Much Loved

REALISATION : Nabil Ayouch
PRODUCTION : Barney Production, Les Films du Nouveau Monde, New District, Pyramide Distribution
AVEC : Loubna Abidar, Asmaa Lazrak, Halima Karaouane, Sara Elmhamdi-Elalaoui, Abdellah Didane, Danny Boushebel, Carlo Brandt
SCENARIO : Nabil Ayouch
PHOTOGRAPHIE : Virginie Surdej
MONTAGE : Damien Keyeux
BANDE ORIGINALE : Mike Kourtzer
ORIGINE : France, Maroc
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 16 septembre 2015
DUREE : 1h44
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Marrakech, aujourd’hui. Noha, Randa, Soukaina et Hlima vivent d’amours tarifées. Ce sont des prostituées, des objets de désir. Vivantes et complices, dignes et émancipées, elles surmontent au quotidien la violence d’une société qui les utilise tout en les condamnant…

On aurait pu volontiers faire l’impasse sur cette polémique honteuse qui aura frappé Much Loved dès sa présentation à la Quinzaine des Réalisateurs 2015 si sa médiatisation au-delà du Maroc n’avait pas permis du même coup de braquer tous les projecteurs dessus. A une époque où la censure et les interdictions sont aussi idiotes que ceux qui les imposent (à l’heure où nous écrivons ces lignes, l’affaire Love n’est pas encore terminée…) et où la liberté d’expression se doit de rester un combat de chaque instant, défendre ce film apparaissait comme une nécessité. Or, au final, ce sera inutile, tant sa réussite crève l’écran dès la première vision. Le réalisateur franco-marocain Nabil Ayouch n’aura certes pas attendu Much Loved pour aborder le thème de la prostitution – déjà présent en filigrane dans Ali Zaoua et Les chemins de Dieu – et n’est pas non plus le premier à l’évoquer sous un angle aussi cru, mais on peine à recenser des films qui auraient trouvé un équilibre aussi optimal entre la gravité et l’insouciance dans la manière de l’aborder. Ce qui éloigne ce film des soupçons de racolage dont il est encore l’objet est l’attention porté par le réalisateur à ces personnages féminins, sa détermination à mettre en valeur leur courage, leur dignité et leur indépendance dans un contexte de travail qui tente sans cesse de les rabaisser, voire de les détruire. Avec, en bout de course, un choix déterminant qu’il s’agit pour elles de faire, face à un champ des possibles incarné par le rivage d’une plage d’Agadir. Mais avant cela, l’extérieur n’aura été qu’elliptique, les prostituées se rendant d’un intérieur à l’autre en suivant une mécanique quotidienne que le film aura imposé comme moteur de la narration.

Géographiquement limité à une poignée d’espaces de Marrakech (l’appartement commun des filles, les lieux où elles accompagnent des clients, la maison maternelle de l’une d’elles, le taxi qui les emmène au travail…), le film bâtit d’abord un portrait de femmes des plus attachantes, où chacune semble trimballer son bagage existentiel, et qui rappelle sous de nombreux aspects la smala impertinente du très beau Caramel de Nadine Labaki. Il y a d’abord Noha (Loubna Abidar), la plus âgée de la bande, qui rend parfois visite à sa mère (laquelle s’occupe de garder sa sœur et son enfant) et qui joue presque un rôle de grande sœur pour les trois autres. Il y a aussi Randa (Asmaa Lazrak), la « forte tête » qui tente de dissimuler sa préférence pour les femmes. Il y a également Soukaina (Halima Karaouane), courtisée à la fois par son petit ami et par un client pour le moins insistant. Et il y a enfin Hlima (Sara Elmhamdi-Elalaoui), la jeune fille venue de la campagne qui voit ses illusions brisées une à une en se confrontant au vrai monde de la prostitution. Pour ces quatre femmes à la solidarité en béton armé, le quotidien ne se résume qu’à incarner des objets de désir immédiat, avec la sensualité comme valise principale et quelques liasses de billets au final. Ce qu’elles attendent, c’est l’amour, qui ne leur ai jamais offert quand il ne devient pas quelque chose d’effrayant lorsqu’il se manifeste : à titre d’exemple, Noha se révèle ici incapable de prendre son fils dans ses bras et va même jusqu’à résister à l’amour plus que sincère d’un de ses clients – ici joué par le français Carlo Brandt.

Le réalisateur s’en explique dans le dossier de presse : « Le sexe est fondamental dans la société arabe, notamment par la frustration qu’il génère et qui laisse très peu d’espace à l’amour pour s’exprimer, aussi bien dans la sphère privée que publique. En ce sens, les prostituées servent de catalyseur, encore plus qu’ailleurs ». Sur la base de séquences très improvisées qu’il laisse durer autant que nécessaire, le film offre un décorticage très poussé de la place de la prostituée dans la société marocaine, toujours au détour de conversations tantôt impudiques tantôt subversives. De la présence d’un flic ripou qui extorque du fric à Noha jusqu’au rôle protecteur d’un chauffeur de taxi en passant par une évocation furtive de la prostitution enfantine avec les touristes européens, le film brasse large et remue parfois les tripes dans ce qu’il évoque. Sans être pour autant aussi radical qu’un Kechiche, le réalisateur mise souvent sur l’humour et le symbole pour intensifier son propos, captant parfois l’état d’esprit d’une des quatre filles (première réplique du film : « Les hommes, c’est comme les marques : il y a du luxe, du bas de gamme et du fils de pute ! ») ou allant même jusqu’à assimiler au détour d’un échange le métier de prostituée à une partie de la richesse économique d’une société. Lors d’une soirée bien arrosée avec des clients saoudiens, Noha le clame haut et fort : « Nous sommes le pétrole nous aussi, mais parfumé et coloré là où le vôtre est noir et puant ! ».

S’il évite en permanence le pathos et le misérabilisme en restant concentré sur l’énergie de ses quatre divines actrices, Ayouch reste malgré tout lucide sur la situation de leurs personnages. Dans un premier temps, on ressent une certaine forme d’insouciance lors des scènes de danses lascives – qui vont parfois assez loin dans le « jeu » imposé par les clients – et des baises discrètement cadrées dans l’embrasure d’une porte. Mais ensuite, le film tend à faire revenir la violence, aussi bien celle des sentiments – la seule scène d’amour du film est d’une puissance charnelle folle – que celle d’un système sociétal qui profite de ces jeunes femmes et qui ne leur donne rien en retour. C’est là qu’il convient de saluer l’importance accordée dans le montage à ces petits moments de calme dans le taxi : tandis que le jour se lève et que les filles rentrent chez elles pour dormir, la ville défile à travers les vitres avec ses micro-événements et son intolérance du quotidien, laissant les quatre héroïnes dans une phase d’introspection où le temps se suspend tout à coup. Dans ces instants-là, la mélancolie qui les envahit déborde de l’écran, au fil d’une bande-son atmosphérique qui, en plus de conférer au film une universalité à toute épreuve, va jusqu’à intégrer un son répété, évoquant presque un battement de cœur. Ou comment faire transpirer le désir de vie de ces quatre femmes que l’on regrette presque de laisser à leurs destins personnels lorsque tombe le générique de fin. Le titre arabe de Much Loved (« La beauté qui est en toi ») qui lance le générique de fin était donc un conseil fraternel que Nabil Ayouch nous aura invité à suivre durant 1h44. Transformer son propre regard sur ces femmes dignes était ici gage de beauté et de respect, et c’est peu dire que le pari est relevé haut la main.

Retrouvez ici notre entretien avec Nabil Ayouch et Loubna Abidar

1 Comment

  • cath44 Says

    Un très beau film qui souligne toute la cruauté d’un système qui utilise le corps des femmes contre de l’argent et les humilie pour cette raison. Pourtant, dans le film avec ce quatuor de filles lumineuses, il est question parfois de la joie, de leur solidarité de leur quête idéale d’amour ou de bonheur qu’elles tentent de préserver derrière le sordide de leur quotidien. J’ai été touchée par ces portraits de femmes qui essaient donc de survivre dans la bulle de leur amitié, avec les mots, les armes qui sont les leurs. Révoltée aussi contre une société hypocrite qui les rejette autant qu’elle les exploite. Puisse ce film permettre de poser un autre regard sur la condition de la femme Il m’a également fait penser à « Caramel » , mais en plus sombre, plus grave avec beaucoup plus d’amertume. Très bel article comme d’habitude .

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