White God : L’Ami Perdu

REALISATION : Kornel Mundruczo
PRODUCTION : Proton cinéma, Pola Pandora Filmproduktion, Film Partners
AVEC : Zsofia Psotta, Sandor Zsoter
SCENARIO : Kornel Mundruczo, Kata Weber, Viktoria Petranyi
PHOTOGRAPHIE : Marcell Rev
MONTAGE : Dávid Jancsó
BANDE ORIGINALE : Asher Goldschmidt
ORIGINE : Hongrie, Allemagne, Suède
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 3 décembre 2014
DUREE : 1h39
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Pour favoriser les chiens de race, le gouvernement inflige à la population une lourde taxe sur les bâtards. Leurs propriétaires s’en débarrassent, les refuges sont surpeuplés. Lili, 13 ans, adore son chien Hagen, mais son père l’abandonne dans la rue. Tandis que Lili le cherche dans toute la ville, Hagen, livré à lui-même, découvre la cruauté des hommes. Il rejoint une bande de chiens errants prêts à fomenter une révolte contre les hommes. Leur vengeance sera sans pitié. Lili est la seule à pouvoir arrêter cette guerre.

Le cinéaste hongrois Kornel Mundruczo frappe fort avec son septième long métrage d’un éclat singulier, White God, qui confirme une nouvelle fois ses engagements thématiques éminemment contemporains. Le cinéaste fut ainsi couronné du grand prix Un certain regard à Cannes cette année, hautement méritée tant la puissance de cette échappée sauvage au parfum révolutionnaire dissémine des images d’une beauté inouïe et intrinsèquement paraboliques. On pourrait même regretter que White God n’ait pas figuré dans la compétition officielle et, par ailleurs, on pourrait paradoxalement se réjouir des divisions critiques qu’il provoque. Car c’est bien connu, les films qui animent les débats sont souvent les plus retors, sinon les plus puissants…

LA POÉSIE DU CHAOS

Budapest. Sous le soleil matinal, la ville se dévoile, déserte et majestueuse, dans des plans larges d’une étrangeté inanimée. La douceur de ces paysages appuyée par le sifflement du vent et le calme retentissant suggère, en ouverture, l’hypothèse d’un cataclysme. Dans ce désert urbain s’invite alors une jeune fille à vélo parcourant les avenues, traversant le pont Elisabeth, contournant les voitures à l’arrêt au milieu de la chaussée. Au loin, on entend déjà la grondement de la menace, une meute de chiens qui la rattrape alors que retentissent les notes saisissantes de la deuxième Hungarian Rhapsody de Liszt. Dans un effet ralenti renforçant l’urgence de la situation, la multiplication des plans, de champs en contre-champs en passant par une plongée fixe absolue filmant la horde rapide dépassant la jeune fille, couvre l’effet de danger diffus dans lequel l’humain, seul au monde, se trouve plongé.

Ce préambule (qui constituait finalement la majeure partie d’une bande-annonce très bien pensée) conserve une part de mystère autant qu’il agit comme un avertissement pour le spectateur. Suite à cela, le film se déroule à rebours, remontant le temps pour dérouler l’ensemble des causes jusqu’à cette même scène rejouée cette fois-ci sans aucun ralenti, sans aucune note de musique. L’aspect quasi imaginaire de la scène d’ouverture disparaît pour gagner en gravité et s’ancrer davantage dans le présent bien réel de l’affrontement entre humains et animaux. Ainsi, dans une chorégraphie enragée et cathartique, les chiens bousculent ce jeune personnage féminin autant qu’ils sont amenés à questionner le fondement des rapports d‘autorité (et à l’autorité), incarnent autant qu’ils voudraient réparer le chaos organisé par la société. L’aspect parabolique de White God est évident dès cette scène d’ouverture, et il trouve substance dans l’enchaînement des causes qui s’en suivent. La meute de chiens sort des cadres dans lesquels ils étaient circonscris (les terrains vagues et espaces marginaux de la ville) et censés rester sous le contrôle des humains (la fourrière) pour investir tel un raz de marrée les quartiers centraux de Budapest. La réponse aux injustices infligées à ces chiens abandonnés est instantanée. Aussi inattendue que surprenante, cette révolte vengeresse inverse l’ordre des choses et bouleverse les rapports de force.

La fuite en avant de ces chiens appelle nécessairement le repli des hommes, et c’est bien là – et seulement là, contrairement à ce que peut suggérer l’accroche de l’affiche française du film tirée de l’analyse du magasine Version Originale – que l’on peut effectivement rapprocher White God des terrifiants Oiseaux de Alfred Hitchcock (1963, voir seconde photo ci-dessus). Quelques plans sont ainsi des références directes consciemment insérées dans le récit, tels que le retranchement d’une femme hurlant dans sa voiture alors que des chiens bondissent de tous les côtés ou encore l’encerclement du théâtre par la meute, qui viennent rappeler l’enfermement de Melanie (Tippi Hedren) dans la voiture, la cabine téléphonique ou la maison dans le thriller horrifique de Hitchcock. Plus globalement, les cages derrière lesquelles sont captés les regards désespérés des chiens révèlent la puissance de contrôle des hommes appelés à « rafler » les animaux errants et à les faire disparaître dans l’ombre de la société. Pour ces chiens, la révolte, sinon la révolution, revient à marcher sur l’autorité et inverser le rapport de force, de mettre en cage les humains pris de court et de le placer non seulement face à leurs peurs primaires mais aussi face à la conséquence de leurs actes.

LES MEILLEURS AMIS DE L’HOMME

Mais si, dans Les oiseaux, les raisons de la menace restaient inconnues – dimension décuplant d’ailleurs le dispositif d’angoisse –, les causes de la révolte canine dans White God sont quant à elles plus évidentes. Kornel Mundruczo met en image une réalité camouflée, celle d’un rejet institutionnalisé des chiens « bâtards » pour n’accepter que les « pure race » au sein de la société. Ce postulat qui induit une taxation par les autorités politiques des ménages possédant un chien croisé n’est pas si éloigné de la condition réelle des animaux en Hongrie, de fait souvent abandonnés, errants dans les rues, parfois recueillis dans des structures surpeuplées qui éliminent les chiens non récupérés par leurs propriétaires. C’est bien en constatant cette réalité que le réalisateur a souhaité mettre en scène cette histoire qui porte en elle la trajectoire politique de la Hongrie acquise depuis les élections législative de 2010 aux libéraux-conservateurs emmenés par Viktor Orban, depuis lesquelles le parti s’impose aux deux tiers de l’Assemblée pour dicter sa voix régressive face à une opposition inepte. La très forte portée métaphorique du film ouvre la voie à cette interprétation, éventuellement à la rigueur internationale renforcée depuis plusieurs années au niveau européen et marquée par une montée alarmante des extrêmes en politique.

A cet égard, White Dog rappelle l’un des derniers films de Samuel Fuller, Dressé pour tuer (White Dog, 1982 – voir quatrième photo ci-dessous) qui raconte la tentative de récupération, par un homme noir, d’un chien conditionné à attaquer et tuer les Afro-américains. Il s’agissait ici de montrer comment l’animal dressé agit non pas de manière consciente mais répond à des connotations simplement visuelles au reflet de la bipolarité d’un monde en « noir et blanc ». En cela, White God est un film à charge contre l’Amérique d’après la déségrégation raciale, dont la configuration sociale est dictée par l’Homme Blanc. Si le film de Samuel Fuller montrait le reconditionnement de l’animal comme une forme de retour à l’humanité, White God de Kornel Mundruczo présente le conditionnement qui avait été laissé hors-champ en 1982. Les chiens errants sont réappropriés, affamés, dressés à s’affronter dans un cadre de combat élaboré spécialement par les humains qui tirent le bénéfice de paris sur le chien vainqueur, comme Alejandro Gonzales Iñarritu le faisait déjà dans Amours Chiennes (2000). Mais la différence fondamentale de White God réside dans sa tendance à montrer la persistance de la sensibilité de ces chiens conditionnés à se battre. Ainsi, Hagen, héros de la révolte, parvient à témoigner une forme d’empathie envers les adversaires qu’il a dû tuer pour survivre, là où la sauvagerie canine était poussée à bout dans les combats d’Amours Chiennes.

La singularité de White God repose sur cet équilibre majeur auquel le réalisateur prête attention en filmant les chiens tels des héros aspirant à la liberté et à la reconnaissance qu’elle appelle. Mundruczo suit chacun de leurs mouvements et saisit leur regard afin de transmettre leur état intérieur – la peur, la rage, la détermination, la tristesse. La caméra du réalisateur va même jusqu’à adopter leur point de vue interne en filmant à l’épaule, nerveusement, et en nous invitant à voir l’affrontement à travers leurs yeux. Par souci de réalisme, le film n’emploie pas d’effets spéciaux dans les scènes collectives (on félicitera l’immense travail des dresseurs pendant près de six mois de préparation), et les chiens deviennent ainsi de véritables acteurs de cinéma, complètement crédibles, parfois drôles et souvent touchants. Hagen est d’ailleurs joué par deux jumeaux, Luke et Body, chacun interprétant une facette du comportement du personnage, portant le film et méritant les honneurs (Body s’est d’ailleurs vu remettre la « palme dog » au dernier festival de Cannes) ! Ainsi montrés sous un angle humaniste, les chiens sont placés à égalité des êtres humains, et c’est bel et bien ce procédé perpétuel de champ/contre-champ entre l’homme et l’animal, de rapport frontal que nécessitait cette guerre urbaine qui vient requestionner les parois de l’humanité. Le meilleur ami de l’Homme devient son meilleur ennemi dans cette course sauvage à la justice qui retrouve plus largement la conclusion selon laquelle celui qui n’aime pas les animaux n’aime pas les hommes.

LA RAGE DE L’ADOLESCENCE

Mais si seulement White God en était resté à cette parabole politique… Le film, en effet, se déploie sur un autre niveau de lecture, plus intime, à travers le personnage de Lili (Zsofia Psotta), jeune adolescente « condamnée » à vivre chez son père pendant trois mois en l’absence de sa mère, partie en tournée musicale en Australie. Maîtresse de Hagen, celle-ci doit arbitrer la haine de son père pour les chiens et son amour pour lui, jusqu’au jour où la dénonciation d’une voisine de la présence d’un « bâtard » dans l’immeuble – perpétuation actuelle d’un parfum de nouvelles formes de collaboration – enclenche l’engrenage qui conduira au chaos. Ainsi, la recherche de Hagen menée par Lili tout au long du film est autant celle de sa propre identité en période d’adolescence qui la pousse à s’ériger contre son père et contre l’ensemble des choses qui lui sont imposées, du cadre familial éclaté par la séparation de ses parents à la pratique de la musique dans un orchestre dont l’écho rythme l’affrontement tout au long du film, la figure autoritaire du chef-d’orchestre en passant par les lois politiques qui freinent sa relation avec Hagen.
Il fallait à White God cette présence intermédiaire entre les chiens victimes d’un système et les hommes qui l’alimentent, qui favorisent l’effet de miroir humaniste donnant d’autant plus de pertinence au champ/contre-champ, en particulier dans le dénouement d’une triste beauté sidérante. Lili est, au même titre que les chiens, victime des attentes rigides de la société. Elle incarne la même innocence en voie de perdition.

Moins film de genre qui tourne à la pure vengeance sanguinaire que fable humaniste qui porte en elle le reflet d’un malaise global, White God n’appartient ainsi à aucune classification précise et ne se soustrait jamais à l’ambiguïté, portée jusque dans le choix même du titre. Cet intitulé qui se joue de la proximité des termes dog-god s’éloigne ici de la clarté qu’avait signifié Samuel Fuller en 1982 pour questionner l’identité de ce white God. Si Lili, en « charmeuse de chiens », aurait pu incarner cette figure, elle semble malgré tout plus appropriée au père qui dicte sa conduite et en sanctionne par le stigmate les écarts et, à travers lui, une entité plus lointaine qui impose sa volonté et fait figure de domination par des décisions idéologiques au fondement du cloisonnement de nos sociétés contemporaines.

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