Monos

REALISATION : Alejandro Landes
PRODUCTION : Campo Cine, Le Pacte, Lemming Film, Mutante Cine, No-Franja
AVEC : Julianne Nicholson, Moisés Arias, Sofia Buenaventura, Julian Giraldo, Karen Quintero, Laura Castrillon, Deiby Rueda, Esneider Castro, Paul Cubides, Wilson Salazar
SCENARIO : Alejandro Landes, Alexis Dos Santos
PHOTOGRAPHIE : Jasper Wolf
MONTAGE : Ted Guard, Yorgos Mavropsaridis, Santiago Otheguy
BANDE ORIGINALE : Mica Levi
ORIGINE : Allemagne, Argentine, Colombie, Danemark, Etats-Unis, Pays-Bas, Suède, Suisse, Uruguay
GENRE : Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 4 mars 2020
DUREE : 1h42
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Dans ce qui ressemble à un camp de vacances isolé au sommet des montagnes colombiennes, des adolescents, tous armés, sont en réalité chargés de veiller à ce que Doctora, une otage américaine, reste en vie. Mais quand ils tuent accidentellement la vache prêtée par les paysans du coin, et que l’armée régulière se rapproche, l’heure n’est plus au jeu mais à la fuite dans la jungle…

A première vue, le troisième film d’Alejandro Landes, ce serait un peu Apocalypse Now qui rencontre Sa Majesté des Mouches. Ça, c’est pour la vitrine, car le film a beaucoup plus à offrir…

D’entrée, ça fascine parce que ça coince sévère. On est où ? Quand ? Aujourd’hui ou demain ? Qui sont ces silhouettes qui ont l’air de jouer au football au sommet d’une montagne ? Le détail qui tue, c’est qu’ils ont la vue bloquée (leurs yeux sont bandés) et qu’ils doivent faire confiance à leur ouïe pour repérer la position du ballon et ainsi atteindre leur cible. Là, c’est clair, on n’est pas dans un camp de vacances – le lieu est d’ailleurs trop post-apocalyptique pour ça. Et si l’exercice physique semble de rigueur ici, ce serait plutôt du genre militaire : des échauffements survoltés, des luttes pour exacerber le potentiel viril de chacun, et même des fiestas au coin de feu qui virent à la transe chamanique sur fond de fumigène et de crachat de mitraillette. Presque les jeunes paras rebelles et orphelins du récent Jessica Forever qui auraient décidé d’aller plus loin et plus haut dans leur logique guerrière. Voilà donc le tableau : huit enfants soldats, basés dans un bunker isolé sur un plateau de haute montagne colombienne, forment une milice paramilitaire qui s’entraîne pour le compte d’une mystérieuse « Organisation ». Laquelle, par le biais d’un certain « Messager » (un nain bodybuildé qui les mène tous à la baguette), les charge de surveiller une énigmatique doctoresse retenue en otage (Julianne Nicholson) ainsi qu’une vache à lait (nommée Shakira !) prêtée par les paysans du coin. Dans ce cadre tellurique enveloppé par les nuages et évoquant les ruines d’un monde antique, la routine se fait reine. On tourne des vidéos avec l’otage, on se jauge les uns les autres, on s’entraîne à la dure, on joue même à se faire mal – un fouettage de fesses semble être ici un rite forcé pour chaque date d’anniversaire ! Et au loin, on devine qu’une guerre fait rage – la radio s’en fait souvent l’écho – et se rapproche progressivement d’eux. Le jour où le chef désigné du groupe s’estime responsable de la mort de la vache – tuée par un tir accidentel – et finit par se suicider, il n’est plus question d’entraînement, encore moins de jeu, mais bel et bien de repli et de fuite. De la montagne à la jungle, c’est le temps de la descente.

De ce film prodigieusement singulier, signé par un jeune réalisateur colombo-équatorien jusque-là réputé pour deux films (dont un documentaire), il est capital de ne surtout pas s’attendre à un récit balisé, du genre à exposer son propos avec clarté et à apporter in fine toutes les réponses à des enjeux plus chuchotés qu’autre chose. La force de Monos, c’est qu’en digne expérience sensorielle qui dessine les points d’interrogation autant qu’elle s’échine à les gommer, son histoire avant tout métaphorique enfile ici la panoplie d’un récit réel, titillé par le concret et le contemporain sans pour autant s’y fixer. Les questions que l’on posait au début de cette critique, les clés à obtenir au terme d’une lente anticipation, les enjeux clairs et précis se raccordant à un point de vue politique, tout ça, c’est à oublier. Tout repose en effet sur la seule force de la mise en scène, là encore exploitée à des fins symboliques pour que du vertige des sens puisse naître le vertige du sens. On aura beau sentir ici des échos plus ou moins directs aux œuvres cultes de William Golding (Sa Majesté des Mouches) et de Joseph Conrad (Au cœur des ténèbres), qu’il s’agisse de sempiternels jeux de domination ou d’une dérive exponentielle vers la sauvagerie en plein cadre exotique, ces repères seront vite supplantés par une autre lecture. Dans un sens, on se croirait en plein imaginaire, dans un espace où une Olympe flottant au dessus des nuages surplomberait une nature sauvage, avec cette idée que descendre de l’une vers l’autre reviendrait à entamer une chute libre dans le primitivisme. Ces toy soldiers, s’ils ne sont pas des dieux, aspirent en tout cas à une lecture mythologique : ils troublent la notion du « genre » (une fille aux cheveux courts qui se bat comme un homme, un garçon aux cheveux longs et aux cuisses gainées de bas noirs…), ils portent des noms fantaisistes (Rambo, Wolf, Dog, Bigfoot, Schtroumpf, etc…), ils suivent des rites si radicaux qu’ils tendent parfois vers l’absurde, et ils ressemblent aux produits d’une usine à monstres, aux élèves d’une école toxique et dégénérée. Parler d’école n’est d’ailleurs pas exagéré, d’abord parce que la bande-son intègre assez régulièrement le bruit d’un sifflet (terrain de sport ou cour de récréation ?), ensuite parce que ces enfants sauvages, nourris à la pulsion du jeu (ou l’inverse), ont surtout l’air de courir après un idéal, un absolu, une cause, peut-être même un monde à (re)créer.

De ce fait, Monos a clairement de quoi faire bouillir la marmite à lectures multiples, de l’auto-sabordage d’un mode de vie trop hédoniste pour être canalisé jusqu’à la violence inhérente à tout régime basé sur l’autorité militaire. Mais si l’on doit lui reconnaître un filtre thématique central, ce serait d’avoir peint de façon abstraite et distante la perte des repères d’une jeune génération incapable de gérer la tâche qui lui a été confiée. A l’image d’une farce métaphorique qui retournerait son principe comme une crêpe à mi-chemin (le film est divisé en deux parties bien distinctes), les héros illuminés de Monos entament ici un terrible jeu de rôles : d’abord des créations parasites qui plient à leurs règles un no man’s land dévasté (donc sans dieux à vénérer ni modèle à suivre), ensuite des anomalies guerrières qui se plient au pouvoir invisible d’une nature qui les rejette. Dans son tableau lyrique et sauvage d’une jeunesse au bord de l’abîme qui se projette dans un imaginaire étranger à son propre contexte, on pourrait certes considérer que le film arrive hélas après le Nocturama de Bertrand Bonello, pour le coup quasi insurpassable en la matière. C’est pourtant sur son travail sonore qu’il crée autant la rupture que la surprise. La bande-sonore démentielle de Mica Levi – à qui l’on devait déjà les nappes hypnotiques et inquiétantes d’Under the Skin – est ici guidée par une savante recherche de distance avec l’action filmée, installant ainsi une contradiction souvent très nette entre l’enjeu visuel d’une scène et son caractère sonore. Mais elle sait aussi accompagner la fuite en avant de ces jeunes forces tribales par de très fortes triturations musicales, à l’image de ce sound-design organique qui prend racine lorsque la situation vire au chaos intérieur. Signe d’une parfaite maîtrise parallèle des effets de l’image et du son, la caméra d’Alejandro Landes déploie une multitude d’idées pour donner à ce décor tellurique la dimension d’un organisme chaotique : vision inouïe d’une guerre des tranchées en pleine nuit (avec caméra thermique et déluge de feu façon Apocalypse Now), passage de la froideur des réseaux souterrains à la moiteur de la jungle par un simple franchissement de bâche, incarnation d’une psyché fragilisée dans ce moment où la doctoresse recompose les deux parties de son visage en jouant avec un miroir diptyque. Une image fiévreuse et un son enfiévré, en quelque sorte.

Une fois ancré dans une jungle inhospitalière que Landes filme avec autant de force évocatrice que Coppola, ce voyage au cœur des ténèbres impose un point de non-retour à tous ses protagonistes. Parcours du combattant pour une doctoresse enchaînée, malmenée et avançant péniblement dans tout ce la jungle peut compter de matières sales et humides. Rébellion perdue d’avance chez un Bigfoot qui « tue le père » en réclamant le droit de créer sa propre Organisation. Evolution des rites tribaux vers la mutation physique (les corps deviennent peinturlurés) et la régression vers l’état primitif. Relations sociales souillées qui, sous l’effet d’une aliénation collective, virent peu à peu aux rapports de domination. Trahisons diverses et retournements de vestes qui appelleront forcément le meurtre comme suite logique. Et final volontairement ambigu qui ramène par voie héliportée l’un des vestiges de cette folie guerrière vers une énigmatique ville – celle de la réalité ou celle de l’Organisation ? Film de regards profonds et de corps mutants, gorgé de poésie et de romanesque, riche d’une empathie alimentée jusqu’au bout par une caméra qui tente de percer l’âme à force de fixer les visages, Monos garde jusqu’au bout les clés de son mystère. Mais il est en tout cas un très grand film viscéral et tellurique, qui piège son spectateur dans un univers instable où sa part d’innocence se voit soumise à interrogation. D’aucuns le jugeront évasif, violent, peut-être même douloureux. On préfèrera l’assimiler à un cadeau, paradoxal mais authentique, du genre que le cinéma dans sa forme la plus pure n’offre que trop rarement.

Photos : © Stela Cine. Tous droits réservés

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