[ENTRETIEN] Nabil Ayouch et Loubna Abidar

C’est le genre de polémique dont n’importe quel cinéaste préférerait en général se passer, surtout quand elle à ce point le résultat d’un manque de respect évident envers une œuvre de cinéma qu’il s’agit avant tout de découvrir et d’apprivoiser. Toujours est-il qu’en osant une fiction imbibée de faits bien réels dans le milieu de la prostitution marocaine, le réalisateur Nabil Ayouch (Les chevaux de Dieu) a vu son nouveau film Much Loved purement et simplement interdit de diffusion au Maroc à la suite de sa projection triomphale à la Quinzaine des Réalisateurs, allant même jusqu’à devenir l’objet de menaces de mort sur les réseaux sociaux. Polémique d’autant plus aberrante que le film, aussi pudique que sensible, toujours d’un équilibre parfait entre la gravité et l’insouciance, n’en apparaît que plus nécessaire dans son envie de lever le voile sur une réalité que beaucoup souhaiterait laisser à l’état de tabou. Au cours de leur tournée provinciale en France, le réalisateur et son actrice principale Loubna Abidar étaient de passage à Lyon pour présenter le film à un public surchauffé. De notre côté, nous avons pu passer une petite heure avec eux pour revenir sur le film, son intrigue, ses thèmes, son contenu, sa mise en scène, sa réception et son avenir. Il ne s’agissait pas de jouer les infirmières compatissantes envers un film qui se serait fait injustement violenter, mais tout simplement de le parcourir en profondeur pour ainsi mieux en défendre la vraie nature, à savoir une œuvre forte, sincère et émouvante.

Pourquoi avoir choisi d’aborder le thème de la prostitution de façon aussi frontale ?

Nabil Ayouch : C’est un sujet qui m’interpelle en raison du rôle tenu par ces femmes dans la société marocaine, et de la honte qui entoure souvent ce genre d’activité. J’avais déjà abordé le sujet dans mes films Ali Zaoua et Les chevaux de Dieu, qui contenaient chacun un personnage de prostituée. Mais là, je voulais creuser davantage le rôle-pilier de la prostituée dans le monde arabe, dans sa relation à l’homme, dans sa relation à la famille, et dans le fait – extrêmement choquant – qu’elle ne reçoive rien en retour.

Comment avez-vous procédé pour composer le casting féminin et trouver des actrices qui acceptent de jouer ce que vous leur proposez ?

N.A : Cela s’est fait de façon assez naturelle, à vrai dire. Pendant la période de préparation qui s’est étalée sur plus d’un an et demi, j’ai rencontré beaucoup de prostituées, mais aussi un grand nombre de personnes qui orbitaient dans le milieu de la prostitution, qui connaissaient très bien ce milieu et qui l’avaient approché d’une manière ou d’une autre. C’est comme ça que j’ai pu rencontrer Loubna, Halima, Sara et Asmaa, qui sont donc devenues les quatre actrices principales du film. C’est sur ces rencontres-là que quelque chose s’est déclenché en moi et m’a donné envie de croire qu’il y avait quelque chose à faire avec elles dans le film. Après, je leur ai bien sûr expliqué quel était le sujet, pourquoi je voulais l’aborder, et par la suite, je leur ai demandé très simplement si elles avaient envie de participer à une aventure comme ça, et si oui, pour quelle raison. Il me fallait tester leur motivation, car je leur avais dit que le tournage – et ce qu’il y aurait après – n’allait pas être simple. Et il se trouve que toutes les quatre savaient très bien pourquoi elles étaient là, et surtout en quoi le film était important.

© Virginie Surd. Tous droits réservés

Le film est davantage un portrait de groupe qu’un portrait de femme. Etait-ce un choix délibéré dès l’écriture du scénario ?

N.A : Tout à fait. C’était une volonté dès le départ de faire un portrait de femmes, chacune ayant son destin, sa trajectoire, son rapport à la société, à l’homme, à la femme ou à la famille. Il me semblait toutefois évident que le personnage de Noha [NDLR : le personnage joué par Loubna Abidar], tel que je le percevais, allait devoir émerger par la place qu’il occupe par rapport au reste du groupe. Elle est plus âgée, elle a vécu plus longtemps dans ce milieu, elle a donc plus d’expérience. D’une certaine manière, elle a un rôle de madone, voire de protectrice. Cela en fait donc un point central du scénario.

Loubna, étant donné que vous n’êtes pas actrice à la base, comment avez-vous abordé ce premier rôle ?

Loubna Abidar : En fait, j’avais déjà fait quelques trucs avant Much Loved, mais là, en effet, c’est mon premier vrai film de cinéma. En ce qui me concerne, ce fut une vraie aventure. J’ai appris beaucoup de choses, cela m’a beaucoup transformée en tant qu’actrice et en tant que femme de travailler sur un sujet pareil. Le travail de recherche et les rencontres que j’ai pu faire en amont du tournage m’ont donné beaucoup de confiance en moi, et je m’estime très heureuse d’avoir pu être dirigée par quelqu’un comme Nabil.

Au vu des problèmes que rencontre aujourd’hui le film (diffusion interdite au Maroc, menaces de mort sur les réseaux sociaux, etc…) et d’un rôle fort qui vous amène à vous mettre souvent à nu, comment appréhendez-vous la suite de votre carrière d’actrice ?

L.A : D’abord, il n’y a pour ainsi dire qu’une seule scène de sexe dans le film, et elle n’avait rien de gratuit. C’était une façon pour Nabil de montrer que cette femme connait l’amour, qu’elle est capable d’aimer sincèrement quelqu’un et d’établir une relation normale. Cette scène est très importante pour moi. Après, concernant le film, il pourra arriver ce qu’il arrivera, tout ce qui importe, c’est qu’il existe et qu’il soit en plus très réussi. Ce que j’espère cependant, c’est qu’il y aura beaucoup de femmes arabes qui iront voir ce film plusieurs fois.

Etait-il aussi important pour vous de montrer plusieurs aspects de la prostitution ?

N.A : Je dirais même que c’était fondamental. Dans ce rapport à l’homme, la prostitution est ici quelque chose de protéiforme, et peut donc être choquante sous plusieurs aspects. D’un point de vue purement personnel, les soirées avec les Saoudiens me choquent énormément dans la manière dont elles se déroulent. C’est pourtant un élément important de la vie de la prostitution à Marrakech, tout comme le sont ses Européens qui viennent à Marrakech pour « faire leur marché » avec ces filles ou avec des petits enfants – ce qui est pour moi une chose absolument révoltante. Il y a aussi ces filles du monde rural, qui débarquent un jour en ville avec des rêves à concrétiser, qui sont un peu naïves et un peu inconscientes (à l’image du personnage de Hlima), et qui se retrouvent confrontés à un univers plus « bas de gamme », avec des clients qui n’hésitent pas parfois à les traiter en marchandise. Tout ce que j’évoque dans le film est vrai. Ce sont des éléments tirés du réel. Il me fallait montrer que la prostitution, au-delà de ce qu’on peut en dire ou ce que l’on a pu voir dessus, n’a strictement rien à voir avec du rêve.

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Est-ce que vous avez revu des films qui traitaient du sujet de la prostitution ?

N.A : Non, je n’ai rien revu de tel pour préparer ce film.

Quelles étaient les limites que vous vous fixiez ?

N.A : La sincérité. C’est ma seule limite.

Il y a tout de même un moment furtif dans le film où la prostitution enfantine est évoquée…

N.A : Déjà, la prostitution enfantine et la pédophilie sont des choses que je me sens incapable de mettre en scène, ne serait-ce parce que c’est l’une des choses qui me heurtent le plus. Mais au-delà de ça, dans toutes les histoires que les filles m’ont raconté, je dois vous avouer que certaines choses dépassaient de très loin ce que l’on peut voir dans le film. La réalité dépasse toujours la fiction. Du coup, à un moment, une question qui se pose : « Que doit-on montrer, et jusqu’où peut-on aller ? ». Ce n’est donc pas un choix délibéré : ce sont avant tout mes limites naturelles et instinctives qui m’ont poussé à me dire que telle ou telle chose ne serait pas filmable. Et pourtant, au cours du processus de recherche, il m’est arrivé de penser que je serais incapable de faire ce film ! Mais à partir du moment où j’ai décidé d’y aller parce que leurs témoignages me bouleversaient et me donnaient du courage, il y a eu des choses qui n’ont pas été filmées simplement parce qu’elles n’étaient pas en accord avec ce que je suis capable de raconter ou d’exprimer. Après, est-ce que cela aurait malgré tout trouvé sa place dans le film ? Je ne sais pas. En tout cas, le tournage des scènes était en soi très compliqué, parce que je ne devais jamais donner l’impression d’être faible ou fragile. Il me fallait « diriger » ce film, sur un plateau, avec une équipe et des comédiens. Je devais être courageux. La scène des « chattes » est peut-être celle qui m’a le plus remué. J’ai presque eu envie de vomir en la tournant.

Comment gère-t-on en tant que réalisateur la limite parfois assez ténue entre le spectateur qui peut être choqué, surpris ou simplement voyeur, surtout au vu des personnages féminins que vous montrez ?

N.A : On ne la gère pas. En tout cas, je ne me pose pas la question de savoir comment le spectateur va se positionner par rapport à ces scènes. Ce qui m’intéresse, c’est de raconter des choses qui me semblent essentielles à dire. A l’époque où j’ai tourné et monté le film, j’envisageais aussi le fait que toutes les scènes ne puissent pas au final être vues par le spectateur. Ce qui comptait pour moi, c’était d’exprimer mon point de vue, et je pense qu’assez rapidement, l’idée de montrer ces filles telles qu’elles sont, avec une existence riche de blessures et de solitudes autant que d’amitiés et de drôleries, a fini par naître naturellement. C’est ce tableau-là qui s’est imposé, parce que c’est la réalité.

Vous évoquez beaucoup le problème de la prostitution, mais aussi certains sujets plus larges, considérés comme des tabous au Maghreb, comme la corruption policière ou l’homosexualité. Du coup, le film tend parfois à se rapprocher d’un documentaire plus que d’une fiction…

N.A : Le film est une fiction totale, que j’assume comme telle dans son intégralité. Par contre, au départ, l’idée d’un documentaire était effectivement là. Je dirais même qu’elle était restée dans ma tête pendant un certain temps. Mais le fait d’écouter toutes ces filles et d’entendre leurs témoignages m’a finalement poussé à envisager une fiction, justement parce que j’avais un point de vue personnel à exprimer et des choses à raconter là-dessus. Je voulais mettre en scène ces femmes à travers mon regard de cinéaste. Tout s’est joué là-dessus. Après, c’est une fiction réaliste et nourrie du réel, mais cela reste avant tout une fiction totale. Les sujets que j’aborde sont réels, ils ont présents, mais ils font surtout partie de leur vie à elles. Elles sont face à la police, face à cette corruption, face à cette violence, face à ce trafic organisé avec les videurs et les barmans. Elles sont en prise directe avec tout ça. Cela constitue donc leur microcosme, la galaxie dans laquelle elles évoluent, de même que toutes les personnes qu’elles rencontrent, que ce soit leur ami travesti ou les petits enfants. Tout cela fait partie de leur monde.

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La construction même du film fait que le « corps » est présent de partout, d’abord au travers de la sensualité, et plus tardivement au travers de la violence. Sur la progression narrative, cela aide à contrebalancer l’idée d’une prostitution considérée comme « quelque chose qui existe mais qui n’est pas un mal en soi », et cela amène cette activité à révéler ce qu’elle peut avoir de négatif et de destructeur…

N.A : Oui. En tout cas, de façon très insidieuse, il y a en effet une montée de la violence qui s’installe. Mais à mon sens, pas comme les scènes du début, qui contiennent malgré tout elles aussi une certaine forme de dureté. Au début, la violence est avant tout psychologique, et c’est celle-ci qui me semble la plus puissante à l’écran. Pour moi, l’une des scènes les plus violentes du film reste celle où Noha est rejetée par sa mère.

Concernant la mise en scène, le film est constitué de scènes très dialoguées et pour la plupart assez longues, où vous laissez justement les relations s’installer à travers les dialogues et le jeu des actrices s’intensifier au fil des échanges. On sent une vraie spontanéité dans les dialogues. Y avait-il une large part apportée à l’improvisation sur ce tournage ?

N.A : Oui, il y a eu de l’improvisation. En écrivant le scénario, j’avais certaines idées de dialogues en tête, mais comme les comédiennes que j’ai rencontrées connaissaient très bien ce milieu, elles m’ont dit assez rapidement « Nabil, ce n’est pas comme ça que l’on parle ! » (rires)

L.A : C’est vrai. Il faut dire que Nabil parlait très mal l’arabe…

N.A : (rires) Non, c’est surtout avec l’argot marocain que j’avais un souci…

L.A : Oui, et c’était un peu dur, parce que la plupart des répliques du film sont remplies d’argot marocain.

N.A : Du coup, une fois qu’elles m’avaient fait leurs remarques, je leur ai demandé de retravailler les dialogues du film pour les faire coller au langage de ce milieu. On avait à chaque fois une structure dans la scène, des éléments qui étaient vitaux pour l’intrigue et des choses qui étaient importantes à dire, mais la façon de les dire, cela provenait de leur travail de réécriture. Et par ailleurs, cela allait aussi dans le sens du naturel et de la spontanéité que vous avez relevée. Il était indispensable qu’elles se sentent à l’aise dans leurs mots.

Avez-vous fait un gros travail de préparation et de répétition en amont du tournage avec vos actrices, ou est-ce que vous avez préféré attendre le tournage pour effectuer cela ?

N.A : Il y a eu un travail de préparation assez important, oui, mais pas tellement au niveau du texte. Il s’agissait plus d’une série d’exercices pour mettre les actrices en condition. Je suis un réalisateur qui vient avant tout du théâtre, et j’ai appris le théâtre par la méthode Stanislavski. On a donc fait des exercices autour du langage du corps, du mouvement, de la posture, et même de la voix. Il fallait que Loubna, par exemple, sache placer sa voix au niveau souhaité pour que les émotions que je voulais voir à l’écran puissent ainsi sortir d’elle. Et puis, il s’agissait aussi pour elles de travailler en fonction de leur vécu, tout simplement. Il leur fallait apprendre à chercher des choses à l’intérieur d’elles, à se regarder différemment.

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Les choix musicaux de votre film échappent totalement au caractère « exotique » que l’on peut parfois percevoir en Europe dans certaines productions maghrébines. Votre film a une bande-son qui semble plus européenne, et ce jusqu’à la fin.

N.A : Absolument. C’est surtout que je trouvais que le film était déjà suffisamment coloré dans les musiques d’ambiance pour ne pas que la bande-son vienne apporter une deuxième couche de musique arabisante. Cela aurait en effet donné une couleur assez folklorique à l’ensemble. Or, par ce qu’il porte et ce qu’il défend, le film me semble clairement universel. Ce n’est pas un film sur la prostitution marocaine en soi, mais sur un portrait de femmes. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé aux musiciens de faire en sorte que la musique ne soit pas là pour souligner que l’histoire se passe dans le monde arabe. Cette musique devait être plus universelle dans son langage, et je suis très content du résultat.

Cette bande-son est aussi très atmosphérique, notamment dans une poignée de scènes que l’on peut presque voir comme des espaces de respiration. Je pense notamment aux scènes du taxi, où les héroïnes regardent le monde extérieur à travers les vitres de la voiture. On a alors un thème musical assez planant, qui revient à plusieurs reprises dans le film, et ce jusqu’à la scène de danse de Noha dans la boîte de nuit. Aviez-vous envie d’évoquer un instant présent où le temps se suspend tout à coup pour ces quatre femmes ?

N.A : (il réfléchit) Disons que pour la première scène, il s’agissait très clairement d’une sorte de « rencontre » avec la ville. Le film est majoritairement situé dans des intérieurs, et j’avais donc envie qu’il y ait souvent une véritable prise de contact avec la ville. Marrakech est ici un environnement d’une importance capitale dans la vie de ces filles, aussi bien dans ce qu’elle leur prend que dans ce qu’elle leur donne. La première scène du taxi est donc plus narrative, étant donné que la caméra capte à travers la vitre du taxi quelques petits incidents dans la ville, comme un accrochage entre deux véhicules, par exemple. Et la deuxième scène est en effet plus introspective, comme vous l’avez souligné.

Du côté des clients masculins de ces femmes, le personnage joué par Carlo Brandt est assez différent des autres. On sent chez lui un amour profond et réciproque pour Noha, mais son passé est un peu laissé à l’état de feuille blanche…

N.A : C’est en effet un personnage chez qui il y a un amour sincère et profond, comme le soulignait Loubna tout à l’heure. C’est donc pour cette raison-là que j’ai tenu à ce que la seule scène d’amour se déroule avec ce personnage. Je voulais que ce soit alors les corps qui s’expriment, que l’on sente charnellement cet amour. De plus, ce personnage est surtout là pour rappeler que ces femmes ont toutes le même rêve, à savoir trouver l’amour. Mais on sent un blocage chez elle. Certes, il lui donne de l’argent, il lui fait des cadeaux, il tourne autour d’elle, il est sincèrement amoureux d’elle, il est malheureux quand il ne la voit pas, il est frustré de ça, il est en demande par rapport à ce qu’elle lui offre. Et elle, de son côté, est à la fois dans une acceptation de ce rapport et dans une destruction de ce même rapport. Même si elle attend cet amour, il y a chez elle un réflexe destructeur qui s’active dès lors qu’elle le trouve.

L.A : C’est une femme qui donne beaucoup d’amour et qui ne reçoit rien, en l’occurrence. On voit qu’elle ne reçoit pas l’amour de sa famille : sa sœur l’ignore, sa mère la rejette à cause de son métier, et quand elle voit son petit garçon, elle n’arrive même pas à le toucher ou à l’embrasser. Elle a peur de l’amour. C’est nouveau pour elle, et elle ne l’accepte pas.

Le personnage masculin central, à savoir Saïd, est au départ assez ambigu et difficile à cerner, mais se révèle finalement très protecteur et chaleureux…

N.A : Dans la réalité, ces filles ont souvent des chauffeurs de taxi qui se chargent de les emmener au travail. Cela fait partie de leurs services. Ces hommes ne sont pas des proxénètes, et à vrai dire, il n’y a pas vraiment de proxénète au Maroc, en tout cas au sens où on l’entend dans les pays européens. Il y a certes des maquerelles, comme celle que l’on voit dans la scène avec les Saoudiens, mais qui s’occupent simplement des réservations et de la mise en relation. Ici, les filles s’autogèrent. C’est une entreprise qu’elles ont créée d’elles-mêmes. Et avec Saïd, on est dans une anthropologie inversée : c’est lui qui est à leur service. Il est autant un chauffeur qu’un guide ou un accompagnateur.

L.A : Il faut dire aussi que la présence de l’homme rassure ces femmes. C’est important pour elles de sentir la présence de l’homme autour d’elles. Saïd est quelqu’un qui s’occupe d’elles, qui les aident dans leurs tâches quotidiennes – comme payer leurs factures pendant qu’elles dorment toute la journée – et dont la présence a un effet rassurant.

Le côté « petite communauté » dégage ici beaucoup de tendresse. On a parfois l’impression de voir un cocon, autour duquel rien – ou presque – n’existe. On dirait qu’elles s’auto-protègent : le contact avec la réalité se fait ici quand on les emmène au travail en taxi…

N.A : Oui, en effet. Mais l’explication est très simple : elles peuvent difficilement sortir dans la rue pour se balader et aller voir des clients. Elles peuvent être agressées de toute part et de différentes manières. Il est donc vital pour elles d’être dans un cocon protecteur, représenté par la maison où elles habitent, par un chauffeur qui les ammène au travail et qu’elles connaissent bien, etc… Elles organisent leur vie pour se protéger.

Le seul moment du film où on les sent vraiment libérées du cocon, c’est sur la plage d’Agadir dans la scène finale…

N.A : Le film est construit comme un enfermement, comme une voie fermée à gauche et à droite, où tout s’enchaîne à toute vitesse, que ce soit l’alcool, la fête, les hommes, l’argent qui part aussi vite qu’il est rentré, etc… Elles n’ont jamais le temps de s’arrêter, de se poser. Et à la fin, elles le peuvent. Sur la plage d’Agadir, il y a l’horizon qui apparait. Il y a un champ des possibles qui s’ouvre alors pour elles. C’est le sens que je voulais donner à cette fin ouverte : elles respirent, elles se posent des questions, et après tout ce qu’elles ont vécu, elles sont face à un choix.

Le titre du film est très évocateur de ce qu’est le film, mais lorsqu’il apparait en arabe sous une autre traduction [NDLR : il faut lire « La beauté qui est en toi »], il prend tout d’un coup une signification très différente. Pourquoi ce double sens ?

N.A : La raison est simple : je n’ai pas trouvé de traduction française ou arabe pour le titre Much Loved. Ce titre anglais était parfait pour évoquer ce qu’est véritablement le film : cela veut dire « trop aimée », « mal aimée », « trop usée », etc… Mais du coup, je me suis demandé ce qui dans le film ressortait le plus de ces filles, et c’était évidemment leur humanité. Sauf que cette beauté n’est pas dans l’apparence, elle est dans l’intérieur. Le titre choisi est donc « La beauté qui est en toi » : par « toi », il désigne l’une de ces filles, mais aussi, il a idéalement un effet miroir. On pourrait en effet imaginer que le spectateur serait visé par ce titre. De cette manière, le titre devient un conseil adressé au spectateur : « Change ton regard sur elles ».

Revenons à la polémique que le film a rencontré. Au vu de l’accueil très chaleureux reçu par le film à la Quinzaine des Réalisateurs et du contraste créé par les violentes réactions qui ont suivi au Maroc, quelles ont été les réactions positives qui vous ont le plus touché ?

N.A : Au Maroc, on a fait quelques projections privées pour des journalistes, mais rien de plus. En revanche, il y avait des gens du Maroc qui ont assisté aux deux projections à Cannes. Après, du côté des réactions positives, si on doit fait une mise en relation avec cette polémique, les réactions qui m’ont le plus touché viennent de ceux qui ont mis en avant le côté « pudique » du film et qui ont qualifié la condition de ces femmes comme étant le seul élément choquant du film. La condition féminine est un sujet majeur du film, donc ce retour m’a fait très plaisir. La polémique est pour moi partie d’un faux débat – comme souvent – qui consiste à faire du film une sorte d’objet diabolique, sulfureux, scandaleux, ne cherchant qu’à choquer avec du sexe du début à la fin – alors qu’il n’y a qu’une seule scène d’amour dans le film. Or, le débat n’est pas à situer ici, parce que le sujet du film ne réside pas là… Après, le fait que le film n’ait pas été compris par le public est certes quelque chose de frustrant. Mais quand on y pense, ça l’est encore plus de savoir qu’ils ne l’ont pas compris parce qu’ils ne l’ont tout simplement pas vu, parce qu’on ne leur laisse pas la possibilité de le voir et parce qu’on en bloque la diffusion ! Éventuellement, j’aurais pu être frustré qu’ils n’aient pas compris le film sous prétexte que j’aurais pu échouer à exprimer ce que je voulais. Mais dans ce cas-là, ils auraient au moins vu le film, et l’argument aurait été recevable. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Du coup, on agite vers le public un drapeau en leur disant « Ce film est un scandale, c’est ceci, c’est cela, d’ailleurs vous avez vu des extraits sur Internet, etc… ». Mais les extraits ne disent rien ! On peut très bien prendre l’extrait d’un film et le sortir de son contexte pour faire croire n’importe quoi ! Tout ceux qui l’ont vu, aussi bien les spectateurs marocains que ceux qui sont allés aux projections de soutien organisées en France, se sont bien rendus compte que le film n’avait rien à voir avec ce qu’on avait voulu en dire. Cela dit, même si on se serait volontiers passés d’elle, cette polémique a malgré tout contribué à braquer les projecteurs sur le film. C’est une chose que les censeurs n’ont même pas compris. On est dans une époque où ça ne sert plus à rien d’interdire des films, parce que de toute façon le film va revenir, et devenir un objet de curiosité et d’attente. Ça ne sert juste qu’à nous donner des problèmes là où il ne devrait pas y avoir.

Est-ce que vous vous attendiez malgré tout à cette polémique ?

N.A : Pas du tout. Je m’attendais à ce qu’il y ait des débats, que ces débats puissent être houleux, qu’il y ait des gens farouchement opposés à l’idée de faire un film sur ce sujet-là. Bien sûr que je m’attendais à un débat d’idées, ce qui, après tout, me semble nécessaire dans une démocratie. Mais ce genre de « fatwa », ces pages Facebook où des gens vont jusqu’à demander notre mort à Loubna et à moi, personne ne s’y attendait. Surtout pour un film…

Les personnes du CCM [NDLR : le Centre du Cinéma Marocain] étaient malgré tout au courant du scénario ?

N.A : C’est bien là tout le problème : non seulement ils se doutaient bien de ce qu’il y avait dans le scénario, mais en plus, ils l’avaient déjà lu ! Lorsque le film a été présenté à Cannes, cinq ou six personnes du CCM se sont rendus aux deux projections organisées à la Quinzaine des Réalisateurs, et à la sortie, ils nous ont dit « Bravo ! Super film ! ». Par contre, quand nous sommes rentrés au Maroc vers la fin du festival, il y a eu soudain un communiqué de presse qui est tombé pour interdire le film, en provenance directe du Ministère de la Communication, dont dépend le CCM mais qui n’a pas pour vocation d’interdire les films. Au Maroc, c’est comme en France : une commission de classification des films voit les films à la demande du distributeur, et décide ensuite sur la base du visionnage si le film doit être interdit à tel ou tel âge. Mais là, le film est complètement passé au travers, et se retrouve aujourd’hui bloqué.

Par rapport à la sortie du film dans d’autres pays arabes, vous savez ce qu’il en est aujourd’hui ?

N.A : On a des demandes qui se profilent, mais rien de suffisamment concret pour que je puisse vous en parler. En tout cas, c’est une possibilité, ça risque d’arriver… Bon, pour ce qui est de l’Arabie Saoudite, je pense que c’est d’ores et déjà fichu… (rires)

© Virginie Surd. Tous droits réservés

En tant que réalisateur, que représente pour vous le fait d’aller à Cannes ?

N.A : C’est surtout très important pour des films comme ça qui ont besoin d’être défendus. J’avais pu m’en faire une idée en allant présenter il y a quelques années Les chevaux de Dieu à la section Un Certain Regard. A bien des égards, Cannes a surtout une double fonction. Il y a d’abord une fonction de « prestige », que l’on va qualifier de l’ordre de « l’exposition » ou de la « vitrine » pour un film, notamment par le fait que le monde entier est à Cannes et que le film sera donc vu par tout le monde. Mais en même temps, cela peut aussi être un bouclier pour de nombreux films. Je suis aujourd’hui persuadé que si on n’était pas allés à Cannes pour présenter Much Loved, on aurait sûrement encore plus de problèmes aujourd’hui.

On peut même évoquer le cas d’un cinéaste iranien tel que Jafar Panahi, dont le film arrive à Cannes sans son réalisateur et qui offre malgré tout au réalisateur une véritable aura.

N.A : Certainement, en plus du fait que Cannes représente une puissance, surtout vis-à-vis des pouvoirs publics, des politiques et des gouvernements. Le cas des cinéastes iraniens est un très bon exemple : combien de cinéastes continuent de faire des films dans leur pays parce qu’ils ont été sélectionnés à Cannes ? Il y en a plein ! C’est parce que Cannes a joué un rôle de catalyseur et a mis en lumière ces cinéastes, y compris lorsqu’ils ne pouvaient pas venir. Leurs films étaient là pour parler pour eux, et la presse était là pour répandre l’idée du cinéma que ce metteur en scène avait installée dans ses films.

Pensez-vous modestement que le cinéma peut faire évoluer les mentalités ?

N.A : Bien sûr… Sinon je ne ferais pas de cinéma ! (rires)

Propos recueillis à Lyon le 3 septembre 2015 par Guillaume Gas. Un grand merci au cinéma Comoedia pour avoir permis cet entretien, ainsi qu’à Justine Turchet du site Abus de Ciné dont certaines questions ont été reprises ici.

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