Quoi ?

REALISATION : Roman Polanski
PRODUCTION : Compagnia Cinematografica Champion, Dieter Geissler Filmproduktion, Les Films Concordia
AVEC : Sydne Rome, Marcello Mastroianni, Hugh Griffith, Guido Alberti, Romolo Valli, Gianfranco Piancentini, Roger Middleton, Roman Polanski, Henning Schlüter, Carlo Delle Piane
SCENARIO : Gérard Brach, Roman Polanski
PHOTOGRAPHIE : Marcello Gatti, Giuseppe Ruzzolini
MONTAGE : Alastair McIntyre
BANDE ORIGINALE : Claudio Gizzi
ORIGINE : Allemagne, France, Italie
TITRE ORIGINAL : Che ?
GENRE : Comédie
DATE DE SORTIE : 22 mars 1973
DUREE : 1h53
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Lors d’un voyage en stop à travers l’Italie, Nancy, une jeune Américaine, manque de se faire violer. Pour échapper à ses agresseurs, elle se réfugie dans la villa du riche Joseph Noblart, où on la prend pour une invitée. Autour de Noblart, vieillard à l’agonie, s’est agglutinée une bande de pervers bizarroïdes qui s’adonnent aux plaisirs du sexe. Parmi eux, Alex, neveu du maître de maison et ancien maquereau, dont la libido ne s’éveille que quand il se roule dans une peau de tigre. Il espionne Nancy dans sa chambre à travers un trou dans le mur. Le lendemain de son arrivée, Nancy est visitée par des fantasmes récurrents…

C’est le film « oublié » de Roman Polanski. Celui que l’on ne cite jamais par désintérêt ou par honte, et que son auteur considère – à tort – comme raté. Or, c’est du Polanski 100% pur jus, doublé d’un sacré ovni libertaire et libidineux. Prêts à rentrer dans le terrier du lapin blanc ?

En ce moment, l’actualité sur Roman Polanski bat son plein. Pas seulement à cause de l’énième épisode de cette sitcom médiatique autour de ses affaires judiciaires (on s’en fout totalement), mais surtout en raison d’un nouveau film (J’accuse), lauréat du Grand Prix à la dernière Mostra de Venise, qui semble davantage relié à ses fresques académiques (Tess, Le Pianiste). L’occasion de se rappeler l’autre versant du cinéaste, bien plus tordu et stimulant, celui où la folie et l’absurde se mettent soudain à réordonner la marche du monde. Et aussi qu’en la matière, il y a un film dans sa filmographie qui fait encore office de « vilain petit canard », comme s’il fallait éviter d’en parler (au mieux) ou le laisser sombrer dans l’oubli (au pire). À revoir aujourd’hui Quoi ?, on serait a priori tenté d’accorder du crédit à cette confidentialité : le résultat n’est pas juste la seule pure comédie de Polanski (si l’on met de côté le récent Carnage), mais surtout une curiosité trash et maboul qui enfile les situations perverses et libidineuses comme des perles – pas de quoi espérer polir l’image déjà bien esquintée de son cinéaste. On serait même tenté d’y voir une connexion avec la parenthèse kamikaze de Jean-Jacques Annaud sur Sa majesté Minor, et on aurait raison, puisque ces deux ovnis filmiques ont en commun le même scénariste (Gérard Brach). C’est toutefois cette folie libertaire (libertine ?) et ce goût de l’absurde qui rendent ce film profondément jouissif, comme un revival d’une époque légère où les mœurs et les tabous se laissaient touiller et bouillir dans la même marmite. D’autant que Polanski, alors désireux de tourner un film plus léger à tendance érotique, sautait à pieds joints dans une vision ludique et barrée de la sexualité sur fond de dolce vita, comme si cela devait constituer une sorte de « refuge » après l’assassinat de sa femme Sharon Tate en 1969 et le tournage infernal de Macbeth en 1971. Au départ, un exutoire, donc. Et quoi à l’arrivée ? Un truc zarbi où la réponse vient avant la question. Quoi ? Oui, voilà, c’est ça.

Le point de départ de l’intrigue donne déjà le ton du degré de perversité hilarante que Polanski va déployer jusqu’au bout. Nancy (Sydne Rome), une jeune Américaine naïve et souriante, est prise en stop par trois Italiens plus flippants tu meurs qui lui demandent très vite si elle a été violée pendant son voyage. Sa réponse : « Oh non, j’ai eu beaucoup de chance. Je ne rencontre que des gens sympathiques comme vous ! ». On a déjà les mots « absurde » et « ubuesque » qui nous chatouillent le cortex. Ni une ni deux, les trois vicelards arrêtent la voiture pour soumettre la belle à un viol collectif, mais Nancy prend la fuite à la faveur d’une bagarre entre ses agresseurs (l’un d’eux avait perdu ses lunettes et confondu ses fesses à elle avec celle de son complice !). Cul-de-sac n’est pas bien loin. Une fois que Nancy trouve refuge dans une villa dissimulée sous les épais feuillages de la riviera italienne et erre au beau milieu d’individus pervers ayant tous pété une durite, le ton est donné de ce qui paraît s’apparenter à une sorte d’« Alice au pays des cochons ». Tout tient ici dans ce concept classique d’une héroïne ingénue qui bascule soudain dans un univers parallèle où la quête introspective ira de pair avec la mise à l’épreuve. Sauf que… pas tout à fait. Sur une structure de huis clos où chaque nouvelle pièce visitée réserve une surprise gratinée, le taux d’ironie et d’absurdité grimpe ici très haut moins en raison des zinzins qui peuplent la maison que de celle qui s’y est introduite – Nancy est prise pour une invitée dès son arrivée. Et plus le film avance, plus celle-ci ne s’étonne de rien en plus de se balader constamment à demi-nue. Inutile, à ce stade-là, de chercher une explication au titre du film – aucune réponse n’est ici envisagée pour la moindre question posée. La logique a pris le large sans laisser d’adresse, les actes ne sont jamais justifiés (cette jambe peinte en bleu, késako ?), et le récit se construit en roue libre, sans but fixé, comme s’il fallait, pour nous comme pour son héroïne callipyge, rentrer dans une parenthèse avant d’en sortir sans conséquence réelle. Alors quoi ? Rêverie, état second, shoot de LSD, trou du lapin blanc ? Appelez ça comme vous voulez…

Au-delà d’une photographie solaire et idyllique que l’on devine propice à toutes les folies légères (la composition du Scope est à tomber), le ton débridé et lubrique de Quoi ? tient avant tout sur le fait que les personnages ne pensent qu’au sexe. De par son corps parfait et exhibé sans gêne, Nancy devient objet d’étude et de convoitise pour des hommes ne jurant que par les seins et les fesses (ce qui fait souvent l’objet de débats entre eux). Témoignage d’une époque fofolle post-68 où l’insouciance ne laissait pas de place au sérieux ? Il y a de ça, c’est sûr, mais l’attrait de Polanski pour le surréalisme fait en sorte que chaque situation puisse évoluer vers un point critique, coincée entre la légèreté et le malaise. La maison elle-même – en réalité la villa du producteur Carlo Ponti – n’a déjà rien de familier, sa façade lorgnant aussi bien du côté de la villa grecque que du temple inca, et ses intérieurs laissant aux escaliers et aux perspectives architecturales l’occasion de dessiner un pur dédale onirique. Quant aux énergumènes qui s’y agitent, osons parler d’un underworld si cramé par le soleil et les pulsions qu’il tourne en boucle dans sa bulle. Le temps s’est donc arrêté, et tout se répète, des apparitions (un couple de femmes nues qui traverse la terrasse) aux actions (un acte sexuel pratiqué par une peluche géante) en passant par les mots (le neveu du maître de maison a l’air de répéter chaque matin les mêmes phrases à Nancy). Tournant autour d’un vieux salace en phase d’agonie (Hugh Griffith), la faune de ce conte barré tombe le masque : un ex-maquereau sadomaso et fétichiste des nibards (Marcello Mastroianni) qui adore se faire fouetter déguisé en tigre, une infirmière acariâtre qui utilise de la mousse à raser comme insecticide, une certaine « Sucette » qui pratique la sodomie à la chaîne, un prêtre zinzin qui ment sans arrêt, un serviteur légèrement pompette, un obsédé sexuel nommé « Moustique » qui aime « piquer avec son gros dard » (c’est Polanski lui-même qui l’incarne !), etc… Et à la fin, notre héroïne quitte ce monde de cochons (au sens figuré) en sautant à poil dans un camion de cochons (au sens propre)… Bien, bien… Et sinon, vous, ça va ?

Il faut aussi relever un détail pas piqué des hannetons concernant la façon dont Polanski a travaillé son récit. On sait que chez lui, la réalité visualisée (et vécue) par le spectateur n’est qu’une approximation de la réalité vraie, et ce parce que la mise en scène invite moins à observer un univers qu’à s’y installer. On en déduit donc que la distanciation n’a pas sa place dans son cinéma, y compris lorsque le spectateur s’égare entre réalité et fantasmes. Ce faisant, une question se pose donc vis-à-vis de ce film-là : doit-on considérer que la pirouette pirandellienne qui met fin à l’intrigue est un doigt d’honneur adressé au public ? On est tenté de le penser, mais un retour arrière sur le contenu et la structure même du film invite à se calmer fissa. Quoi ? est certes moins un film qu’un simulacre de film qui finit par se dévoiler en tant que tel, mais aucun cynisme n’est à relever dans ce procédé. Comme dans le théâtre (un domaine où la distanciation est reine et où il a fait ses premières armes), Polanski a surtout réalisé un film qui se crée sous nos yeux, avec une actrice qui ne joue qu’un seul rôle, celui du cobaye. On croit son personnage naïf et insouciant vu la façon dont il se plie à toute absurdité dans le récit, mais en réalité, il fallait y voir une actrice qui se jette tête la première dans un film illogique et qui essaie d’y construire un rôle à jouer – on la voit prendre des notes sur un cahier tout au long du film. La voir abattre le quatrième mur en toute fin de bobine est pour elle une preuve d’échec, mais en rien une faute de goût ou un revirement grossier de la part de Polanski. Dans la mesure où ses films parlent le plus souvent de personnages contraints de se plier à l’espace instable où ils ont atterri, ce zeste de légèreté vis-à-vis de son propre style a de quoi sembler tout à fait logique. Il est juste triste que ce « plaisir » ait fini par ne plus trouver grâce à ses yeux : en effet, a contrario d’un Gérard Brach qui a toujours adoré le film, Polanski ne porte sur Quoi ? qu’un regard lointain, le jugeant trop sage, trop lisse et pas assez fou. On lui donnera tort : si la suite de sa carrière fut glorieuse (juste après, il s’en ira aux États-Unis pour réaliser Chinatown), cette parenthèse drôle et lubrique est une précieuse curiosité qui porte magnifiquement sa griffe d’auteur. On peut dire que ça ne ressemble à rien, mais on ne peut pas dire que ce n’est pas quelque chose.

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