Mother !

REALISATION : Darren Aronofsky
PRODUCTION : Paramount Pictures, Protozoa Pictures
AVEC : Jennifer Lawrence, Javier Bardem, Ed Harris, Michelle Pfeiffer, Brian Gleeson, Domhnall Gleeson, Kristen Wiig, Jovan Adepo, Stephen McHattie, Emily Hampshire
SCENARIO : Darren Aronofsky
PHOTOGRAPHIE : Matthew Libatique
MONTAGE : Andrew Weisblum
BANDE ORIGINALE : Jóhann Jóhannsson
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame, Horreur, Thriller
DATE DE SORTIE : 13 septembre 2017
DUREE : 2h02
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Un couple voit sa relation remise en question par l’arrivée d’invités imprévus, perturbant leur tranquillité…

Un film fou. Un film malade. Un film de malade. Un truc de malade. Un truc qui terrasse. Un monstre qui dérange, agresse, épuise et sidère. Impossible de sortir intact d’un tel électrochoc. Impossible, aussi, d’en mesurer immédiatement l’impact avec des arguments propres à la logique. Impossible, enfin, d’en parler sans prendre le risque d’en déflorer le(s) foudroyant(s) effet(s) de surprise. À ce stade, l’idéal serait encore de recommander aux âmes encore vierges de toute info d’arrêter illico presto la lecture de cette critique : en gros, faites-nous confiance, c’est un film insensé, la bande-annonce ne vous a rien révélé, vous n’avez jamais vu un truc pareil, préparez les aspirines, bon courage pour tenir encore sur vos deux jambes à la fin de la projo, etc… Vous êtes toujours là ? Autant démarrer en rentrant dans le vif du sujet, à savoir un sujet des plus vifs : la création artistique. Parce que Mother !, sous ses dehors de thriller parano codifié, ne parle que de ça. Et que le simple fait de rédiger – péniblement – cette critique en essayant – tout aussi péniblement – de relier ce que l’on pense avoir vu ou ressenti constitue déjà un écho vertigineux avec la matière même de ce film monstrueux. Sous bien des aspects, le nouveau film de Darren Aronofsky met à mal aussi bien le ressenti a posteriori sur une œuvre de cinéma que l’exercice critique sur cette même œuvre. Le malaise qu’il procure n’en devient que plus fort : tout comme avec Requiem for a dream il y a déjà dix-sept ans, le spectateur/critique redevient cobaye d’une expérience viscérale qui le dépasse, orchestrée par un sadique force 5 qui anéantit tous ses repères. Il valait mieux être prévenu à l’avance. Ou pas.

On peut clairement dire que, tout au long de sa carrière, Darren Aronofsky n’a jamais loupé une occasion pour sadiser son audience. Sa force à épouser viscéralement la quête de transcendance de personnages conduits à l’impasse par leurs obsessions, son brio à user de tous les formats possibles pour donner à ressentir cet état d’esprit (chez lui, tout n’est que subjectivité à l’état pur), sa persistance à priver le public de sa passivité pour lui faire imprimer tant de sensations traumatiques dans le cortex… Sans oublier un petit détail épineux qui aura fini par s’épaissir d’un film à l’autre : son apparente propension à piocher chez les voisins pour bâtir ses propres expériences. N’oublions pas que Pi empruntait quasiment toute sa grammaire nauséeuse au Tetsuo de Shinya Tsukamoto, que le polémique The Fountain singeait le 2001 de Kubrick en mode « cours de yoga » menacé de déséquilibre, que The Wrestler laissait croire qu’il existait un troisième frère Dardenne, et que Black Swan lorgnait un peu trop du côté de Satoshi Kon (surtout Perfect Blue) pour structurer son vertige mental. Sur Mother !, il aura suffi d’une pré-affiche (grossièrement calquée sur celle de Rosemary’s Baby) et d’une bande-annonce sans ambiguïté pour que le voyant lumineux « Polanski pour les nuls » ne vire soudain au rouge cramoisi. Tant mieux si on l’a cru. Tant mieux si on n’a pas cherché à voir plus loin que ça. Tant mieux si on s’en est tenu à un trailer qui ne révélait aucune véritable image-clé. Tant mieux si les alertes de certains médias – lesquelles annonçaient un film ultra-dérangeant – ne provoquaient chez nous qu’un haussement d’épaules. Parce que nos épaules, après coup, ont dégusté sévère. Le reste du corps, aussi.

Ainsi donc, aucune trace de Rosemary’s Baby dans l’équation ? À vrai dire, non. Même si, reconnaissons-le, la première heure fait tout pour nous faire adhérer à un canevas on ne peut plus polanskien : alors qu’elle coule des jours heureux dans sa maison avec son artiste de compagnon (Javier Bardem), une jeune femme (Jennifer Lawrence) voit sa tranquillité perturbée par l’arrivée d’un couple envahissant qu’elle accepte à contrecœur d’héberger – c’est surtout l’artiste qui est d’accord. Deux nouveaux venus bien louches : le premier (Ed Harris) semble cuver une maladie grave jusqu’à passer ses nuits la tête plongée dans la cuvette des toilettes, tandis que la seconde (Michelle Pfeiffer), véritable concentré de regards flippants et de rictus calibrés, blablate sur la culbute et l’enfantement avec une pudeur au niveau zéro. Rien de plus terrible pour la jeune héroïne, trop obsédée par les travaux de sa maison (elle veut en faire un « paradis ») et trop flippée à l’idée de voir des intrus s’installer chez elle. Mais chez l’artiste, en panne d’inspiration, cette immixtion de l’inconnu crée un sentiment inverse. Et plus le monde extérieur s’invite dans la maison (les enfants instables du couple inconnu vont vite rappliquer, puis ensuite d’autres intrus sortis de nulle part, et puis ensuite…), plus le paradis a de chances de virer à l’enfer le plus total.

Sur le sentiment d’oppression généré par des inconnus que l’on sait (que l’on imagine ?) animés de mauvaises intentions, on pense évidemment au Locataire. On pense surtout à tout un tas de péloches à forte dose paranoïaque où l’univers visité, en général épuré et/ou isolé, ne tardait pas à acquérir une dimension de territoire mental, confrontant un personnage flippé à ses peurs les plus viscérales. C’est ce à quoi on s’attendait clairement avec Mother !, et bien sûr, on avait tout faux. Aronofsky aura beau reproduire ici des effets polanskiens en diable (caméra nauséeuse à souhait, immixtion de l’absurde dans le réel, zigzag entre angoisse diffuse et grotesque assumé…), la comparaison n’ira pas plus loin. En surface, on peut plutôt dire qu’Aronofsky décline ici à nouveau sa science de la mise en scène subjective, via l’usage d’une caméra mobile qui colle à la nuque et au visage de Jennifer Lawrence pour mieux installer un rapport d’identification absolu. Il en va de même pour les choix photographiques, renouant avec le côté vaporeux et instable d’un Black Swan où le réel visité donnait imperceptiblement l’impression de visiter une mémoire troublée, pour ne pas dire fragmentée. Avec ça, l’affaire semble pliée dès la première heure : plus le film va avancer, plus le malaise et la paranoïa vont s’accroître. Or, ce qui laisse à penser qu’il y a un cafard sous le tapis, c’est que ce parti pris, ici pourtant assimilé en à peine trois plans, semble répété et poussé jusqu’à l’extrême, jusqu’à l’overdose. Et pour le coup, on peine à admettre qu’il puisse s’agir d’une éventuelle faute de goût.

Nous voilà pris au piège : c’est en faisant en sorte de pousser cette « logique de l’illogisme » jusqu’au point de non-retour (et même au-delà) qu’Aronofsky en vient clairement à nous larguer dans un chaos qu’il visite lui-même sans chercher à le maîtriser. Sans trop en révéler, on peut affirmer que la terreur pure et l’absurde vont alors atteindre un orgasme commun dans une seconde moitié du film où tous nos repères sont réduits à l’état de cendres. Ce à quoi l’on assiste alors est de l’ordre du cauchemar, au sens premier du terme. Du genre dont on est bel et bien conscient mais dont on ne peut pas s’extraire. Du genre où une peur – celle qui fait bondir sur un fauteuil stable – est remplacée par une autre – celle qui paralyse dans un espace instable. Du genre à faire passer tout élément familier pour une menace graduelle. Du genre à ne plus donner de sens à rien du tout. Et plus ce cauchemar prend de l’ampleur (on ne révélera pas à quel point), plus le cinéaste enrichit son champ lexical du songe déviant, multipliant les repères ésotériques et les visions surréalistes sans souci de plausibilité ou de cohésion (quoique…). Sans parler d’une jeune héroïne secouée et martyrisée (Jennifer Lawrence ne s’était jamais mise autant en danger) qui en bave des ronds de chapeau dans une dernière demi-heure inégalable en intensité révulsive, soumise à la virtuosité démoniaque d’un cinéaste punk et nourri à la puissance tripale du découpage cinématographique. A ce stade, tout ce que l’on a envie de faire, c’est de quitter la salle – et d’aucuns ne s’en sont pas privés en faisant claquer les fauteuils de la dernière Mostra de Venise. Mais on résiste. On persiste à résister, histoire de voir enfin la lumière au bout de ce tunnel d’abjections. Et lorsque celle-ci surgit, tout s’éclaire. Pour mieux nous traumatiser encore plus.

Si le cinéma a toujours été affaire de croyance, Aronofsky est bel et bien un artiste chez qui l’image et le son servent de stimulateurs, aussi bien en aval qu’en amont du processus créatif. Les angoisses qui le nourrissent pendant la création sont celles qui nous assaillent pendant le visionnage, et Mother ! amène cette idée à son zénith. La chute finale est en cela un coup de massue génial, ramenant le film au rang d’une allégorie à ciel ouvert et éclairant chaque repère ambigu – en particulier les deux scènes qui ouvrent l’intrigue – par le biais d’une symbolique en opposition à celle que l’on supposait active. Sur les thèmes abordés, de l’ambiguïté du couple (est-ce un atout ou une barrière à l’inspiration de l’artiste ?) au narcissisme d’un individu flippé par l’idée de dépossession au sens large, la toile d’araignée narrative tissée par Aronofsky impose un amas de strates de lecture où tout devient sujet à métaphore ou à extrapolation. La maison conjugale, cocon de vie voué à se changer en prison de mort (à moins que ce ne soit l’inverse ?), n’est plus un simple territoire mental. C’est le film tout entier qui le devient, terreau d’une vision démente : un artiste démiurge, conscient de devoir laisser le monde extérieur (surtout son avidité, sa déviance, sa misère et sa déliquescence) pénétrer et saccager son espace vital afin de retrouver l’inspiration. Avec le risque de devenir lui-même instable et, in fine, la nécessité de tout reprendre à zéro après que son « inspiration » ait été malmenée et épuisée jusqu’à la consomption. Cet artiste, c’est évidemment Aronofsky lui-même, a priori toujours désireux de faire table rase à chaque film – ça lui réussit très bien. Mais c’est aussi le critique de cinéma, qui met souvent à mal son propre esprit et son propre système de croyance pour essayer de démêler ce qui l’obsède et ce qui le perturbe dans une œuvre dont il peine encore à mesurer le degré de folie. Quand on vous disait qu’on ne pouvait pas revenir indemne d’un film aussi monstrueux…

1 Comment

  • kathnel Says

    Un très bel article aussi intense à lire que le film à travers les émotions qu’il nous procure. Entre la fascination, la sidération et le malaise lié à son côté viscéral, organique, j’ai été prise dans une sensation de vertige, saisie par la radicalité de « Mother ! » , surprise par son audace, son bouillonnement, ses palpitations, bouleversée sans aucun doute aussi par l’empathie avec ce beau personnage joué par J Lawrence . Elle semble faire corps à corps avec cette maison, jusqu’au point ultime de se consumer. C’est une véritable expérience sensorielle et émotionnelle, que ce film, où l’identification à l’héroïne suscite autant la sensation de l’enfermement qu’une angoisse existentielle inévitable. Si ce film est monstrueux c’est qu’à travers ce que l’on voit ou croit voir, il nous livre une infinité d’angles de lecture sans jamais s’y épuiser. Dans le chaos d’un couple et du monde qui les entoure, on peut y trouver des références à la psychanalyse, à la psychopathologie, à la religion et au sectarisme, au fanatisme quel qu’il soit, à la place de l’Art et de l’artiste, à l’œuvre comme objet narcissique et au processus de création artistique qui peut être dévorant au sein d’une société contemporaine également très narcissique. Alors oui, Mother ! nous brûle le corps, nous déchire l’âme et nous lacère le cœur.

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