Mike Leigh – La Rétro

« Quelle perception de nous-mêmes avons-nous ? Que sommes-nous les uns pour les autres ? Voilà les questions – simples – que posent mes films », déclare modestement Mike Leigh. Mais la « simplicité » est un art, que le cinéaste britannique maîtrise à merveille. Bien qu’il ait tourné son premier long-métrage Bleak Moments en 1971, ce sont ses téléfilms pour Channel Four et la BBC qui forgent sa réputation (parmi lesquels Meantime, édité en dvd par MK2, qui révèle Gary Oldman), avant son retour au cinéma dix-sept ans plus tard avec High Hopes. Important sur le petit écran puis le grand les méthodes d’improvisation du théâtre expérimental dont il est issu, il décrit déjà sans fard dans l’Angleterre thatchérienne le quotidien des petites gens. Pour autant, son rattachement à l’école réaliste très anglaise n’est qu’artificiel, ne serait-ce que par les influences du surréalisme et du théâtre de l’absurde, visibles à ses débuts. Avec les années et leur lot de changements sociopolitiques au Royaume-Uni et ailleurs, sa désillusion politique et ses questionnements profonds sur la survivance des idéaux, l’absurdité de l’existence et la difficulté de vivre avec les siens l’écartent de plus en plus nettement des compatriotes cinéastes desquels on le rapprochait, principalement Ken Loach. De Cannes à Venise en passant par Locarno et Berlin, d’innombrables prix ont salué à travers ses interprètes un formidable directeur d’acteurs, mais surtout le regard unique et dérangeant, acide et acéré, de l’un des plus fins observateurs de la société britannique contemporaine – les œuvres historiques Topsy-Turvy et Vera Drake faisant figure d’exceptions dans sa filmographie, où les portraits de femmes (de Bleak Moments à Be happy) sont par ailleurs fréquents. Ceux qui l’ont cru misanthrope ou cynique, qui n’ont vu dans ses films que noirceur et réalisme sordide, n’ont pas reconnu dans sa tendre et cruelle ironie la pudeur d’un authentique humaniste. Another Year, injustement ignoré du jury de Cannes 2010 alors qu’il y était le favori de la presse internationale, en apporte une nouvelle preuve, peut-être la plus belle de toutes.

Bleak Moments
High Hopes
Life Is Sweet
Naked
Secrets Et Mensonges
Deux Filles D’Aujourd’hui
Topsy-Turvy
All Or Nothing
Vera Drake
Be Happy
Another Year

BLEAK MOMENTS
Royaume-Uni – 1972 – 1h41 – Léopard d’Or, Locarno 1972

L’œuvre cinématographique de Mike Leigh s’ouvre dans une banlieue anonyme du sud de Londres, dont il filme rarement les rues pavillonnaires en plan large mais presque uniquement les intérieurs sombres, reflets des existences confinées, insulaires de ses personnages. Parmi ceux-ci, Hilda (Sarah Stephenson) est évidemment isolée en raison de son handicap. Mais cette barrière manifeste sera vite à relativiser, puisque les autres personnages du film s’avèreront tout aussi incapables de s’exprimer et ainsi isolés les uns des autres. Tous paraissent à la fois en quête de compagnie et murés en eux-mêmes. Pour eux, la communication semble toujours tourner court et les choses ne pas aller comme elles le devraient. On pense ainsi aux tentatives désespérées du personnage central de Sylvia (Anne Raitt) de tisser des liens avec les autres et de jouer les hôtesses, contrées par son urgence déplacée lorsqu’elle offre à ses invités des noix (sic) et par les horribles échecs de ses interlocuteurs lorsque ceux-ci essaient d’engager une conversation.

Choisir de ne mettre en scène que des « handicapés de la communication » et les regarder se débattre pourrait paraître cruel, et l’on note ainsi que cette ambiguïté du regard que Leigh pose sur ses personnages est présente dès son premier film. Mais il suffit de prêter attention à la forme du film pour réaliser que ce sont eux, les personnages, tels qu’ils sont, qui font le film. Leurs visages, leurs gestes, leurs silences gênés tissent la trame de l’histoire et résument celle-ci à quelques tentatives d’approche, saisies à fleur de peau, avec une intensité peu commune. Leigh observe des hommes et des femmes qui finissent par ne plus rien avoir à dire, tant ils ignorent comment le dire, mais il ne rattache son propos à aucun cadre géopolitique, bannissant du cadre tout élément d’ancrage. Comme si, à la manière de Sylvia et son prétendant maladroit discutant de communication tout en peinant à en développer une, il théorisait sa vision de l’humanité avant de la réinvestir, plus tard au cours de sa carrière, dans des œuvres moins radicales, assurément plus plaisantes. Ici, on peine à trouver les lignes de fuite qui feront tout le souffle de ses films postérieurs et permettront au spectateur de s’approprier si aisément ces derniers. Malgré tout, il y a un certain humour dans l’œil bleu de Sylvia, femme solide, pivot du film, qui demande toujours plus à la vie et refuse de céder au malheur…

 

HIGH HOPES
Royaume-Uni – 1988 – 1h42 – Prix de la critique internationale, Venise 1988

C’est après plus de quatorze années passées à réaliser des films pour la télévision que Mike Leigh revient enfin au cinéma, étant parvenu à retrouver chez Channel 4 la confiance de producteurs qui l’aident à financer un deuxième long-métrage, sorti en 1988 et salué à la Mostra de Venise, High Hopes. Tout est dans le titre, semble-t-il : le nouveau départ du cinéaste qui ne s’arrêtera plus, désormais, de tourner, mais également ces « grands espoirs », ces idéaux politiques et sociaux des personnages du film. Leigh observe ces derniers dans leurs tentatives de dépasser leur condition, de toucher à ces buts matériels qu’ils se fixent ou simplement de sentir encore prégnantes en eux les idées qui les ont animés dans un temps plus ou moins reculé. Il y a d’abord Cyril et Shirley (Ruth Sheen), un couple de baba-cools vivant dans le culte de Marx. Puis, Valerie, la sœur de Cyril, et son mari Martin, qui cherchent vainement à s’élever dans l’échelle sociale. Enfin, Laetitia (Lesley Manville) et Rupert Boothe-Braine, de nouveaux riches investissant le quartier londonien jadis populaire où Mrs Bender (Edna Doré), la mère de Cyril et Valerie, vit dans le dernier council flat du coin – l’équivalent britannique des HLM français. Délaissée par les siens, la vieille dame silencieuse paraît observer d’un œil amer, désabusé, cet entourage qui stagne ou, au contraire, s’agite.

La caractérisation du langage des personnages, celle de leurs tenues vestimentaires et la manière dont le groupe étrange qu’ils forment à certains moments du film est mis en scène en un même plan large ou en un jeu de champ-contrechamp frappant dénotent la volonté de Leigh de souligner les contrastes socioculturels de ces figures typiques de l’Angleterre des années 1980. Cette chronique amusante de trois couples londoniens incroyablement distincts, où les répliques cinglantes et les jeux de mots décapants fusent, où l’ironie désabusée des uns se frotte à l’hystérie des autres, apparaît, sous des dessous chatoyants, comme l’un des films les plus grinçants envers le régime politique de Margaret Thatcher. En cela, High Hopes est un opus clé de Leigh, puisque le cinéaste y exprime explicitement la désillusion politique qui hantera le fond de ses réalisations futures, notamment d’Another Year où Ruth Sheen paraîtra reprendre son personnage de Shirley, avec vingt ans de plus. Comme le remarque Cyril dans un de ses accès de désespoir, la famille n’est même plus un cocon protecteur, elle est elle-même traversée par cet individualisme thatchérien qui s’exprime sans détour dans certaines répliques de Valerie ou des horribles Boothe-Braine (« A place for everyone, but everyone in his place »). Comme plus tard dans Secrets et Mensonges ou encore Another Year, c’est lors d’un repas familial que tout déraille : ici, les conventions sociales sont si exacerbées que toute leur absurdité nous éclate au visage en même temps que le groupe factice se dissout définitivement. Ne reste alors, nous dit Leigh, que la précarité d’un chez-soi que l’on se reforme tant bien que mal, et sa propre capacité d’émerveillement face à des choses simples de la vie : « This is the top of the world » dit Mrs Bender en voyant, depuis le toit-terrasse de son fils, les trains partir des gares de King’s Cross et St Pancras.

LIFE IS SWEET
Royaume-Uni – 1990 – 1h43

Portrait d’une famille habitant un modeste pavillon dans une quelconque banlieue anglaise. Wendy (Alison Steadman), la mère, tente de faire face avec un optimisme inébranlable à l’inertie de son mari (Jim Broadbent), cuisinier sans ambition, aux allures de garçon manqué de leur fille Natalie (Claire Skinner) et à l’agressivité de sa jumelle Nicola (Jane Horrocks). Celle-ci en particulier retient notre attention, personnage nihiliste comme on en retrouvera bien d’autres dans l’œuvre de Mike Leigh, constamment énervée, sur la défensive, se sentant agressée en permanence, même par ses plus proches parents. D’ailleurs elle ne fréquente plus qu’eux, perdue dans ses choix d’orientation face à une jumelle qui a trouvé sa voie, toute étonnante qu’elle soit – elle est chauffagiste. Nicola a cessé de voir ses amis et refuse même de faire autre chose que de s’envoyer rapidement en l’air avec son copain (David Thewlis, qui paraît mettre au point ici son ironie acerbe en préparation de son rôle phare dans Naked). Cloîtrée en permanence chez elle, elle s’enferme ainsi dans l’espace même qu’elle ne cesse de critiquer (son père est un Tory, un machiste ou un fasciste selon le sujet sur lequel il la vexe, et même sa mère est misogyne !) et, par son irascibilité constante, de menacer dans son équilibre : la cellule familiale.

Dans ce film qui annonce All or nothing ou Another Year – bien qu’il soit moins poussé que ceux-ci sur le plan émotionnel, Leigh n’a pas besoin de chercher le drame à tout prix : les enjeux n’ont l’air de rien, et pourtant ils sont là, énormes. Car si les barrières à franchir sont intérieures à chacun des protagonistes, elles entravent tout épanouissement de ce cercle de retranchement que le cinéaste évoque tristement dans plusieurs de ses films comme dernier ressort contre l’adversité d’un monde vidé d’autres refuges collectifs : la famille. Avant d’aller se battre là dehors (« fighting out there » entend-t-on souvent dans le film), encore faut-il aménager ou réparer son cocon. En bon réaliste, en observateur précis et attentif, Leigh se refuse à nous laisser dans l’illusion que ce processus, même de petite échelle, pourra aboutir à un équilibre parfait. Il faudra du temps pour que ces jumelles se ré-apprivoisent (leurs scènes de vague complicité sont très belles), Nicola ne supportera peut-être jamais le rire aigu de sa mère (on la comprend) et Aubrey (Timothy Spall), l’ami ridicule de la famille qui tente en vain d’ouvrir un restaurant français, le « Regret Rien » (d’après Edith Piaf, mais avec une mauvaise orthographe !), est abandonné dès lors qu’il menace de foutre en l’air, par quelque excès d’un soir, les efforts de réconciliation familiale. Mais nous saisissons nous-même le chemin parcouru lorsque, au bout de 90 minutes de métrage pleines d’humour mais également et surtout de tendresse et de compassion, ces odieux laissés-pour-compte de la société thatchérienne, confinés dans un univers mesquin et hideux, nous deviennent attachants. On ne s’est rendu compte de rien ou presque et, pourtant, on ressort du film transporté.

NAKED
Royaume-Uni – 1993 – 2h11 – Prix de la mise en scène et prix d’interprétation masculine pour David Thewlis, Cannes 1993

Au Festival de Cannes en 1993, le jury présidé par Louis Malle donne un joli coup de pouce à Mike Leigh en récompensant doublement son film Naked, il est vrai l’un de ses plus importants, en ce que le cinéaste y pousse plus loin que jamais la noirceur qui sous-tend l’ensemble de son œuvre – jusque dans les versants comiques de celle-ci. Leigh a dès lors la notoriété qu’il mérite, fort d’un succès à la fois public et critique. Il donne ici à David Thewlis ce qui demeure – et de loin – son plus grand rôle : celui de Johnny, la trentaine, sans attache, qui arrive de Manchester – où il fuit les représailles de celle qu’il a violée dans une impasse – à Londres et s’installe chez son amie Louise (Lesley Sharp). Intarissable moqueur, insupportable moulin à paroles, théoricien de génie, il délaisse vite le foyer que Louise partage avec l’instable Sophie (Katrin Cartlidge) et Sandra (Claire Skinner, la Natalie de Life is Sweet), infirmière pour une ONG, pour une errance dépressive en forme de descente aux enfers dans un Londres nocturne et glacial que les choix de décors et les partis-pris de mise en scène de Leigh parviennent une fois encore à rendre étrange, inédit en quelque sorte. Les rencontres qu’il y fait, avec des personnages cocasses, inquiets, désespérés ou violents, sont sujettes à des improvisations frénétiques (une spécialité du directeur d’acteurs qu’est Leigh) ou à des envolées tragi-comiques. Ces figures secondaires, que Johnny n’épargne pas de ses sarcasmes, n’ont jamais prise sur lui, pas plus qu’il n’a prise sur les espaces qu’il traverse.

Clochard philosophe, désabusé et cynique, il écume les bas quartiers en quête d’une introuvable raison de vivre dans un monde indifférent, vide et angoissant. Images charbonneuses aux couleurs délavées, décors cradingues, acteurs déglingués, dialogues incisifs : tout, dans ce film d’une noirceur extrême, désespéré, tendre et pathétique, traduit le malaise du personnage. On en oublierait presque que le film est bel et bien construit autour de deux personnages. L’autre, c’est Jeremy (Greg Crutwell), figure particulièrement écœurante de l’arrivisme d’une certaine bourgeoisie britannique, produit décomplexé des années Thatcher détaxées. Mais plutôt qu’une dualité, plutôt que d’accorder une attention égale aux personnages, Leigh préfère une polarité. Il donne ainsi nettement moins d’attention à Jeremy, parfait salop dont il rappelle l’existence par de courtes scènes, qu’à Johnny, blessant mais sensible, dont le discours sur le monde paraît englober, dans son désespoir, le révulsant Jeremy. Tous deux incarnent une même violence, symptomatique d’une trop grande conscience de l’absurdité de l’être, mais ils le font de manière opposée, tels deux pôles qui s’attirent puis se rejettent : Jeremy projette le plus poliment du monde sa violence sur les autres, lorsqu’il ne cède pas à des penchants sadomasochistes donnant lieu à des scènes dérangeantes, toujours à la limite du burlesque ; Johnny encaisse quant à lui la violence des autres dans un geste autodestructeur. Sans se départir d’un certain réalisme, Leigh parvient à mettre en scène un ange de l’Apocalypse qui, en tendant un miroir aux autres et à leur instabilité, leur violence, se fait le réceptacle de la manifestation de celle-ci, et continue de se trainer, même après s’être cogné à son propre reflet.

SECRETS ET MENSONGES
Secrets and Lies – Royaume-Uni – 1996 – 2h15 – Palme d’Or et Prix d’interprétation féminine pour Brenda Blethyn, Cannes 1996

Une ouvrière blanche se découvre une fille noire, brillante, dynamique et d’un milieu aisé. Mike Leigh ne surligne en rien les enjeux dramatiques, préférant comme à son habitude tirer des rapports sociaux et affectifs entre personnages un propos d’un ordre supérieur sur l’humanité et sa persistance au-delà de l’hypocrisie quotidienne, des secrets et des mensonges. Palme d’Or 1996.

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DEUX FILLES D’AUJOURD’HUI
Career Girls – Royaume-Uni/France – 1997 – 1h27

Après le magnifique Secrets et Mensonges, il semble que Mike Leigh ait voulu se remettre de ses émotions cannoises et signer ainsi une comédie plus légère que ce qu’il a l’habitude de mettre en scène. Deux Filles d’aujourd’hui sort un an après le précédent opus, un record de rapidité pour le cinéaste ! Il s’agit également, avec Life is sweet (1990), du seul film de Leigh à n’avoir pas été présenté – et à fortiori récompensé – dans un grand festival. L’histoire, de fait, frappe moins que ce à quoi Leigh avait accoutumé son public depuis quelques films : deux amies se retrouvent l’espace d’un week-end, à Londres. Six ans plus tôt, alors étudiantes, elles partageaient le même appartement. Depuis, elles se sont perdues de vue. Annie (Lynda Steadman) découvre la nouvelle vie d’Hannah (Katrin Cartlidge, la Sophie de Naked), devenue cadre dans une entreprise, et l’accompagne dans ses visites d’appartements. Les souvenirs remontent à la surface : leur première rencontre, les allergies d’Annie, leur amitié avec Ricky (Mark Benton), un obèse complexé, boulimique, étudiant en psychologie comme Annie, et qui a disparu après lui avoir déclaré son amour. Elles rencontrent Adrian (Joe Tucker), un ancien petit ami devenu agent immobilier, et qui ne reconnaît même pas Annie…

La construction du film en flashbacks entrecoupant le week-end londonien est simple au premier abord mais inédite chez Leigh. D’emblée, il montre sa capacité à en tirer un potentiel dramatique : on perçoit un malaise chez Annie vis-à-vis de Hannah lorsqu’elle la retrouve ; or les souvenirs nous éclairent et viennent épaissir les séquences de simple conversation au présent d’enjeux psychologiques intéressants : on découvre qu’Annie, couverte de plaques sur le visage, a toujours été intimidée par l’assurance tapageuse de Hannah. Les plaques ont disparu, pas le complexe. Plus subtilement, il s’avérera que la répartie cinglante de Hannah (Katrin Cartlidge prolonge un peu, dans un versant féminin, la figure de Johnny dans Naked), qui donne lieu à d’irrésistibles répliques (lorsqu’elle découvre la vue d’un appartement qu’elle visite : « Par temps clair on peut voir la lutte des classes ! ») est en fait la seule et unique arme défensive qu’il lui reste pour affronter la vie, elle qui a dû prendre en charge, seule et dès son plus jeune âge, une mère alcoolique.

Au fil de conversations où elles se dévoilent progressivement l’une à l’autre autant qu’à nous-même, ces « career girls » (c’est le titre original) prennent la mesure du temps passé, réalisant ce qui a perduré ou irréversiblement changé en elles et dans leur relation. Dans les flashbacks, et notamment cet étonnant dîner où Hannah, Annie et Ricky tentent de « se psychanalyser » les uns les autres sans que chacun se rende compte de la portée de ses paroles, les personnages sont bourrés de tics dénotant leur malaise, pour ne pas dire un mal-être profond (on repense énormément à Bleak Moments, le premier film de Leigh) qui semble être toujours présent dans les scènes au présent, simplement mieux dissimulé par les héroïnes… Prouvant à nouveau l’extrême attention avec laquelle il dirige ses acteurs, Mike Leigh signe là une œuvre sobre et intimiste. On regrette énormément que, dans un dernier temps, les coïncidences se multiplient – au point de faire croire les personnages eux-mêmes à un enchantement! – pour faire glisser le récit intimiste vers un schéma confrontant les archétypes afin de livrer un propos politique convenu qui ne fait qu’enfoncer des portes ouvertes. Oui le néolibéralisme de la décennie Thatcher n’a pas produit que des « career girls » (toutes désabusées qu’elles soient) et en a laissé plus d’un sur le carreau ! Heureusement que le tout se clôt joliment, nous laissant du baume au cœur en préconisant une tendre ironie comme remède à l’amertume.

TOPSY-TURVY
Royaume-Uni – 2000 – 2h34 – Coupe Volpi du meilleur acteur pour Jim Broadbent, Venise 1999 – Meilleurs maquillages et costumes, Oscars 2000

Londres dans les années 1880. W.S. Gilbert et Arthur Sullivan, dont les opérettes n’ont jamais connu d’échec, sont les maîtres incontestés du théâtre musical dans l’ensemble du monde anglo-saxon. Mais leur dernière pièce reçoit un accueil mitigé de la part de la critique et du public. Découragé, Sullivan (Allan Corduner) souhaite désormais se consacrer à la musique « sérieuse ». Gilbert (Jim Broadbent) doit, lui, absolument trouver une nouvelle idée pour le directeur du Savoy Theater avant que sa carrière ne soit ruinée… Mike Leigh s’essaye pour la première fois au film en costumes dans la plus pure tradition britannique. Ou presque, puisque c’est sans surprise qu’il s’approprie le genre. En ce duo que forment le compositeur et le dramaturge, il trouve des alter-egos qui lui permettent d’évoquer le processus de création, les motivations et les doutes de l’artiste. Plus de 2h30 durant, on suit les protagonistes presque uniquement en intérieurs : dans leurs couples comme au théâtre, la routine est installée, et l’inspiration, quand elle est là, vient des liens interpersonnels ou de la visite d’une exposition folklorique japonaise. On note que l’unique scène en extérieurs, où Gilbert fuit le théâtre pendant une représentation dans les ruelles sombres de Londres, est aussi pittoresque que le reste, comme si la maîtrise et la stylisation artistiques propres à l’espace théâtral débordaient des limites de ce dernier.

On regrette néanmoins que Leigh ne creuse pas davantage cette thématique de la création et de son rapport au réel. Peut-être le film peut-il être vu lui-même comme la mise en abyme des récits farfelus de Gilbert (« topsy turvy » signifie « sans queue ni tête »). Mais il manque en tout cas de rigueur ou de jusqu’au-boutisme dans ses partis-pris narratifs. Le trop grand nombre de personnages en présence ou encore les étapes menant à l’émergence d’un nouveau projet artistique qui les fédère imposent au film un découpage haché qui se soumet à l’action pure au lieu de nous laisser le temps de faire connaissance, comme dans les meilleurs films du cinéaste, avec des personnages et de (tenter de) saisir leur complexité. Reste que les costumes et décors éblouissants ainsi que les projecteurs imposent une apparence et une personnalité qui se transforment une fois les avatars tombés. Un personnage change du tout au tout entre la scène et les coulisses. On retrouve alors ces masques qui tombent toujours chez Leigh pour laisser apparaître une vérité qui, quelle qu’elle soit, nous touche. La fin, où le personnage de Shirley Henderson (la Mimi-Geignarde d’Harry Potter) est laissé seul sur scène, au milieu d’un numéro, après qu’on l’a vu plein d’espoirs blessés dans sa loge, est riche de sens : compassion vis-à-vis d’une héroïne coupée des autres (dix ans avant la Mary d’Another Year) et tout à la fois célébration de la création artistique comme échappatoire aux maux de l’existence quotidienne.

ALL OR NOTHING
Royaume-Uni – 2002 – 2h08 – Compétition officielle, Cannes 2002

Après une incursion dans la fresque historique avec le surprenant Topsy-Turvy, Leigh revient à la chronique sociale du quotidien de ses compatriotes qui a fait sa renommée. All or nothing est présenté en compétition au festival de Cannes en 2002 et salué par la presse, notamment pour les prestations admirables de ses comédiens, mais repart bredouille de la Croisette comme, plus tard et plus injustement encore, Another Year. Dans ce qui semble être le parfait opposé du Londres que l’on a l’habitude de voir au cinéma, le cinéaste met en scène une galerie de personnages qu’interprètent quelques uns de ses comédiens fétiches : Timothy Spall, Lesley Manville, Ruth Sheen, Sally Hawkins, etc. Tous se croisent jour après jour dans la cour de leur immeuble de banlieue. Les temps sont durs et chacun encaisse comme il peut, un tel en s’enfermant dans le mutisme voire l’apathie, tel autre en explosant sans cesse de manière tonitruante. La faute, peut-être, à l’impossibilité d’un intermédiaire entre ces deux états radicalement opposés. Peu à peu, on finit par saisir que si les personnages se répandent sans cesse en insultes, même vis-à-vis de leurs plus proches parents, ou se résignent à fuir toute vraie discussion, c’est parce qu’ils ne savent fonctionner autrement et trouver les mots justes pour exprimer leurs sentiments. On retrouve ici l’un des grands thèmes du cinéma de Leigh : cette impossibilité des individus à communiquer que déterminent largement des facteurs sociaux. Ici, cette incommunicabilité ne se manifeste plus dans des tics incessants ou de longues plages de silence comme dans Bleak Moments ou Deux Filles d’aujourd’hui mais par la parole elle-même, maladroite et violente.

L’échappatoire est ainsi dans ces parenthèses calmes qui ponctuent le film, et qui sont autant de reprises de souffle salvatrices pour celui-ci comme pour les personnages : ce moment où Rachel (Alison Garland) se coupe du monde et des difficultés familiales par la lecture d’un roman, celui où Maureen (Ruth Sheen) interprète avec passion une chanson au karaoké, cette fuite de Phil (Timothy Spall) au bord de mer. Pendant ce temps, un évènement dramatique survient. Et lorsque Penny (Lesley Manville) demandera à son mari la raison de cette absence mystérieuse, celui-ci ne saura répondre autre chose que « Je n’en pouvais plus… De tout ». Il aurait certainement voulu dire « De la vie ». Une vie d’urgence quotidienne, un perpétuel entre-choc d’égos blessés, de non-dits pesants, et pas une vie d’amour. Car au-delà du marasme qui semble constituer le gros de son film pour qui ne cherche jamais à percevoir la signification d’actes ou de non-actes, Leigh ne pose pas d’autre question que celle-ci : « Comment vais-je bien pouvoir t’aimer ? ». De l’attention humaniste qu’il porte à la description des rapports entre personnages et à leurs caractéristiques sociales, Leigh tire ici plus que jamais auparavant une matière moins organique, d’un ordre supérieur, qui donne le sentiment de toucher du doigt une vérité profonde des rapports humains. Le tout est d’une précision, d’une sagesse et finalement d’une beauté qui laissent bouche bée.

VERA DRAKE
Royaume-Uni/France – 2005 – 2h15 – Lion d’Or et Coupe Volpi de la meilleure actrice pour Imelda Staunton, Venise 2004 – 3 BAFTA, 5 British Independent Film Awards

Vera Drake sourit sans cesse, même dans le Londres misérable des années 1950, encore hanté par le démon de la guerre, même aux hommes les moins affables. Ses « dear » mille fois répétés ressemblent aux « sweatheart » de l’héroïne de Secrets et Mensonges mais Vera a assurément plus d’aplomb que Cynthia. Son quotidien, dont la narration et le montage de la première demi-heure du film suffisent à nous dire à quel point il est réglé, semble lui convenir parfaitement. Qu’elle cuisine pour son mari et ses deux grands enfants, qu’elle rende visite à sa mère grabataire, qu’elle astique les meubles des bourgeois qui l’emploient et la regardent à peine ou qu’elle croise quelque voisin morose, elle chantonne sans cesse et propose du thé à tout-va. Au détour d’une scène, on s’en rend à peine compte, mais l’eau qu’elle fait chauffer dans une cuisine sombre ne finira pas dans une théière mais, une fois du savon dissout dedans, dans le ventre d’une femme suppliante et terrifiée qui implore son aide. Vera est avorteuse. Ce qu’elle fait est illégal mais elle le fait quand même, sans rien demander, simplement pour aider qui le lui demande, par l’intermédiaire de son amie d’enfance Lily (Ruth Sheen). Elle n’est pas naïve mais, en bonne héroïne flaubertienne (comme dans Un Cœur simple), elle le paraît à force de bonté et en comparaison avec les bassesses des hypocrites et des puissants.

Lorsque, suite à l’hospitalisation de l’une des femmes qu’elle a « aidées » (le terme fait débat dans le film, il correspond en tout cas à l’intention de l’héroïne), Vera est arrêtée par la police en pleine célébration des fiançailles de sa fille, les enjeux se superposent et l’intensité émotionnelle atteint des sommets dont Leigh a le secret. C’est à ce moment précis qu’Imelda Staunton a dû remporter son prix d’interprétation à Venise. Les méthodes de direction d’acteurs et de tournage de Leigh donnent de pareils moments de cinéma, inoubliables : l’actrice, non informée du coup de théâtre, découvre en même temps que son personnage et manifeste par l’écroulement progressif d’un sourire celui d’un monde jusque-là réglé, baigné dans la bonté et l’entraide qui sont vues, par d’autres, comme un crime. Dès lors, le film se maintient à un degré d’émotion admirable mais manque peut-être un peu, par moments, de confrontation des points de vue, d’élargissement de son champ d’observation des émotions aux personnages qui font face à cette héroïne dont il suit la trajectoire avec compassion. Reste que les séquences de procès – où derrière chaque tressaillement du visage de Vera/Imelda, Leigh et nous-même percevons une humanité blessée sur laquelle les juges ferment obstinément les yeux – expriment après tout à juste titre l’hypocrisie de toute société qui édicte des lois que les déshérités subissent et que les puissants déjouent.

BE HAPPY
Happy-go-lucky – Royaume-Uni – 2008 – 1h58 – Ours d’Argent de la meilleure actrice pour Sally Hawkins, Berlin 2008 – Meilleure actrice dans une comédie, Golden Globes 2009

Poppy est une grande bringue enjouée, un véritable moulin à paroles et à bonne humeur, les fringues toujours bariolées de couleurs vives, sans arrêt la blague au bord des lèvres, qui pouffe même quand on lui vole le vélo avec lequel elle a l’habitude de se déplacer dans Londres. Au cours du premier quart d’heure de Be happy, les scénettes s’enchaînent et nous la font suivre chez un libraire ténébreux auquel elle tente en vain d’arracher un sourire, en soirée avec sa colocataire Zoé, sa sœur cadette et d’autres amies ou en train de rassembler de vieux papiers colorés pour se fabriquer, sans raison apparente, un chapeau en forme de tête d’oiseau ! Qui a déjà vu Sally Hawkins en ado quasi nymphomane dans All or nothing ou en bourgeoise rendue presque folle par son viol dans Vera Drake réalise à quel point elle livre ici une performance admirable, qui méritait les récompenses prestigieuses qu’elle lui a offertes. Le tout nous amuse par la verve des dialogues à l’accent cockney ou les mimiques incessantes de l’héroïne mais nous laisse perplexe : où Mike Leigh veut-il en venir ? On découvre alors que Poppy est institutrice et qu’elle tente de communiquer sa joie de vivre autant à ses tout jeunes élèves qu’à son entourage, un peu comme Vera Drake le faisait pour son entourage familial comme pour les femmes qu’elle aidait clandestinement à avorter. Pour autant, l’attitude uniformément positive de l’héroïne finit à la longue par crisper, ses rires incessants par agacer tant ils semblent, parfois, être en décalage avec la situation qu’ils tentent de détendre.

Le film a des airs de fable naïve que l’injonction du titre français Be happy ne fait que renforcer, signe assez désolant que les distributeurs veulent trouver un équivalent british à notre Amélie Poulain nationale. De fait, le caractère de Poppy semble souvent dicter au film sa forme, sa bande-son enjouée, sa lumière chaleureuse, ses décors colorés. Pour autant, le plus intéressant paraît se situer précisément dans les moments où la « positive attitude » de la jeune femme se voit remise en question, se heurtant à des malheureux qui se détestent trop eux-mêmes pour pouvoir aimer les autres. Scott, le moniteur d’auto-école de Poppy (remarquable Eddie Marsan), paraît carrément être son double inversé, comme Jeremy l’était pour Johnny dans Naked. Malade de solitude, pétri d’angoisse, rendu limite raciste par sa paranoïa, martelant des formules satanistes comme repères dans le véhicule et dans la vie, Scott est l’antithèse des attributs que personnifie Poppy : compassion, ouverture, humour, joie. C’est finalement dans ces failles apparemment bénignes du « Poppy-system » que s’engouffre toute l’acuité du regard de Leigh et que réside toute la liberté de jugement que le réalisateur nous laisse à nous, spectateurs. Ce système, Poppy se le construit comme un ensemble de balises sur le chemin vers autrui. Réel bloc de bonté, son insouciance (le titre original Happy-go-lucky est un adjectif plutôt péjoratif signifiant insouciant) lui rend plus difficile qu’à nous de prendre conscience de ses limites. Cette longueur d’avance que Leigh nous donne par rapport à son personnage nous le fait finalement observer à égalité avec les frustres et les violents, comme une figure parmi d’autres au sein de cette grande comédie humaine que le cinéaste construit patiemment film après film, portrait après portrait.

ANOTHER YEAR
Royaume-Uni – 2010 – 2h09 – Compétition officielle, Cannes 2010

Au fil des saisons, Leigh observe de son regard perçant les liens humains et leur mise à l’épreuve. Plus que jamais, son cinéma est celui du non-évènement mais, plus que jamais, on est suspendu aux gestes des personnages. Car sous les dialogues drôles ou embarrassés, sous les silences, Leigh saisit comme personne un monde de sentiments. C’est là son plus beau film.

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