Douglas Sirk : Un mélodrame critique à Hollywood

UN MÉLODRAME QUI NE RÉFLÉCHIT PAS SUR LUI-MÊME ?

On verra que l’une des raisons pour lesquelles Fassbinder (ci-contre) admire le cinéma de Douglas Sirk tient à ce qu’il appelle une « naïveté » de la gestion du récit et de la mise en scène éclatante. Le cinéaste allemand prête aux grands cinéastes américains de l’Hollywood classique une capacité à décharger leurs films des réflexions socio-politiques que, selon lui, les auteurs européens (y compris lui-même) ne pourraient s’empêcher d’y insérer. S’il semble reconnaître à Sirk un supplément de regard critique, il ponctue en interview un commentaire sur Sirk de la phrase suivante : « La différence entre le cinéma américain et le mien est que le cinéma américain ne réfléchit pas sur lui-même, et j’aimerais bien arriver à faire ce genre de films, qui peuvent se développer librement, sans toutes ces réflexions. »

On a déjà évoqué l’ironie dont Sirk pouvait faire preuve dans son rapports aux conditions de production de ses oeuvres. Au sein même de celles-ci, il semble que son appropriation de motifs éculés (le happy end notamment, cf. ci-après) soit sujette à une même distanciation, liée à l’exagération de certains partis-pris formels. Youri Deschamps écrit à ce propos : « Chez Sirk, le dévoilement de l’être passe par une résorption dans le paraître, et la vérité se révèle dans l’exacerbation du simulacre. C’est en convoquant toutes les puissances du faux que son cinéma parvient au vrai. Qu’il s’agisse des décors, de la composition du cadre, des éclairages ou du moindre placement de la caméra, chaque élément relève d’une stylisation extrême et parfois incomprise, comme ce fut le cas pour Le Secret magnifique, où le travail sur l’intensification des paramètres visuels et dramatiques est tel qu’il confine à l’abstraction. »


Vers l’accident inaugural du Secret magnifique – et ce n’est que le premier ! (format 1.33 de l’édition DVD © Carlotta)

Il est évident que Le Secret magnifique a des aspects proprement hallucinants, des péripéties mélodramatiques trop nombreuses et improbables (hasard « répétitif » du double accident du début, coïncidences) pour que leur accumulation ne signale pas une distanciation du cinéaste par rapport à son propre récit. Il faut rappeler que ce film-ci, le premier mélodrame américain du réalisateur, était une commande d’Universal. Sirk, embarrassé par un scénario qu’il jugeait excessif, en a souligné les articulations par des procédés stylistiques eux-mêmes excessifs, jusqu’à créer l’impression d’un texte critique sous-jacent. Parce que le succès de ce premier mélodrame hollywoodien lui a offert plus de liberté sur ce scénario-là, Tout ce que le Ciel permet est nettement plus « sobre » sur le plan de la narration et le « système causal » qui sous-tend son histoire est moins visible. Sirk n’en révèle pas moins la présence par petites touches.

Pascal Binetruy analyse tous les « avertissements » que ce « système causal » du mélodrame donne aux personnages de Tout ce que le Ciel permet sans pour autant que ceux-ci sachent les interpréter. Ils peuvent signaler l’épanouissement de l’histoire d’amour, la manière dont celle-ci s’invite dans la vie rangée de Cary (le rameau aux feuilles mordorées que Ron a coupé pour elle et qu’elle a placé sans trop y penser dans sa chambre à coucher, ce qu’elle réalise avec surprise au début du film, le pigeon qui s’engouffre dans le vieux moulin et roucoule quand le couple s’embrasse) ou annoncer le malheur (le pot brisé deux fois). Ces indices interviennent comme des rappels d’une instance supérieure chez Sirk, qui en orchestre brillamment le spectacle.



Réversibilité des souffrances… et des acteurs, du Secret magnifique (format superscope de l’édition DVD © Criterion) à Tout ce que le Ciel permet

Mais lindice le plus frappant du « système causal » qui sous-tend les mélodrames de Sirk demeure le processus de réversibilité des souffrances des innocents au profit des coupables. Dans Le Secret magnifique, il va jusqu’à être explicité dans le dialogue : à la fin, avant que Bob Merrick n’opère enfin les yeux de Helen Phillips, il parle bien d’une « dette » qu’il a à payer à la veuve de l’homme dont il a indirectement provoqué la mort. Tout au long du film, il est assez clair que Helen « paye » par sa cécité le fait que Bob Merrick n’arrive pas à ouvrir les yeux et demeure un golden boy obsédé par l’aisance financière. Dans Tout ce que le Ciel permet, le procédé est moins appuyé (et surtout n’intervient qu’une seule fois), mais l’accident de Ron survient suffisamment tard dans le film pour donner l’impression d’être là uniquement pour venir perturber l’harmonie qu’aurait pu avoir un happy end traditionnel. On peut imaginer que Cary et Ron s’enlacent immédiatement et sans problème lorsque la première se résout enfin à venir retrouver le second. Or, le fait que l’accident retarde l’étreinte et que celle-ci ne soit même pas montrée au spectateur en fin de métrage crée une sorte de gêne chez le spectateur, qui se voit refuser le « cliché-image » par excellence du mélodrame hollywoodien (Le Secret magnifique, lui, le livrait bel et bien).


Un dernier plan « plus beau que la vie »

De plus, la dernière image du film, où un cerf apparaît à travers la baie vitrée située derrière les personnages, est délibérément « plus belle que la vie » et donne ainsi à penser que le film est « apologue ou parabole plutôt que récit véridique », selon Bourget. Ainsi, tout laisse à penser que Sirk n’est pas dupe et laisse entrevoir – à force d’exagérer la fausseté de l’optimisme imposé de ses fins de films – son pessimisme réel. Lorsque Fassbinder évoque le pessimisme qu’il perçoit chez Sirk, son propre pessimisme vient s’y superposer et le commentaire s’en trouve donc radicalisé : « Ce n’est pas un happy end, bien que tous deux soient ensemble. Qui se complique pareillement la vie en amour ne pourra pas être heureux plus tard. Il fait des films sur ce genre de choses, Douglas Sirk. Les hommes ne peuvent pas être seuls, et pas non plus ensemble. Ils sont très désespérés, ces films. (…) Quand Jane arrivera dans une autre maison, dans la maison de Rock par exemple, pourra-t-elle changer ? Il y aurait là un espoir. Ou au contraire elle est tellement esquintée et marquée que le style qui est vraiment le sien fera défaut dans la maison de Rock. C’est plus vraisemblable. C’est pourquoi aussi le happy end n’en est pas un. Jane est bien mieux à sa place dans sa maison que dans la maison de Rock. »

L’optimisme de cette fin serait donc trop évidemment artificiel pour que le spectateur ne soit pas amené à le remettre en question. Ce serait là, dès lors, le début d’un travail de réflexion du spectateur sur ce qu’il vient de voir et sur les éléments qui, selon lui, rendraient impossible une telle union : principalement des données liées à la peinture de la société que livre Sirk, donc potentiellement des éléments politiques. Il faut ainsi se pencher sur l’idée que Sirk et Fassbinder se font de l’impact émotionnel et/ou politique des films du premier sur le public. Car s’il paraît désormais acquis que ces mélodrames réfléchissent effectivement sur eux- mêmes, reste à savoir comment ils peuvent faire réfléchir…

Au sujet d’une scène de Tout ce que le Ciel permet déjà évoquée précédemment, Fassbinder écrit : « Jane [Wyman, l’interprète de Cary] est assise là, le soir de Noël, les enfants vont la quitter et lui ont offert pour Noël un appareil de télévision. Alors, on craque dans le cinéma. Alors, on comprend quelque chose au monde et à ce qu’il vous fait. » Les deux dernières phrases résument l’impact que Fassbinder trouve aux mélodrames de Sirk : non seulement émotionnel mais également idéel, potentiellement politique. A ce moment-là, Fassbinder ressent un message que Sirk voudrait lui transmettre sur la société américaine de l’époque, le caractère insidieux de l’oppression des individus par le code social, les convenances. L’apitoiement que suscite l’isolement de l’héroïne à ce stade de l’histoire semble indissociable de l’indignation que suscite le statut social difficile sur lequel cet isolement renseigne. La narration et la mise en scène permettent cette cohabitation entre un « plaisir » de l’émotion lié à l’histoire qui est racontée et une émotion plus à même de déboucher sur une réflexion d’ordre politique au-delà de l’expérience du film. Cette idée qu’il se passe quelque chose chez le spectateur, pendant et possiblement au-delà du visionnage, est exprimée ainsi par Sirk : « Le mélodrame, je pense, a surtout à produire des émotions plutôt que des actions. Cependant l’émotion, c’est une sorte d’action ; c’est une action à l’intérieur d’une personne. »

Selon André Abet, le public subirait face au mélodrame une double impuissance : collective, de par la prise à témoin inconsciente des autres spectateurs de la salle, et individuelle, du fait de la dissociation entre le spectateur identifié au personnage du film – et qui de ce fait « vit » la situation mélodramatique – et le spectateur témoin qui ne peut modifier le cours de l’histoire dont il connaît pourtant les tenants et les aboutissants. Or, Sirk fait gagner en impact ce genre de situations d’impuissance des personnages partagée par le spectateur. Plutôt que de montrer une misère « objective », liée à une situation sociologique (la pauvreté ou le handicap sont des motifs récurrents du mélodrame), il privilégie les situations provoquées par les réactions intimes et non révélées ou non exprimées du personnage principal. La situation devient mélodramatique par déduction, par subjectivité. L’émotion de Cary s’imprime à celle suscitée chez le spectateur de Tout ce que le Ciel permet : c’est une émotion « rentrée ».

Au moins trois moments du film, déjà évoqués, mettent celle-ci en évidence : celle du poste de télévision, celle où la fille Kay fond en larmes ainsi que l’accident, qui fait que, si le dénouement de Tout ce que le Ciel permet est « heureux », il demeure chargé de toutes les épreuves que les personnages ont endurées pendant le cours du récit. Cette capacité qu’a alors Sirk à ne pas faire balayer le négatif par le positif semble être la clé d’un prolongement réflexif du visionnage par le spectateur : « Le moment d’émotion passé, et c’est le propre du mélodrame que de n’exister que le temps d’une projection, il ne restera chez le spectateur que les éléments qui ont permis le récit mélodramatique et peut-être le sentiment de révolte dont il a été frustré pendant la séance. (…) Le réalisme est l’essence même de l’expression cinématographique du mélodrame qui, par définition, est indissociable d’une réalité sociale quelle qu’elle soit, il en est de plus le révélateur. » (André Abet, « Tout ce que le Ciel permet », dans Les Cahiers de la cinémathèque, n° 28, été 1979).


Sirk, Dorothy Malone et Rock Hudson sur le tournage de La Ronde de l’Aube

Fassbinder évoque ainsi cette frontière ténue qu’offrent les mélodrames de Sirk entre un apitoiement purement lié à l’immersion dans le récit en cours et un sentiment de révolte qui dépasse davantage l’objet cinématographique en étant lié à la conscience qu’on a du contexte social de l’époque : « Personne ne pourra jamais les aider, écrit-il au sujet des héroïnes de Mirage de la Vie de Sirk. A moins que nous ne changions le monde. » On a évoqué 1) les ambiguïtés du cinéma de Sirk par rapport au système de production dont il procède et à la société américaine de son temps, 2) les procédés stylistiques par lesquels les codes du mélodrames classiques peuvent faire l’objet d’une distanciation ironique voire même déboucher sur un prolongement réflexif du film au-delà de son visionnage. A ce stade, le regard que pose Fassbinder sur la globalité de l’oeuvre mélodramatique de Sirk peut être pleinement saisi, tel qu’il est résumé dans un échange avec deux journalistes.

« _Les films de Douglas Sirk parlent des hommes et ils m’intéressent d’un point de vue dramaturgique. La rencontre avec Sirk m’a ôté la peur de devenir profane, d’une façon ou d’une autre. D’ailleurs Sirk n’est pas un représentant typique d’Hollywood, tel qu’on se l’imagine habituellement. C’est un Européen très cultivé, extrêmement sensible. Il a tout pour me faire dire : j’aimerais moi aussi faire des films comme ceux qu’il a réalisés, bien que leur dramaturgie repose sur le mensonge. Les films de Sirk ont eu un effet incroyable sur le public, d’une façon directe et ouverte. C’est seulement avec lui que j’ai compris qu’il était tout à fait possible de raconter des histoires dont les gens pourraient dire normalement qu’elles sont racontées d’une manière mensongère.
_Le courage de faire des mélodrames.
_Je dirais que Sirk m’a donné le courage de faire des films qui touchent le public. Avant lui, je croyais que, pour travailler sérieusement, il fallait se détourner complètement de cette dramaturgie hollywoodienne. Car le cinéma hollywoodien est entièrement calé sur des formats bien définis, et jusqu’alors toute la dramaturgie des films hollywoodiens me paraissait très bête. Avant lui, mes scrupules d’Européen moyennement cultivé m’auraient empêché de raconter des histoires de cette façon. Sirk m’a fait comprendre que c’est possible.
» (Entretien avec Wolfgang Limmer et Fritz Rumler, 1980)


Fassbinder sur le tournage de Despair, 1978

L’expression employée par les journalistes, « le courage de faire des mélodrames », a ceci d’intéressant qu’elle rappelle le fait que, encore à l’époque où travaille Fassbinder (les années 1970), le genre mélodramatique est généralement perçu comme peu « noble ». Or Fassbinder, par le contexte de production de ses œuvres sur lequel on reviendra dans la seconde partie du dossier, peut subir encore davantage que Sirk ce type de préjugés liés au genre. Certainement parce que l’incontrôlable artiste allemand amène dans sa ré-appropriation du mélodrame sirkien ce dont sa vie et son oeuvre n’ont cessé d’être empreintes : de la radicalité.

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Sources :

– citations de Douglas Sirk : HALLIDAY, Jon. Conversations avec Douglas Sirk, nouvelle édition augmentée, Paris, Cahiers du Cinéma, coll. « Atelier », 1997, 255 p.
– citations de Rainer Werner Fassbinder : FASSBINDER, Rainer Werner. Fassbinder par lui-même : entretiens (1969-1982), Paris, G3J, 2010, XXIV-528 p. et FASSBINDER, Rainer Werner. Les Films libèrent la tête, L’Arche, 1985, 176 p.
– ABET, André. « Tout ce que le Ciel permet », dans Les Cahiers de la cinémathèque, n° 28, été 1979, spécial « Pour une histoire du mélodrame au cinéma », p. 149-151
– BINETRUY, Pascal. « Tout ce que le mélo permet », dans Positif, n° 623, janvier 2013, p. 100-102
– BOURGET, Jean-Loup. Douglas Sirk, Paris, Edilig, coll. « Cinégraphiques », 1984, 159 p.
– BOURGET, Jean-Loup. Le Mélodrame hollywoodien, Paris, Stock, 1985, 316 p.
– DESCHAMPS, Youri. « Un mensonge qui dit toujours la vérité », dans Eclipses, n° 46, juin 2010, p. 2-5
– SEEßLEN, Georg. Kino der Gefühle. Geschichte und Mythologie des Film- Melodrams, Hambourg, Reinbeck, coll. « Grundlagen des populären Films », 1980, 211 p.

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