. Au-delà de l’ajout du fantastique mentionné, il réfléchit sur la façon dont un évangile présentera un événement par rapport à un autre. Pourquoi certains termes sont utilisés chez l’un et pas chez l’autre ? Pourquoi l’ordre des séquences est parfois altéré ? Les textes étant passés entre de multiples mains, certains passages ont été rectifiés entre chaque version. Quelles sont les motivations de ces corrections ? A tout ceci se rajoute le souci de la traduction. Il suffit qu’un mot soit interprété d’une manière erronée pour que tout le sens de la phrase soit bousculé. Verhoeven pointe chaque écart mais plus important, il va les expliquer. Il démontre l’impact de chaque choix sur le propos de l’histoire et notre perception de celle-ci. Il donne une précieuse leçon d’écriture en réaffirmant que rien n’est laissé au hasard et que tout choix a une raison d’être. Par exemple, il n’hésite pas à jauger la description de Ponce Pilate comme une décision « commerciale ». Selon les documents historiques arrivés jusqu’à nous, le gouverneur de la Judée était considéré par sa hiérarchie comme un fonctionnaire beaucoup trop zélé. Cela ne colle guère avec les évangiles qui en fait un homme magnanime contraint de plier face à la pression populaire. Mais un tel portrait a le mérite de ne pas ternir l’image des autorités romaines encore en place à l’époque, bien au contraire.

Si Verhoeven désanctifie Jésus dans le processus, il embrasse l’idée d’un homme et donc d’un être faillible avec ses paradoxes. Le principe n’est pas neuf mais Verhoeven veut l’affirmer plus ouvertement. Si Martin Scorsese avait déjà montré un Jésus en proie au doute dans La Dernière Tentation Du Christ, il déclare que le réalisateur de Taxi Driver y parle plus d’après lui de sa relation avec la religion que de Jésus lui-même ; même chose pour Mel Gibson avec La Passion Du Christ. Étonnamment, Il trouve plus de pertinence dans La Vie De Brian de Terry Jones où la comédie s’imprègne de réalités historiques comme la désorganisation des différentes factions juives. De ce fait, son agencement du récit se permet de grands écarts avec celui traditionnellement connu. Cela culmine avec l’épisode de Lazare qu’il réinvente de fond en comble. Il n’y a point de résurrection des morts dans sa vision. Extirper Lazare de la tombe est dans la lecture de Verhoeven une manière de « corriger » une anomalie du parcours de Jésus. Selon lui, Lazare fut capturé et condamné afin de forcer Jésus à se constituer prisonnier. Jésus accepte de se sacrifier et se prépare en conséquence (le passage de la Cène aurait lieu là et non pendant la Passion). Mais Lazare sera exécuté avant qu’il se rende. De cette privation du martyr, Verhoeven veut amener un Jésus se sentant bafouer dans ses convictions et changeant de mentalité.

En le voyant comme un homme, Verhoeven justifie les embarrassantes contradictions de la bible. Il montre un personnage qui n’est pas à l’abri de l’orgueil, empreint d’une certaine naïveté vis-à-vis de ses propres croyances et pouvant les faire dégénérer. Avec sa version de l’épisode de Lazare, Verhoeven déploie la transformation d’un annonciateur du royaume de Dieu en un individu se réclamant son fondateur et ne reniant plus la lutte armée. Il explique de cette manière que l’être qui appelait à tendre l’autre joue est aussi celui qui s’exclamera à « celui qui n’a pas d’épée, qu’il vende on manteau pour en acheter une ». Cela permet également à Verhoeven d’appuyer la portée politique du personnage. Face à l’image de pureté limite niaiseuse souvent véhiculée, il propose une lecture bien moins consensuelle de son discours. Prenez la maxime « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Elle est régulièrement interprétée comme une expression de conciliation entre le monde physique et spirituel, soit accepter le système d’imposition romain sans néanmoins renier sa foi. L’interprétation de Verhoeven est de nature plus anarchiste, considérant là un appel à rejeter une politique monétaire qui ne devrait aucunement être tolérée.

Radical mais mûrement réfléchi, Verhoeven offre ainsi une vision de Jésus dans laquelle ses concepts de paix et de communion entre les hommes retrouvent tous leurs sens. Il y a malheureusement peu de chance que celle-ci se concrétise un jour en un film. Sa pensée est trop anti-conventionnelle pour réussir à convaincre des financiers. Et même si c’est le cas, ça serait prendre de trop risque dans un contexte actuel où une opinion différente peut rapidement s’assimiler à une agression exigeant des représailles. En l’état, il nous reste cet ouvrage éclairant amenant à réfléchir sur la façon dont les faits peuvent être présentés, modifiés et travestis. Bref, un livre invitant à un peu d’ouverture d’esprit.

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