Dear Edward, l’enfer est pavé de bonnes intentions…

Dear Edward, c’est la série sur le deuil dont on devra faire le deuil. 

Dear Edward, c’est une série chorale qui comprend plus de personnages que d’épisodes.

Dear Edward, c’est une série qui traite de l’intime, mais qui n’a pas le temps de montrer l’intimité de ses personnages.

Dear Edward, c’est du Jason Katims pur jus sur une plateforme de SVoD. 

Et Jason Katims, c’est le showrunner qui savait vendre aux networks des séries tranches de vie. Bref, vous avez saisi les contradictions qui bornent la production de l’œuvre.

Si je place ce texte sous le signe du deuil, c’est qu’il s’agit du thème principal de la série — du chagrin vers la résilience — mais aussi parce que j’ai toujours eu de la tendresse pour les œuvres de Jason Katims (Roswell, Friday Night Lights, Parenthood). Dans ses tranches de vie, on trouve du pathos, mais jamais d’hybris ; les personnages qu’il dépeints paraissent si crédibles qu’on les confond rapidement avec les membres de notre propre famille. Il capte la beauté du quotidien sans surenchère, et à travers le regard de personnages sensibles, hypersensibles ou même neuro-atypiques. Le deuil de la série As we see it m’avait déjà été douloureux, en effet, la série plaçait ses personnages dans le spectre autistique et ils étaient incarnés par des acteurs eux-mêmes dans le spectre, ce qui est malheureusement assez rare pour être souligné.

Dear Edward : le symptôme d’une époque

As we see it et Dear Edward constituent deux échecs consécutifs, l’un sur Prime Vidéo, l’autre sur Apple TV, ce qui rend patente l’instabilité du monde audiovisuel. Les showrunners migrent d’une plateforme à l’autre, condamnés à une errance sans fin ni sens. N’était-ce pas déjà le cas quand ils proposaient leurs projets aux networks ou aux chaînes du câble ? Eh bien, le contexte économique mais surtout les conditions mêmes de la production sérielle me paraissent bien différents aujourd’hui. Les plateformes ne semblent pas porter de ligne éditoriale ; on pourrait, tant bien que mal, identifier un style Netflix mais celui-ci ne s’apparenterait pas à un choix identitaire, mais plutôt à un ciblage marketing. L’audience de Netflix est certainement plus jeune que les spectateurs de Prime Vidéo, Apple TV ou HBO Max, ce qui oriente les productions dans une certaine direction — par voie algorithmique. Travailler pour une plateforme est à double tranchant ; on bénéficie d’une belle liberté, toutefois cette liberté est le signe d’un abandon de la fonction de production, ou plutôt d’une délégation de la production aux algorithmes. Les créateurs bénéficient de ce système, bien sûr — certaines œuvres n’auraient pas vu le jour sans les plateformes (Frankenstein, Roma, The Irishman) — cependant, on peut douter de leur postérité. À l’ère des director’s cut, et des œuvres massacrées par les studios (coucou Justice League), on oublierait presque que le producteur exécutif a un rôle clé.

Dear Edward : un problème d’adaptation et de calibrage

Pour Dear Edward, on remarque un problème de calibrage. Katims fait du Katims, c’est-à-dire une œuvre chorale où l’émotion se cristallise autour du sentiment communautaire. On renoue avec le Katims de l’époque de Parenthood, sauf que la série de NBC aura duré six années, certaines de ses saisons comptabilisant 22 épisodes. C’était en 2010, une époque où la production des séries télévisées avait un autre visage, avant l’hégémonie des plateformes de streaming. Le showrunner se réjouit de la liberté créative permise par les plateformes, d’autant plus qu’elles paraissent moins conservatrices que les networks, mais à quoi bon si ses projets les plus prometteurs ne sont pas propices au renouvellement ?

Dear Edward n’est pas une série de Network mais une série de plateforme, qui plus est de plateforme de niche : Apple TV, et il semblerait que cette dimension ait été oubliée par l’équipe de scénaristes.

“Lacey has been struggling to have a child, and suddenly this 12-year-old boy falls from the sky into her lap. And then, there’s the Edward and Shay relationship. Edward and this neighbor who’s this quirky girl that’s his age, and there’s this very beautiful friendship that forms between them. Those were the things I really grabbed onto from the book, and I used them as almost like a north star.” https://collider.com/dear-edward-creator-jason-katims-interview/

Katims le dit ici, l’arrivée d’Edward chez sa tante est au cœur du livre qu’il adapte, mais il ne semble pas croire que ce fil rouge suffise à une adaptation sérielle. Il a cru nécessaire de construire un nouveau squelette à l’intrigue : un groupe de parole qui réunit les familles des victimes. C’est ce qui donne l’impression étrange de visionner deux séries en une ; comme si des rajouts avaient été faits de manière superficielle, calqués sur une histoire qui était déjà cohérente du point de vue émotionnel. L’histoire d’Edward, la relation de couple entre sa tante et son oncle, l’infertilité de sa tante, la relation entre Edward et sa voisine… tout ceci pouvait largement remplir une saison. Katims a étoffé les fils narratifs du roman alors qu’il aurait même pu les épurer.

Ne me contredisez pas, les autres personnages me paraissent tous très touchants, mais ils nous détournent du récit principal. L’idée du groupe de parole n’est pas mauvaise en soi, ce serait même une excellente idée… pour une saison de 22 épisodes. On se rappelle de séries comme Lost, ER, Brothers & Sisters, Friday Night Lights, Parenthood qui réussissaient très bien dans ce registre. C’était une autre époque, il est difficile de faire une œuvre chorale sur du format « 10 épisodes », avec en plus une couverture publicitaire plus faible que sur les networks. Combien de séries parviennent-elles à créer l’évènement sur des plateformes SVoD ?

Je regrette que le personnage du psychologue soit si effacé, lui seul pourrait justifier un spin-off. Son air renfrogné, voire blasé, étonne et tranche avec nos attentes. Une scène est particulièrement marquante : quand Dee Dee lui demande pourquoi le financement du groupe de parole s’achève, il se montre lucide et franc, jetant aux oubliettes toute langue de bois. Le personnage de Dee Dee est d’ailleurs passionnant, Katims le dit, la writer’s room en est tombée amoureuse et il a incroyablement bien collé au jeu de Connie Britton. Le parcours de la quinquagénaire se révèle plus dense que prévu : elle nous apprend être transfuge de classe, et débute un véritable voyage initiatique à la mort de son mari. Elle se construit une nouvelle famille via le groupe de parole mais se montre d’abord assez fermée aux autres, même assez condescendante. Elle aurait mérité une série à part entière, tout comme Kojo et Adriana, qui s’insèrent dans une intrigue ô combien complexe : une campagne électorale. En survolant ces personnages secondaires, on perd de vue Lacey et John, un couple en rupture, abimé par des années de PMA. 

 

Dear Edward : les lieux de la reconstruction

“Fisher Stevens, who directed the pilot, did an amazing job at really making this flight feel real. We never wanted it to feel gory. We just wanted to feel what it would emotionally be like to go through this experience. “ — Jason Katims, à propos du pilote de Dear Edward.
Source : interview avec Collider (2023).

Katims salue la réalisation du pilote par Fisher Stevens, sans vraiment mesurer que c’était là sa planche de salut : il n’avait nul besoin d’étoffer le livre à outrance, il pouvait entièrement se reposer sur la mise en scène. Car ce que Stevens parvient à instaurer dans le pilote (le sentiment d’immersion du spectateur et l’identification rapide aux personnages) — laisse entrevoir une série capable de construire une véritable intimité visuelle. C’est la mise en scène qui sied le mieux au « Jason Katims universe : des gros plans, des plans furtifs du quotidien. Or cet élan se dilue ensuite : en multipliant les lieux et les arcs secondaires, Dear Edward perd parfois le fil de cette intimité, passant trop rapidement d’un décor à l’autre, sans laisser les espaces se charger de sens ou se déployer pleinement.

Comme le rappelle Le Devoir dans « Dear Edward : survivre et puis revivre ensemble », Jason Katims a choisi d’introduire très tôt de nouveaux personnages pour « dramatiser l’après-écrasement, cette vie qui continue ». Une démarche compréhensible, mais qui fragmente la série plus qu’elle ne l’ancre. Car certains cadres — la maison de la tante, le voisinage, l’école, l’usine familiale — auraient pu accueillir la reconstruction des personnages et s’apparenter à des lieux-personnages. Ce sont ces lieux qui auraient fait vivre la résilience des Adler, plus que les rencontres fortuites entre personnages secondaires.

C’est peut-être pour cela que Dear Edward laisse une impression singulière : une série d’une autre époque, une série qui vient à contre-temps et qui nous laissera à jamais un goût d’inachevé…


Anais Lasvigne

Du petit au grand écran, de l’Asie à l’Occident, du produit hollywoodien au cinéma d’auteur, ma fascination pour l’image ne connaît pas de frontière. Et s’il est une activité que je vénère autant que plonger dans la fiction, c’est bien de l’analyser. Mais ce que je préfère, c’est quand les images, mutines, se dérobent à l’interprétation. La magie du cinéma.

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