The World

REALISATION : Jia Zhang-ke
PRODUCTION : Ad Vitam, Bandai Visual Company, Lumen Films, Office Kitano, Shanghai Film Group
AVEC : Zhao Tao, Chen Taisheng, Jing Jue, Jiang Zhong-wei, Wang Yi-qun, Wang Hongwei, Jing Dong Liang, Shuai Ji, Wan Xiang, Alla Shcherbakova
SCENARIO : Jia Zhang-ke
PHOTOGRAPHIE : Yu Likwai
MONTAGE : Kong Jinglei
BANDE ORIGINALE : Lim Giong
ORIGINE : Chine, Japon
TITRE ORIGINAL : Shijie
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 8 juin 2005
DUREE : 2h13
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Tao et son petit ami Taisheng sont tous deux employés au « World Park », parc à thème dans la banlieue de Pékin qui réunit les miniatures des monuments les plus célèbres du monde entier. Chaque jour, Tao chante et danse devant le public tandis que Taisheng travaille comme gardien de sécurité. Ils sont pleins d’ambition et de rêves, mais la dure réalité de la vie dans le parc ne cesse de rendre leur relation compliquée…

Le meilleur film de Jia Zhang-ke est aussi le plus explicite sur les mutations du monde contemporain et la multitude de simulacres qui le caractérisent. Une œuvre essentielle autant qu’universelle.

« Faites le tour du monde sans quitter Pékin », peut-on lire d’entrée en guise de slogan accrocheur pour le World Park. Trois quarts d’heure plus tard, on aura droit à un autre, pas mal non plus celui-là : « Tu me donnes un jour, je te donne le Monde ». Deux catchlines sans ambiguïté vis-à-vis de l’éternel sujet d’étude – clairement géographique – d’un cinéaste dont l’aptitude à prendre le pouls d’une Chine en mutation n’est plus à démontrer depuis déjà trois décennies. Est-ce pour autant cette tonalité sociale qui vaut encore aujourd’hui à Jia Zhang-ke de passer pour un peintre hors pair des transformations tangibles du contemporain ? Faux. Ce serait même plus que réducteur. Parce que la vibration romanesque reste plus que jamais le fil d’Ariane qui enrichit son approche des différentes couches sociales de son pays et des rapports transversaux qui s’y installent. Parce que sa forte captation de l’intime à travers le collectif (et vice versa) puise sa pertinence dans la face cachée du soi-disant miracle économique chinois, source directe d’un pouvoir plus ou moins abstrait qui s’impose au monde sans crier gare et imprime sa marque sur les rapports humains. Parce que les individus qu’il filme, quand bien même ils rament à contrer leur statut de pions passifs au cœur de cette évolution incontrôlable, portent en eux l’espoir d’un monde meilleur qui suffit à tordre les ficelles mélodramatiques propres au cinéma social le plus clicheteux. Parce qu’enfin, la modernité de son écriture, brouillant génialement la dichotomie entre fiction et documentaire, constitue la cerise sur le gâteau. Sorti en 2005, The World a quelque chose de profondément explicite au sein d’une filmo dont il est toujours à l’heure actuelle le point central. Il faut d’abord rappeler que ce film aura permis à l’underground JZK de se libérer de l’emprise de la censure chinoise – celle-ci ayant libéralisé sa politique deux ans plus tôt dans le but de lever les interdictions. Il faut enfin dire que l’ampleur du film ne vient pas juste de ce déploiement de mille perspectives sur des sujets sérieux pour le gouvernement chinois (nouvelles technologies, travailleurs migrants, ouverture sur le monde extérieur). Elle vient surtout de son incroyable décor, traité comme un milieu symbolique à part entière. Ce décor, c’est le « monde ». Pas le vrai, mais une copie du vrai. Du faux, donc, mais avec du vrai dedans.

Parce que son actrice et désormais épouse Zhao Tao avait auparavant travaillé dans un lieu du même genre, Jia Zhang-ke opte ici pour un parc gigantesque, monde irréel et factice – mais pourtant bel et bien authentique – qui dessine les contours d’une métaphore sociétale. Un parc d’attractions ? Plutôt un parc à thème, à vrai dire, tant on sent bien que l’amusement et les sensations fortes sont peu susceptibles d’y prendre racine par rapport à la pure déambulation, plus ou moins désintéressée. Ici, on visite les décors du monde entier à échelle réduite comme pour s’épargner l’envie de voyager loin de chez soi – c’est très pratique d’avoir tout à proximité. On va en France, en Inde ou au Japon comme on irait chercher son pain à la boulangerie du coin – à peine quelques mètres à pied pour passer de la Tour Eiffel aux pyramides de Gizeh. On contemple un Manhattan de poche où le World Trade Center est encore debout, et ce bien que les attentats du 11 septembre 2001 aient déjà eu lieu – les images d’Epinal ont décidément pris racine autant que les poncifs de tel ou tel genre cinématographique. On fait mine de s’ouvrir sur le reste du monde tout en marchant dans un lieu cloisonné aux abords de Pékin – tous les visiteurs et les employés savourent ici une liberté encadrée. Bref, on prend acte d’un univers où le simulacre est devenu la norme et où l’effet de dépaysement se teinte d’une franche absurdité. Voyager beaucoup tout en restant sur place ? C’est la mondialisation en cours qui laisse sa psyché se réincarner à chaque nouveau détour sans jamais crier son nom. C’est aussi la possibilité de dupliquer l’immatériel minuscule (un cliché parmi tant d’autres) qui va de pair avec l’impossibilité de reconstruire le matériel majuscule (des existences, des sociétés, des traditions). C’est également le métissage qui devient le plus séduisant des pièges, prompt à générer un réel sentiment de perte (d’identité comme de repères). C’est enfin le postulat à accepter d’entrée afin de se frayer le meilleur chemin – celui qui n’est pas balisé – dans cet espace qui délocalise et érotise tout ce qui est exotique. Politique, histoire, géographie : trois arrière-plans en symbiose parfaite autour d’un lieu unique en son genre.

Les personnages de The World vivent ainsi une sorte de still life (pour faire un clin d’œil au film suivant de JZK, quasi jumeau de celui-ci) au sein d’un décor – ou plutôt un milieu – qui cristallise à lui seul, par le contenu et le contenant, la métamorphose du capitalisme chinois. En cela, s’il transpose ici le malaise provincial de ses films antérieurs dans la périphérie de la capitale chinoise, le cinéaste de Platform et d’A Touch of Sin met surtout en scène des chassés-croisés (pas que) amoureux entre des êtres soumis à des angoisses difficiles à atténuer. Ce qui, malgré tout, ne les prive pas d’un dévorant désir de vivre, à l’image de ce que révèle ce long plan-séquence d’ouverture où la belle Tao, déguisée en danseuse indienne, déambule dans les loges du sous-sol d’une salle de spectacle à la recherche d’un pansement censé soulager son pied. Du couloir central aux loges adjacentes se dessine dans ce plan un vrai réseau de solidarité et de maîtrise, sans stress ni déprime, mais avec énergie et sourire. L’envers de cette ouverture lumineuse, c’est ce que semble annoncer la scène qui suit, superbe effet de longue focale sur une vue d’ensemble du parc qui fait apparaître en simultané le titre du film et un vieux paysan pauvre qui se tourne vers la caméra. On ne met ainsi pas bien longtemps à dénicher la réalité des coulisses du World Park. Les gardiens du parc sillonnent le parc à pied ou à cheval, talkie-walkie à la main, tout en effectuant leurs petits trafics, entre espionnage en sourdine et larcins en cascade. Les nouvelles venues d’ailleurs – dont des actrices russes – sont privées illico de leurs passeports comme si elles intégraient une prison. L’utilisation d’une main d’œuvre bon marché – beaucoup de provinciaux jetables qui tentent ici de fuir la misère – trouve vite un écho avec cette contrefaçon de produits européens qui s’incruste dans l’arrière-plan du récit. Des couples se forment par-ci par-là, mais sous l’effet pervers de la pression (une tentative d’immolation par le feu contraint une danseuse à accepter la demande de mariage de son petit ami ultra-jaloux) ou de la corruption (unetelle obtient du galon en couchant avec le directeur du parc). Des accidents se produisent – un jeune ouvrier inexpérimenté meurt durant des heures supplémentaires nocturnes sur un chantier. Et en bout de course, la tentation adultère menace le couple central Tao-Taisheng, lequel estime pourtant la fidélité amoureuse comme seul horizon digne de ce nom face à des perspectives sociales au point mort.

Entièrement construit sur des trajets et des allers-retours de part et d’autre du parc, The World avait tout pour friser l’immobilisme ou le surplace. C’est le mouvement des destins visualisés qui suffit à contourner ce piège. De la même façon que Pékin se métamorphose physiquement, laissant des néo-buildings sortir de terre là où de vastes taudis attendent d’être rasés, chaque individu fait mine de prendre acte du tournant intime dans lequel il s’inscrit, mais semble aussi hésiter sur la méthode à employer : foncer tête baissée ou trouver sa vitesse de croisière ? Le rythme du film se cale sur cette hésitation, porté par les nappes d’électro fluides et aériennes de Lim Giong (à qui l’on devait l’inoubliable partition musicale de Millennium Mambo), et même amplifié par l’autre grosse valeur ajoutée du film, pour le coup vraiment inattendue. En effet, à chaque réception d’un SMS par un personnage succède ainsi une séquence en animation Flash qui revisite son état d’esprit sous un angle onirique et décalé. Cet effet de style, tout sauf gratuit, crée certes un contraste chaleureux avec l’élégante froideur de la mise en scène de JZK, mais pas que : il relaie surtout ce cocon d’irréalité et d’immatérialité dans lequel baignent les personnages du film, aliénés et aveuglés par leur propension à la rêverie. La fausseté criante du parc arrive parfois à créer de vrais instants de plénitude, à l’image de ce plan magnifique de Tao en costume de mariée qui danse sur une scène inondée de neige artificielle, mais l’effet-boomerang par lequel elle exhibe salement ses artifices remet sans cesse les pendules à l’heure. Une scène précise l’illustre très bien : à l’issue d’une dispute conjugale en chambre, Tao et Taisheng sortent se réconcilier en se laissant filmer sur un faux tapis volant, ce qui les réduits à l’état de vulgaires incrustations sur un fond vert. Le climax du film, qui parachève leur love-story de la façon la plus tragique qui soit, prend elle aussi source dans un problème de vision et de lecture – un SMS mal interprété, le nom d’une femme inconnu au bataillon. Quant à la dévitalisation progressive qui touche les autres « résidents » du parc, c’est le décor lui-même qui la souligne : ici une sororité cherche le bonheur dans un bar-karaoké futuriste qui mouline du dragueur pénible, là un gardien kleptomane est renvoyé par son patron en plein décor du sphinx d’Egypte (cela dit tout de la traversée du désert qui lui pend au nez).

D’aucuns auront beau reprocher à JZK une obsession architecturale pour ces ruines dans lesquelles déambuler est signe de mélancolie, ce parti pris trouve ici une incarnation en or. Pas seulement en raison des contrastes et des couchers de soleil qui trustent chaque scène, mais parce que ces cathédrales vitrifiées en toc, parsemées de signaux multiples (téléphones portables qui sonnent non-stop, mégaphones qui crachent en boucle le même sabir incompréhensible et non sous-titré), ont le chic pour paraître vides lorsque l’on se presse et se concentre à l’intérieur. Des « déserts peuplés », en quelque sorte. Le plein n’y est que le reflet du vide, le vide n’y est que l’illusion du plein. En partant de là, et histoire de finir l’année 2023 sur une porte ouverte, une question se pose : où se situer soi-même dans le « monde » ? Comment trouver sa place dans un univers aliéné et aliénant où tout n’est désormais que simulacres divers, repères brouillés, folklores dupliqués, valeurs corrompues et éthiques en déliquescence ? Ne pas s’y tromper : quand bien même il se passe en Chine et s’efforce de la garder dans son viseur critique, The World est une œuvre profondément universelle dans les angoisses et les appréhensions qu’elle met en perspective vis-à-vis d’un XXIe siècle de moins en moins porteur d’espoir. A moins que l’espoir ne soit ici à dénicher dans l’esquive, la subversion des conventions. Bonne pioche au vu de ce long plan final qui accompagne l’extraction des deux protagonistes de leur domicile, morts asphyxiés par le gaz de leur chauffage et allongés côte-à-côte sous la neige tombante. Savoir que Jia Zhang-ke a su imposer cette scène à la censure chinoise par le fait que Tao et Taisheng seraient « deux jeunes flottants qui auraient enfin retrouvé le contact avec la terre » nous invite à ne pas lire cette déclaration comme une pirouette. C’est par le biais de la tragédie apparente que le cinéaste laisse filtrer un possible rayon de lumière, et en soi, la façon de faire est osée. Juste avant que le générique de fin ne s’enclenche, l’écran noir laisse ainsi filtrer ces derniers mots : « Sommes-nous morts ? – Non, on est à peine au début ». A méditer…

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