U-Turn

REALISATION : Oliver Stone
PRODUCTION : Phoenix Pictures, Illusion Entertainment, Clyde in Hungry Productions, Columbia TriStar Films, Canal+
AVEC : Sean Penn, Jennifer Lopez, Nick Nolte, Powers Boothe, Joaquin Phoenix, Claire Danes, Billy Bob Thornton, Jon Voight, Brent Briscoe, Abraham Benrubi, Julie Hagerty, Bo Hopkins, Laurie Metcalf, Liv Tyler
SCENARIO : John Ridley
PHOTOGRAPHIE : Robert Richardson
MONTAGE : Hank Corwin, Thomas J. Nordberg
BANDE ORIGINALE : Ennio Morricone
ORIGINE : Etats-Unis, France
GENRE : Comédie, Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 14 janvier 1998
DUREE : 2h04
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Bobby Cooper ne pensait pas vivre les pires mésaventures de son existence lorsqu’il roulait à tombeau ouvert vers Las Vegas, sur une route de l’Arizona. Cependant, une panne mécanique le plonge dans un univers des plus incongrus. Dans une ville isolée où il cherche à réparer sa décapotable, les ennuis le poursuivent. Bobby rencontre Darrell, un mécanicien qui se montre rassurant, puis fait la connaissance d’un étrange Indien et d’une ravissante métisse, Grace. En répondant à ses avances, Bobby plonge sans s’en rendre compte dans un terrifiant engrenage…

Sang, sueur, adrénaline, testostérone et jus de scorpion : Oliver Stone passe tout ça au shaker avant de servir un cocktail brûlant comme l’enfer. Son film le plus acide… mais aussi le plus drôle !

Comment définir U-Turn ? Disons que c’est l’histoire d’un type dont on sait dès le départ qu’il n’arrivera pas à rembourser sa dette. Précision : on ne parle pas tant du personnage joué par Sean Penn que d’Oliver Stone lui-même. C’est bel et bien le cinéaste enragé de Platoon et de JFK qui broie sévèrement du noir en cette foutue année 1997 : un partenariat affreux avec le producteur Arnon Milchan qui l’aura mis plus bas que terre, un léger « complexe du punching-ball » qui l’aura poussé à stopper son activité de producteur (surtout après la gestation houleuse du Larry Flynt de Milos Forman), sans oublier le cuisant échec commercial de Nixon qui manque de faire écrire son nom sur la black-list hollywoodienne. On imagine le bonhomme désireux de faire demi-tour, de changer de route, de zigzaguer en fonction de ses envies avec plus de liberté et moins de contraintes. Bref, de se la jouer punk à défaut de passer pour un con aux yeux d’Hollywood. Le titre de cette nouvelle œuvre n’avait donc rien de mensonger : voilà bien le film du « détour », délaissant le champ de l’Histoire américaine (avec ce que cela suppose de fresques citoyennes, de biopics divers et d’affaires polémiques) au profit du contre-champ de la contre-culture yankee (avec un paysage ruiné qui réouvre la mine des visions poisseuses et décalées). Ce parti pris-là, Stone l’avait alors déjà mis en pratique sur un film, et quel film ! Sorti en 1994, Tueurs-nés avait en effet lâché les premiers signes avant-coureurs de ce miroir sociétal déformant, en l’occurrence sous la forme d’un maelström chaotique qui donnait à ce parcours d’un couple de serial-killers une grande force allégorique, vouée à pénétrer la psyché autodestructrice d’une Amérique conditionnée par ses mythes autant que par ses images. Moins excessif en comparaison (mais pas moins politisé pour autant), U-Turn mange très clairement du même pain en s’imposant comme un ovni total, si chargé de la colère et de la frustration de son créateur qu’il se privait d’entrée de tout retour en grâce (l’échec au box-office fut là encore terrible). A la fois « film noir » et « film soleil » (si l’on reprend les mots de Stone), certes rigolard et ironique vis-à-vis du ridicule et de l’inconstance de la vie, mais surtout centré sur les illusions que l’on se fait à propos de soi-même et déroulant tout le spectre de l’exagération bizarre jusqu’à ce que les vautours aient le dernier mot.

Le héros du film, Bobby Cooper (incarné par un extraordinaire Sean Penn), est ainsi moins un personnage à part entière qu’une surface toujours plus malmenée et détruite. Il est facile d’y voir un miroir déformant de Stone tel qu’il se projette sans doute au sein de la famille hollywoodienne – un « truand » sans envergure condamné à rembourser sa dette à des « mafieux » qui ont le bras long – qu’un jouet enchaîné au bon-vouloir d’un destin quasi mystique. A peine ce loser ouvre le film en traçant sa route en plein désert de l’Arizona, on le devine déjà condamné, cadré par l’abus de décadrages, désorienté par mille faux raccords et axes contradictoires. Sans parler de ce décor originel du western, d’entrée souillé par un générique qui en rature la carte postale à force d’y griffonner ses titres et par une matière symbolique que l’on sait capable d’influer sur l’intrigue – plan gorasse de vautours qui déchiquètent en gros plan les entrailles encore chaudes d’un coyote. La spirale est d’ores et déjà tracée. Pas d’espoir qui pourrait briller, juste une poire qui va brûler. La faute à qui ? La faute à quoi ? D’abord à une foutue durite qui pète en plein cagnard, et qui pousse hélas ce pauvre Bobby à faire une halte à durée indéterminée dans la petite ville voisine de Superior. A partir de là, rien de moins que des emmerdes à la pelle, incarnées par une galerie de personnages hauts en couleur. En vrac : une femme fatale en jupe courte (Jennifer Lopez), un promoteur immobilier au sang chaud (Nick Nolte), un shérif louche en voiture (Powers Boothe), une petite frappe parano-maso (Joaquin Phoenix), une pin-up trop saute-au-paf pour être honnête (Claire Danes), un Indien aveugle qui se la joue philosophe (Jon Voight), un garagiste crasseux et véreux (Billy Bob Thornton), sans oublier deux braqueurs crétins qui réduisent accidentellement en poussière le gros magot que Bobby devait rendre à ses créanciers. A chaque rencontre – nouvelle ou répétée – avec cette faune visiblement née sous le signe du Scorpion, toujours la même mécanique visant à reléguer Bobby au rang de pantin ironique, si malchanceux et acculé par le champ lexical complet du grain de sable que celui-ci lui enraye fatalement les neurones. Presque un jeu cruel et décalé au sein d’un genre dont toutes les figures centrales, au premier abord, sont parfaitement identifiables.

Le scénario de John Ridley, adapté de son propre roman Ici commence l’enfer (Stray Dogs en VO), avait pour objectif initial de replonger avec l’ambiance des polars 50’s, notamment les romans de Jim Thompson. Avant de tordre ses archétypes, U-Turn fait ainsi mine de les réciter : les grands espaces du Sud-Ouest américain, les bleds paumés, le héros paumé, la femme fatale, l’époux violent et cocufié, l’autochtone suspicieux, les électrons libres, le braquage qui foire, le chantage qui dérape, etc… Avec, pour solidifier le premier plan, un retour à cette sécheresse du dialogue et des enjeux dont tant de cinéastes américains ont su faire preuve dans leur approche du film noir – les frères Coen avec Blood Simple, Billy Wilder avec Assurance sur la mort, Robert Siodmak avec Les Tueurs, Dennis Hopper avec Hot Spot. Si nouveauté référentielle il y a dans U-Turn, Stone l’injecte par la transgression et l’absurde, n’hésitant pas à laisser un inceste père-fille épicer un lien conjugal déjà très malsain à la base (c’est le côté Chinatown de la chose) ou à lorgner vers le cinéma de Luis Buñuel à mesure que cette « ville-poubelle » de l’Arizona apparaît à Bobby comme une prison symbolique dont il ne peut pas s’échapper. En parfait « aimant à merde » piégé dans ce vaste nid de serpents déglingués, Bobby passe tout le film à faire les frais – physiques et psychologiques – des rebuts les plus déformés d’une nation qui n’a pas su prendre en charge ceux qui se sont sacrifiés pour elle. Le mythe américain a tôt fait de perdre ici ses dernières molaires à travers la définition de deux couples. A ma gauche, Joaquin Phoenix et Claire Danes en parasitent les figures les plus iconiques en se figeant ad nauseam dans un style tantôt grimaçant tantôt dégénéré – il faut voir ce sacré ravalement de façade imposé par le premier envers la figure de Johnny Cash ! A ma droite, Nick Nolte et Jennifer Lopez reproduisent par leur lien incestueux le souillage carnassier des peuples natifs par les colons – la première, ironiquement appelée Grace, est une descendante du peuple apache qui croule sous les assauts répétés d’un père blanc ultracapitaliste. Au centre de cette idiocratie impossible à freiner, Sean Penn – dans un rôle initialement prévu pour Bill Paxton – matérialise l’Américain moyen et médiocre, dénué de cette philosophie dont fait preuve cet étrange clochard indien, mystique et vétéran du Vietnam, à travers lequel Jon Voight semble bel et bien servir de relais au point de vue intime de Stone.

Sans surprise, le cinéaste joue de nouveau les « violeurs de forme » trois ans après Tueurs-nés, imposant un montage hallucinogène, véritable anthologie de la diffraction au sens large, où se déploie une large palette d’effets : jump-cuts, surimpressions, sautes d’images, pellicule surexp(l)osée, décadrages à gogo, montage dans le mouvement, etc… C’est là que le choix du chef opérateur Robert Richardson – futur collaborateur de Quentin Tarantino à partir de Kill Bill – apparaît des plus judicieux. Certes, on ne s’étonnera pas d’investir dès la scène d’ouverture une atmosphère ouvertement baroque, jouant à loisir sur les couleurs vives et l’exagération des teintes pour mieux faire jeu égal avec la caractérisation fiévreuse et quasi cartoonesque des personnages. Mais le film sidère surtout par la texture même de son image, laquelle découle en réalité d’un tournage effectué sur pellicule inversible, qui consiste à placer le négatif original dans la caméra et à l’exposer directement – et non sans risques – à la lumière. D’où cette impression d’une pellicule 35mm qui ne cesse de transpirer et de suer de tous les côtés, créant ainsi une sensation de chaleur bien plus tangible qu’avec n’importe quelle photo cramoisie de Michael Bay. Le film exhale par la même occasion une dimension chamanique qui, pour le coup, ne découle pas seulement de l’image comme cadre symbolique d’une nation noyée dans son propre chaos. Elle provient aussi de la bande-son, en particulier de ce bestiaire musical – notamment des bruits de serpents via l’usage d’un harmonica – que Stone aura réclamé à un Ennio Morricone peu enthousiaste à l’idée de pasticher ses westerns pizza. On sent ainsi un film comme habité par des forces sombres, pour ne pas dire démoniaques, où la noirceur et la monstruosité ne cesse d’être exacerbées, exagérées, poussées à l’extrême de manière à ce que l’effroi violent se change en rire grinçant. D’aucuns auront beau continuer à le juger peu subtil dans sa mise en scène, Stone ne leur tend pas ici la main, bien au contraire. Il donne le bâton pour se faire battre, se joue du grotesque avec gourmandise, fait vriller les codes du genre à chaque détour narratif, adopte la position d’un funambule quitte à chuter dans la trivialité un poil forcée (grande scène de coitus interruptus où Sean Penn se finit derrière un arbre !). Ce qui le rend victorieux tient tout bêtement dans cette rage, dans ce goût du tapissage apocalyptique qui refait le visage du western en lui collant le masque du néo-noir le plus ricanant.

Passer du somewhere au nowhere, c’est en quelque sorte le schéma inversé du western, la nouvelle frontière qui s’efface au lieu de se redessiner. Comme mû par l’envie d’en découdre et d’exorciser son propre désespoir, Oliver Stone met donc les bouchées triples pour amener son spectateur là où il destine son protagoniste, c’est-à-dire au bord du précipice. U-Turn ne s’impose ainsi pas seulement comme son expérience de cinéma la plus sensitive, mais comme le « trou noir » dans lequel son regard à la fois patriote et désenchanté sur l’Amérique se devait de plonger. Il lui fallait tutoyer la fange de son propre pays pour pouvoir se purger et repartir ensuite sur de nouvelles et meilleures bases. C’est ainsi que deux ans plus tard, via un vrai retour en grâce au box-office, L’Enfer du dimanche aura réussi à valider l’importance de ce courageux choix de carrière, imposant sous une forme toujours aussi survoltée – mais déjà plus accessible – un vibrant éloge de l’esprit d’équipe qui allait de facto conditionner la dimension, bien plus apaisée et concentrée, de ses futurs films. Et d’un autre côté, il aura fallu attendre l’année 2012 et la sortie de l’hypnotique Savages pour ressentir à nouveau cette force de frappe acide et hallucinatoire que Stone avait su injecter dans les veines d’U-Turn. Ce flot d’images et de sons, objet de souffrance autant que de jouissance, demeure plus que jamais un appel à se frotter de très près au plus gros paradoxe du monde moderne : une banqueroute spirituelle à ciel ouvert où le réel se plie aux assauts d’une absurdité tous azimuts, et où la déformation invite au lâcher-prise le plus libérateur. Le néo-noir d’Oliver Stone a ainsi le relief d’une intersection. Deux voies possibles : continuer à se saouler la gueule au jus de scorpion sur une ligne droite toute tracée (versant cynique) ou braquer sèchement son propre volant vers ce qui s’apparente à un chemin de traverse propice à l’état second (versant mystique). Stone a fait son choix, et ce fut le bon, tant son cinéma n’en fut que plus solide par la suite. De notre côté, sans être confronté au même choix, on sait au moins quoi faire en sortie de projection d’un tel film : demi-tour vers l’entrée.

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