Song to Song

REALISATION : Terrence Malick
PRODUCTION : FilmNation Entertainment, Metropolitan FilmExport, Waypoint Entertainment
AVEC : Rooney Mara, Ryan Gosling, Michael Fassbender, Natalie Portman, Cate Blanchett, Holly Hunter, Bérénice Marlohe, Val Kilmer, Lykke Li, Tom Sturridge, Iggy Pop, Patti Smith
SCENARIO : Terrence Malick
PHOTOGRAPHIE : Emmanuel Lubezki
MONTAGE : Rehman Nizar Ali, Hank Corwin, Keith Frase
BANDE ORIGINALE : Lauren Marie Mikus
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame, Musical, Romance
DATE DE SORTIE : 12 juillet 2017
DUREE : 2h09
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Une histoire d’amour moderne, sur la scène musicale d’Austin au Texas, deux couples – d’un côté Faye et le chanteur BV, et de l’autre un magnat de l’industrie musicale et une serveuse – voient leurs destins et leurs amours se mêler, alors que chacun cherche le succès dans cet univers rock’n’roll fait de séduction et de trahison…

Tout sera déjà là dès le début. On entendra ici le titre du film dans une phrase-clé du personnage joué par Rooney Mara : « On pensait qu’on pouvait juste se laisser entraîner sur notre lancée, vivre d’une chanson à l’autre, d’un baiser à l’autre »… D’un film à l’autre, aussi ? On vise évidemment Terrence Malick en posant cette question. En effet, tout comme la destinée romanesque de son héroïne ressemble moins à une rivière sereine qu’à un torrent souterrain (sourd à l’extérieur, bruyant à l’intérieur, avec beaucoup de remous), Song to Song prouve qu’un cycle malickien n’est pas fait pour durer éternellement. Une page va désormais se tourner. Entamée avec The Tree of Life, la période expérimentale de Malick ouvre donc ici ce qui s’annonce comme sa dernière porte, refermant ainsi une tétralogie élégiaque et ô combien précieuse sur l’être humain et son imprégnation de la beauté paradoxale du monde. Le savoir désormais sur le point de revenir à un cinéma plus scénarisé et moins introspectif ne suscite pourtant aucune inquiétude. Il convient au contraire de voir cela comme un nouveau départ. Sur ses futurs chefs-d’œuvre, la beauté sera assurément ailleurs, et on sera là pour la capturer. Mais en attendant, son vécu intime a encore une dernière chanson à nous faire partager en guise d’adieu. Ainsi va Song to Song durant 129 minutes : de chanson en chanson, d’étreinte en étreinte, du nouveau Malick au futur Terrence.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, insistons encore quelques instants sur un fait : on s’était bel et bien trompé sur l’idée que Knight of Cups avait su boucler la boucle introspective d’un cinéaste revenu en trois temps sur son enfance, sa fugue romantique et son errance dans les méandres du star-system. Après un fulgurant opéra panthéiste en guise de parenthèse puissance mille (Voyage of Time), il restait donc encore une étape pour parachever ce cycle. Une étape qui n’est ici autre qu’une ville : Austin, là où Malick a passé une large partie de son enfance et où il réside désormais à plein temps. En l’état, Song to Song se dévoile presque comme un authentique hommage à l’âme cachée de cette ville texane, là où divers courants musicaux (country, rock, blues, pop…) ont su trouver un haut lieu de communion, là où les lumières des vieux bars musicaux brillent autant dans la nuit que celles des voitures, là où les buildings de startups côtoient des restaurants vegans où pullulent hippies et hipsters. Rien d’étonnant non plus à ce que le cinéaste ait choisi de rompre son vœu de silence et de confidentialité en choisissant le plus célèbre festival d’Austin – le South By Southwest – pour sa première apparition publique depuis près de trente ans.

Par ces choix tout à fait conscients, Malick choisit de se recentrer encore davantage sur son territoire – et son parcours – intime, quitte à se faire encore plus dépouillé qu’avant. Le simple historique du titre du film a valeur de jeu de piste sur ce point-là : en passant d’abord de Lawless (un titre finalement repris par John Hillcoat pour son film éponyme avec l’accord de Malick lui-même) à Weightless (un titre inspiré d’une citation tirée de The Waves de Virginia Woolf) pour finalement adopter un titre centré sur le thème du flux (évidemment amoureux), ce projet très personnel suggérait déjà l’idée d’un « gouffre » à filmer, à évoquer et à magnifier. En authentique peintre d’un vide à la fois existentiel et métaphysique qu’il s’agit à chaque fois de combler par la puissance sensorielle du souvenir, le cinéaste avait donc tout en main pour frapper à nouveau très fort. Sauf qu’en investissant un univers clairement musical avec un peu plus de frontalité que d’habitude, il prouve bien que quelque chose est en train de changer en lui.

Par rapport aux précédents films du cinéaste, on serait bien malhonnête de dire que le contenu du scénario est en soi une surprise. Que pouvait-on avoir en imaginant Terrence Malick déménager ses romances mélancoliques dans le business de la musique, qui plus est avec de jeunes artistes et d’ambitieux producteurs en guise de protagonistes ? Ni plus ni moins qu’une relecture zen et expérimentale d’un pitch proto-La La Land, avec tout ce que cela suppose d’ambitions contrariées, d’amitiés fragilisées, d’espoirs envolés, de trahisons diverses, d’amours sacrifiés sur l’autel du plan de carrière ou de come-back à haute teneur romanesque. Sur le terrain de la chronologie, la limpidité du récit crève les yeux : quatre personnages voient leurs destins et leurs amours s’entremêler dans un étrange flux amoureux, laissant ainsi la rockeuse Faye (Rooney Mara) tomber éperdument amoureuse du chanteur BV (Ryan Gosling), peu avant que ses ambitions carriéristes ne la poussent à le quitter pour les bras de Cook (Michael Fassbender), un magnat de l’industrie musicale qui la quittera ensuite à son tour pour une jolie serveuse nommée Rhonda (Natalie Portman). Sur le papier, on sent déjà que le dernier bijou de Damien Chazelle va faire de l’ombre à Malick – ou l’inverse. A l’écran, c’est pourtant une autre histoire : sans cesse gagné par l’urgence de reconstituer un absolu qui menace de s’estomper, le carré amoureux qui touille la mousse de ce récit caféiné se lit ici comme un amas de diffractions narratives, à l’image de ce vaste kaléidoscope temporel qui faisait de Knight of Cups un pur jeu de pistes intériorisé entre passé, présent et futur.

Cela étant dit, bien que la dramaturgie classique soit à nouveau bannie du processus de mise en scène (tant mieux), la différence réside ici dans cette relative linéarité de la trame narrative au sein d’un montage bombardé de coupures et de raccords instables. Cela tient sans doute au simple fait que les personnages de Song to Song sont moins tournés vers le passé et le futur qu’ancrés dans un présent qu’ils interprètent dans l’instant ou après coup (voir la phrase que l’on évoquait plus haut). Une sorte de « présent antérieur », si l’on peut dire. Tous sont définis par une apparence qui suinte le spectacle (Faye évoque dans un dialogue furtif le caractère artificiel de ses nattes, BV enfile des tenues de scène qui lui donnent un look glam-rock, Cook s’agite dans tous les sens pour susciter l’attention, etc…), par un décalage implicite qui fait se contrebalancer la joie et la mélancolie au travers d’un simple raccord de plan (il n’y a que Malick pour réussir ça), par une peur du « vide » qui les fait s’interroger autant sur leur place dans le monde (que signifie « être un artiste » ?) que sur leur épanouissement dans un cocon faussement zen (des résidences aussi immenses que vides qui les noient dans le surplace matérialiste). Plus ils errent dans un espace vide avec sensualité (gestes, postures, attitudes : tout ressemble à une chorégraphie), plus le gouffre dissimulé derrière la résine du glamour tend à se dessiner, plus l’intensité des sentiments qu’ils n’arrivent pas à retenir peut inonder la pellicule. Épicentre de ce flux physique, mental et amoureux, Faye est ici un repère qui se cherche lui-même, une sirène soi-disant riveraine qui se laisse porter par le courant d’une rivière soi-disant sereine.

Confronté pour la première fois à des personnages qu’il prend plaisir à transformer en surfaces changeantes (robes flashy, perruques colorées, maquillages divers…), Malick use là encore de très subtils décadrages tout au long de son inimitable « narration décentrée » (une voix off divine qui communique le flux mental de leur âme) pour mieux suggérer le décalage qui les habite. Mais c’est pourtant son utilisation symbolique de la musique qui change la donne. Autrefois, les personnages créés et filmés par Malick adoptaient une posture musicale pour incarner un état commun de grâce et d’élégie en écho au monde qui les entourait – le meilleur exemple reste les divagations dansantes d’Olga Kurylenko dans A la Merveille. Cette fois-ci, la musique devient monnaie courante en raison du décor exploré, à savoir un ensemble de festivals musicaux propres à la ville d’Austin (le SXSW Music, l’Austin City Limits Festival, le Fun Fun Fun Fest…). Et du coup, on en profite pour découvrir une facette méconnue de Malick, à savoir une profonde mélomanie qui le pousse à guetter dans chaque courant musical une possibilité d’exutoire pour les foules comme pour les artistes – grand moment d’un Val Kilmer en plein happening punk et sauvage. A l’image des rares scènes de concert qui prenaient place dans le dernier tiers de Knight of Cups, la musique est ici vectrice de transe totale, shootée au ralenti au travers d’une courte focale qui déforme les bords de l’image. Et quand la musique retentit de façon significative en fond sonore, c’est toujours quand un état second guette l’humain, au détour d’un plan ou d’un regard.

Si l’on pouvait décrire les précédents films de Malick comme des « chansons de gestes », Song to Song est à lui seul un disque entier de ce genre de chansons. On ne dit pas ça juste parce qu’un large panel de la scène pop-rock nord-américaine s’invite dans la narration comme autant de tubes sur une compilation : citons en vrac Iggy Pop, Patti Smith, John Ludon, Lykke Li, Tegan and Sara, Black Lips et tant d’autres. A vrai dire, il y a aussi le fait que le film dévoile une évolution du cinéaste sur sa façon d’installer la musique au sein du montage. On s’en est aperçu depuis A la Merveille : la musique est désormais moins présente dans son cinéma quand elle ne résulte pas carrément d’un processus de simplification des notes. De quoi trancher radicalement avec l’ampleur lyrique qui habitait les films d’avant, si l’on en juge par nos souvenirs des chœurs mélanésiens de La ligne rouge, de l’omniprésence de Mozart et Wagner pour Le Nouveau Monde (ce qui provoqua la colère de James Horner, engagé comme compositeur sur le film) ou encore du Lacrimosa de Zbigniew Preisner pour les scènes cosmiques de The Tree of Life. Ici, on a droit à un entre-deux : toujours cette modestie sonore couplée à quelques morceaux discrètement piochés dans les films des voisins (on reconnait des musiques tirées de Babe, de The Last Face et des Invasions barbares) et à des phases musicales plus intenses durant les scènes de concert. Doit-on en déduire qu’au fond, Malick hésite à changer de ton ? A vrai dire, vu que les personnages passent tout le film à l’intérieur d’un processus de doutes et d’incertitudes, la question ne se pose pas.

Ne pas s’y tromper : balancé entre l’intime et l’ostensible, sans cesse ébloui par la synesthésie permanente de ce(ux) qu’il filme, Malick vibre musicalement en même temps que ses personnages. Sa mise en scène, poussant à nouveau le génial chef opérateur Emmanuel Lubezki à renouer avec l’exploitation absolutiste de la courte focale en Steadycam (où les perspectives offertes et le rapport d’échelles imposé entre l’humain et le cosmos suffisent à chuchoter le sens au lieu de l’imposer), use là encore de la pureté d’une caméra toujours aussi libérée des lois de la gravité, ainsi que de la multiplicité des formats d’image employés (on relève quelques plans en caméra portée). Toujours cette idée de danser avec la Beauté et de la capturer avant qu’elle ne s’évapore à nouveau. Les inconditionnels de Malick auront ici de quoi tutoyer le nirvana en la matière : constellation de plans au-delà du sublime qui ne semble jamais à court d’étoiles, décharges érotiques résultant d’un vaste bain de baisers, d’étreintes et de caresses (le trip lesbien entre Rooney Mara et Bérénice Marlohe est électrique), sacralisation permanente du lien caché entre l’homme et l’espace (simuler l’apesanteur dans un avion ou grimper en haut d’une ruine du Yucatán, et se sentir soudain en train de tutoyer le ciel), déflagration imprévisible au gré des raccords plus ou moins brutaux, errance universelle dans une intrigue sans début ni fin qui se vit comme un flux d’émotions dévastatrices.

Il y aurait encore tant à dire sur l’aptitude du tandem Malick/Lubezki à assumer la force sensorielle du symbolisme utilisé. On pourrait citer cette lecture du néon comme reflet irradiant d’une quête d’absolu qui obsède et qui dévore. On pourrait aussi évoquer ce raccord direct entre une nuée d’oiseaux sur un arbre cadré en contre-jour et une nuée de détritus qui s’envolent dans une ruelle urbaine gorgée de poussière – toute la fragilité du sentiment amoureux est résumée dans ce simple raccord. Mais le meilleur exemple reste ce détail quasi superstitieux qui délimite le début et la fin d’une love-story, là encore en utilisant un oiseau comme relais. Faye et BV laissent un oiseau choisir un message au hasard dans une boîte, et c’est un message d’amour (« Les oiseaux disent que notre amour sera réciproque »). Quelque temps plus tard, lorsqu’ils recommenceront leur romance après une longue pause chacun de leur côté, on les verra s’étreindre dans une pièce vide où des oiseaux en bois pendent au plafond (la séparation n’est donc pas loin…). Même le parallèle final entre la déchéance de Cook et la rédemption de BV en dit long, par la force symbolique de ses cadres et de son découpage, sur la fragilité de la condition humaine, tantôt piégée dans les méandres de l’artifice, tantôt gagnée par le désir de simplicité et de modestie face à la grandeur du monde. Tout le génie insurpassable de Malick, condensé et magnifié, plus entier que jamais.

Si le bonheur se vit souvent comme une culpabilité chez Malick (effet pervers de la mélancolie), il persiste chez ses personnages comme chez son public un paradoxe salutaire à investir des moments en creux. Une déclaration de Malick, datant de la sortie des Moissons du ciel en 1979 et récemment retranscrite dans un excellent dossier de So Film consacré au cinéaste, avait eu le bon goût d’évoquer son pessimisme vis-à-vis de la prolifération des décors urbains : « Nous vivons des moments tellement sombres et nous perdons peu à peu nos espaces ouverts. Nous avions toujours l’espoir, l’illusion qu’il y avait un endroit où l’on pourrait vivre, où l’on pourrait émigrer et aller encore plus loin. La terre vierge, c’est l’endroit où tout semble possible, où la solidarité et la justice existent, où la vertu est liée à cette justice ». A bien y réfléchir, tous les films de Malick se relient à cette lecture utopiste de l’horizon comme source d’espoir, du sentiment d’espace libre comme stimulateur des forces spirituelles, de la lacune comme encouragement à trouver l’absolu – surtout l’amour – et à recomposer sa propre mémoire. Le plan final de Song to Song s’en tient donc à refermer la boucle de la plus sublime des manières : un couple est allongé en pleine nature – avec un espace infini tout autour de lui – et s’étreint tendrement face au soleil couchant. On se croirait alors de retour aux Moissons du Ciel, et c’est logique : ce plan annonce bien que Malick vient de finir un long voyage intérieur qui lui aura pris plusieurs décennies. Le vide a été rempli. Un cycle s’est achevé, un autre va démarrer…

1 Comment

  • Kathnel Says

    Quel plaisir et émotion ai-je eu à la lecture de ce très bel article. Si Song to Song ne m’a pas procuré les mêmes sensations ou émotions que KOC , l’apesanteur est bien l’impression ressentie en sortant du film. Une mise en scène virtuose, avec tant d’images superbes, que ce soit la beauté de ces paysages lumineux, que celle de cette architecture moderne aux formes épurées mais très symbolique du sentiment de solitude , de la vacuité de l’existence , lorsqu’elle n’est faite que d’artifices, de semblants. Tous les sentiments humains et leurs paradoxes sont contenus, fragmentés dans ce quatuor qui se cherche, ces personnages qui sont en quête d’eux mêmes, entremêlant leurs souvenirs et instants suspendus de leur présent et/ou de leur passé . Tout se diffracte comme dans un miroir qui se brise : l’amitié, l’amour, la passion, le désir sexuel au regard de l’ambition, des doutes, du cynisme ,des mensonges qu’on se fait à soi, à l’autre. Et ensuite, tout se raccorde, se recolle en retrouvant un fil narratif. Il y a autant de mélancolie que d’espoir à la fin. Natalie Portman , Rooney Mara , Cate Blanchett sont des portraits féminins absolument émouvants dans leur fragilité, leurs incertitudes et recherche d’absolu…Enfin, le film est entièrement rythmé par la musique, énergisante, vibrante ,elle nous donne le sentiment de vivre l’instant et devient un personnage central .Un film d’une grâce infinie.

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