The Dark Knight Rises

REALISATION : Christopher Nolan
PRODUCTION : Warner Bros Pictures, DC Entertainment, Legendary Pictures, Syncopy
AVEC : Christian Bale, Gary Oldman, Tom Hardy, Anne Hathaway, Marion Cotillard, Michael Caine, Morgan Freeman, Joseph Gordon-Levitt
SCENARIO : Christopher Nolan, Jonathan Nolan, David S. Goyer
PHOTOGRAPHIE : Wally Pfister
MONTAGE : Lee Smith
BANDE ORIGINALE : Hans Zimmer
ORIGINE : Etats-Unis, Royaume-Uni
GENRE : Action, Thriller
DATE DE SORTIE : 25 juillet 2012
DUREE : 2h44
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Il y a huit ans, Batman a disparu dans la nuit : lui qui était un héros est alors devenu un fugitif. S’accusant de la mort du procureur-adjoint Harvey Dent, le Chevalier Noir a tout sacrifié au nom de ce que le commissaire Gordon et lui-même considéraient être une noble cause. Et leurs actions conjointes se sont avérées efficaces pour un temps puisque la criminalité a été éradiquée à Gotham City grâce à l’arsenal de lois répressif initié par Dent. Mais c’est un chat – aux intentions obscures – aussi rusé que voleur qui va tout bouleverser. À moins que ce ne soit l’arrivée à Gotham de Bane, terroriste masqué, qui compte bien arracher Bruce à l’exil qu’il s’est imposé. Pourtant, même si ce dernier est prêt à endosser de nouveau la cape et le casque du Chevalier Noir, Batman n’est peut-être plus de taille à affronter Bane…

Une tempête approche. C’est ce que la bande-annonce du film le plus attendu de l’année laissait entendre. A l’arrivée, ce n’est pas une tempête que l’on récolte en plein visage, mais un ouragan dévastateur, du genre qui vous attrape sans crier gare et vous engloutit à la manière d’un siphon jusqu’à éliminer en vous tout espoir de revoir un jour la lumière. Pauvre créature noyée dans un océan de noirceur, le spectateur est piégé, emprisonné, traumatisé, un peu à l’image de la souffrance que Bruce Wayne/Batman, physiquement affaibli par des années de silence radio et psychologiquement détruit par un nouvel adversaire aussi imposant que cruel, se voit désormais condamné à subir dans une cellule de prison souterraine. On en arrive donc logiquement à l’idée-maîtresse de cet ultime épisode : le soulèvement qui mène à la renaissance. Une idée que Christopher Nolan, décidément de plus en plus surdoué dans l’illustration des paradoxes de l’être humain, porte ici à un degré de noirceur et de violence qui confine au malaise, n’épargnant aucun de ses personnages jusqu’à en faire de véritables oxymores vivants, tous gorgés de contradictions et de zones d’ombres qui viennent appuyer leur complexité de simples mortels. Et cette dernière appellation n’est en rien une exagération, tant les richesses et les audaces scénaristiques de la trilogie Batman élaborée par Christopher Nolan ne peuvent plus être considérés comme une vue de l’esprit en sortant de la projection de The Dark Knight Rises.

Revenons un peu en arrière. A contrario de la vision gothico-mélancolique des films de Tim Burton et des outrances disco-flashy des épisodes torchés par Joel Schumacher, le mythe de Batman rejoignait, sous l’impulsion de Nolan et de son brillant scénariste David S. Goyer, une approche plus audacieuse : une absence de superpouvoirs innés chez le super-héros au détriment d’un entraînement long et douloureux, avec tous les questionnements internes et éthiques que cela supposait. Qui était Batman ? Dès le premier opus, Batman begins, on pensait retrouver le personnage en terrain connu : surmonter le deuil lié à la mort des figures paternelles, combattre sa plus grande peur (la chauve-souris) en la cristallisant chez ses nouveaux ennemis, rétablir l’ordre et la justice dans une société gangrenée par le crime et la corruption, et au bout du compte, poursuivre le combat dans l’ombre, envers et contre tous, sans rien attendre en retour. Un héros masqué, pensait-on alors. Film magistral sur la perte progressive de tout repère éthique, The Dark Knight avait vite fait de contrecarrer cette idée : contraint de jouer le jeu du mensonge pour restaurer le Bien, Batman perdait toute sa teneur héroïque pour se muer en chevalier noir, figure tapie dans l’ombre qui endosse le rôle du Mal afin de mieux le détruire. En cela, la condition de justicier n’étant au final pour l’individu qu’un dépassement de soi perverti de l’intérieur, il n’était plus possible pour Bruce Wayne d’ignorer jusqu’où ce statut pouvait finir par le ronger. Et à en juger par l’état dans lequel on le retrouve au début de ce premier opus et les terribles dégâts qu’il va encore devoir encaisser, la tempête a déjà commencé à frapper les âmes vertueuses. Avec The Dark Knight Rises, le temps est venu pour Bruce Wayne comme pour le spectateur de perdre le peu d’innocence qui leur restait.

Un être détruit, donc. Huit ans après avoir décidé de faire endosser à Batman les meurtres du procureur Harvey Dent (lequel avait disjoncté en devenant Double-Face), Bruce Wayne peut se résumer à cela : fatigué, dépressif, isolé du monde extérieur. Le costume de Batman n’est plus qu’un lointain souvenir qu’il souhaite enterrer à tout prix, et la réclusion mélancolique, accentuée par la mort de son amour de jeunesse (la belle Rachel, incarnée par Maggie Gyllenheal), semble être sa seule porte de sortie pour oublier le passé. Ce silence de huit ans n’aura toutefois pas été un gâchis intégral : le calme est revenu à Gotham City, la corruption semble avoir été anéantie pour de bon grâce à la loi autrefois promulguée par Harvey Dent (lequel se voit désormais gratifié du statut de citoyen héroïque), et la loi a fini par prendre le dessus sur toute action malfaisante de la pègre. Pourtant, tout va mal. Le calme n’est qu’un leurre jouant les prolongations avant le retour du chaos. Et dehors, les inégalités sociales n’ont pas disparu, la paupérisation de la majorité s’accroît au profit d’une riche minorité, les manipulations boursières accentuent les inégalités, le malaise s’immisce au cœur des relations humaines, et de façon plus globale, le Mal se révèle tellement insidieux qu’il ne lui suffit plus d’être enfermé derrière les barreaux d’un pénitencier de haute sécurité.

Ce fléau, on le découvre dans un petit avion qu’un faux kidnapping va très vite réduire en poussière : un redoutable mercenaire du nom de Bane (Tom Hardy), d’une force impressionnante et coiffé d’un masque respiratoire qui le maintient en vie, semble avoir pris en main l’héritage de la fameuse Ligue des Ombres, avec la ferme intention de concrétiser le plan de son mentor Ra’s al Ghul (Liam Neeson) et de réduire Gotham City en cendres. La ville étant de nouveau menacée de destruction, Bruce Wayne n’a plus d’autre choix que de ressortir le costume de l’homme chauve-souris pour affronter Bane. Seulement voilà, après huit ans d’absence et une fatigue qui a pris le dessus, Batman n’est plus ce qu’il était autrefois, d’autant que Bane se révèle particulièrement coriace et obstiné. Sans compter qu’une mystérieuse femme-chat, derrière laquelle se cache une certaine Selina Kyle (Anne Hathaway), aura vite fait de compliquer les choses…

La première audace du traitement adopté par Nolan et ses coscénaristes a été d’accentuer l’échec de la figure super-héroïque, de la fragiliser jusqu’à faire de ses souffrances la vraie moelle scénaristique de son récit. Ce que l’on entendait très clairement dans Batman begins prend alors tout son sens : tomber pour mieux se relever. Mais ici, plus question d’affronter ses peurs intimes ou de se livrer simplement à une énième guerre impitoyable contre le Mal. La tâche sera plus difficile pour Batman : affronter l’échec irrémédiable qui le guette à l’horizon, côtoyer cette pulsion de mort que ce costume de chevalier noir tend à vouloir symboliser chez Bruce Wayne. D’autant que le personnage est au cœur d’un dilemme qui ne lui laisse quasiment aucune porte de sortie. Jugez plutôt : à trop vouloir être justicier d’un côté et milliardaire de l’autre, Wayne en oublie presque que sa richesse contribue à creuser les inégalités sociales, et que Bane, derrière son apparence de terroriste dénué de logique, a précisément pour ambition de faire plonger Gotham City dans l’anarchie en amplifiant la haine des classes aisées et en poussant le peuple à rejeter toute forme d’autorité. Dès lors, à la suite d’une lourde série d’attentats, la ville se retrouve coupée du reste du monde : une île urbaine à la New York 1997 sans ramification vers le continent (les ponts sont détruits). Frappé de plein fouet par Bane qui aura tôt fait de le « briser » dans tous les sens du terme (et autant être clair, ça va parfois assez loin), Wayne contemple alors le désastre qu’il semble incapable d’empêcher, et rongé par la culpabilité, s’enfonce encore plus dans sa figure de martyr. Le soulèvement du Mal contre le Bien a eu lieu, il est temps pour lui de renverser la marche du monde.

On peut le dire sans avoir peur de l’hyperbole : Nolan envoie du (très) lourd avec ce troisième épisode, ne serait-ce qu’en terme d’ambition. Le plus fort, c’est qu’il gagne sur tous les tableaux, bouclant la boucle avec une attention de métronome suite aux pistes narratives introduites dans les deux précédents épisodes, et assurant ainsi à la saga Batman une cohérence que l’on ne soupçonnait pas jusque-là. A force d’injecter massivement du réalisme au sein d’un matériau de comics propice à tous les excès (le désastreux Batman & Robin n’est plus qu’un lointain souvenir), de concentrer toute son attention sur l’apprentissage du statut de justicier, de plaquer sur ce postulat des réflexions éthiques et sociales qui placent le spectateur dans une position délicate, et de convoquer une imagerie propre aux pages les plus sombres de l’actualité, la patte Nolan confère à la figure de Batman tout ce dont elle avait été jusque-là privée sur grand écran : un ancrage définitif dans le présent, une complexité qui ne se limite pas à la simple mélancolie de l’existence (sur ce point-là, Tim Burton en faisait peut-être un peu trop), et une mythologie qui s’étend désormais vers les recoins les plus forts de la mémoire cinéphile. Preuve en est les nombreuses scènes de foule où la lutte des classes puise son énergie et où le spectre du Metropolis de Fritz Lang hante de nombreux plans (surtout celui d’une rue où les flics désarmés avancent face à l’ennemi, dans un mouvement quasi mécanique).

Plus encore, Nolan n’a pas peur de déranger son audience : au-delà de la violence inouïe de certaines scènes, The Dark Knight Rises enfonce le clou de l’ambiguïté relative au précédent volet, qu’un certain nombre de critiques n’avaient pas hésité à taxer d’œuvre fasciste en raison de son final et de l’obsession sécuritaire qu’il mettait en scène (on se souvient qu’un Patriot Act on-line avait servi à stopper les agissements d’un Joker nihiliste). Ne pas croire que l’ambiguïté va être levée, c’est même tout le contraire : aidée par un scénario qui abuse des tournures et des ruptures avec un brio rarissime, elle en sort renforcée, à la seule différence (de taille) que le spectateur ne sait plus à quoi se raccrocher. Toutes les frontières, qu’elles soient morales, politiques ou sociales, sont en train de s’embraser, ce qui témoigne davantage d’une réelle vision auteuriste que d’un énième point de vue engagé d’un côté ou de l’autre.

On le soulignait déjà à l’époque du génial Memento, et cela se confirme au centuple avec ce nouveau film : Nolan n’aime rien d’autre que les êtres torturés, taraudés par une obsession qui les hante et les affaiblit, et qui doivent désormais briser la glace (la signification du tout premier plan du film) et dépasser leurs limites pour remonter vers la lumière. Histoire de compliquer encore les choses, les scénaristes ont réservé ce traitement pour la totalité du casting : tous les personnages du film se révèlent à triple sens, leurs zones d’ombres sont révélées au compte-goutte, leur richesse insoupçonnée s’illustre ici par l’instauration d’une souffrance dont leur âme va devoir endurer le poids pendant longtemps, et l’absence de tout jugement (moral ou éthique) sur leurs actes contribue à faire du réalisateur une sorte de démiurge diabolique. Au-delà d’un Batman redresseur de torts qui devient martyr par la force des choses, on aura le bienveillant Alfred (Michael Caine) confronté à l’instabilité d’un terrible secret qui menace sa relation quasi paternelle avec Bruce Wayne, le commissaire Gordon (Gary Oldman) figé dans un silence perturbant concernant la vérité inavouable sur Harvey Dent, son collègue Foley (Matthew Modine) obsédé par l’arrestation du chevalier noir au détriment du désastre qui s’annonce, ou encore le sage Lucius Fox (Morgan Freeman) perpétuellement accroché à son désir de voir l’entreprise Wayne tutoyer de nouveaux bénéfices. Même les adversaires de Batman n’échappent pas à cette dualité : aussi brutal et sans pitié soit-il, Bane n’en reste pas moins une figure martyrisée et tragique de l’enfermement, aujourd’hui libérée de toute forme d’oppression, et même Catwoman, derrière son allure de voleuse individualiste, témoigne d’un mystère et de nombreux doutes qui la rendent plus fragile et humaine que prévu. Moins êtres archétypaux que figures tragiques d’un monde au bord de l’abîme, les personnages de The Dark Knight Rises échappent à tout manichéisme et révèlent leurs paradoxes, le regard fin et précis de Nolan servant ici de catalyseur.

Cette propension à révéler l’ambiguïté permanente de chaque entité et de la relancer toutes les cinq minutes par une succession de rebondissements qui vrillent toutes les strates du récit (le tout par un montage alterné qui tourne au faramineux) se révèle absolument prodigieuse, et d’une rareté absolument inédite dans un blockbuster de cette ampleur. Au fond, ce n’est pas si étonnant que cela, tant il est vrai que, depuis le triomphe planétaire d’Inception, Christopher Nolan s’est imposé comme le seul réalisateur de blockbusters à user d’un équilibre aussi parfait entre l’épique et l’intime, à savoir filmer une scène d’action et un dialogue minutieux avec la même attention. C’est un cinéma que l’on pourrait presque qualifier de funambule, vu qu’il menace à chaque fois de s’écrouler sous le poids d’un détail bancal (à titre d’exemple, on pourrait citer la romance a priori « gadget » entre Bruce Wayne et Miranda Tate, jouée par l’inattendue Marion Cotillard) pour finalement briser nos craintes par des revirements qui marquent l’esprit en même temps qu’ils consolident le moindre arc narratif mis en place durant le métrage.

Du coup, en jouant à plein régime sur cette idée d’une perte de repères qui n’en finit jamais de s’accentuer, Nolan révèle du même coup le but secret de son projet : mettre à jour la schizophrénie d’une société à deux visages (voire plus), affaiblie et réduite à contempler son propre effondrement. Paranoïaque et torturé, The Dark Knight Rises l’est assurément. Mais plus encore que son prédécesseur, lequel allait déjà bien loin dans la mise en scène d’un chaos en marche, il laisse un goût de cendres que son affiche donnait déjà à ressentir, bouleverse l’ordre moral et social, pervertit les codes éthiques en stigmatisant les inégalités sociales et la corruption des plus riches, révèle l’impuissance de la justice et les paradoxes de son action quotidienne, traque la moindre lueur de mystère et d’ambiguïté dans chaque regard, concrétise la détresse de l’humanité par l’image d’un puits vertigineux d’où quelques âmes détruites tentent de s’enfuir au péril de leur vie, et va même jusqu’à laisser son public sur les rotules à force de le confronter sans arrêt à des espoirs brisés.

C’est une œuvre de pure noirceur que Nolan vient de signer, et les abîmes qu’il nous pousse à côtoyer se concrétisent ici par des idées de cinéma qui marquent la rétine, jusqu’à un final inoubliable qui restera à jamais gravé dans les annales du genre. Sans doute parce que les questionnements internes de Bruce Wayne qui naissaient dans Batman begins trouvent enfin une réponse, pas forcément la plus heureuse : devenir un héros était moins un acte de courage qu’une perspective qui confine à l’insoutenable. La fin des idéaux atteint ici son point d’orgue, renforçant encore l’effroi suscité par les scènes d’action du film (les affrontements entre Batman et Bane sont d’une brutalité démentielle) et les plans de destruction massive (grand moment : un stade de football qui s’effondre sur lui-même dès la fin de l’hymne américain), et offrant au film une beauté funèbre que la mise en scène de Nolan, d’une efficacité totale dans l’élaboration des cadres comme dans la dynamique du montage, porte au firmament du genre. À l’avenir, on n’aura sans doute pas fini d’épuiser les conséquences d’une telle audace.

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Courte-Focale.fr : Solaris - Space in progress : du montage initial à la version salles. (Steven Soderbergh, USA - 2002)

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